Le meilleur livre de Tim Ingold vient d'être traduit en français : à la fois son traité de la méthode et son ouvrage le plus spéculatif.

* L'auteur de ce compte-rendu a effectué, à titre bénévole, une relecture de la traduction française du livre chroniqué, préalablement à sa publication.

 

Oserait-on le dire ? Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture est sans doute le meilleur livre de Tim Ingold. Non seulement le meilleur parmi ceux qui ont été traduits en français à ce jour – et il faut saluer les traducteurs qui ont fort bien servi leur auteur (Pierre Madelin, Sophie Renaut, et, ici, Hervé Gosselin) –, mais le meilleur parmi tous ceux que Tim Ingold a pu publier depuis le début de sa carrière   . Figure majeure de l’anthropologie mondiale, Tim Ingold nous livre enfin ce qu’il appelle lui-même dans la Préface sa "profession de foi philosophique" – à la fois son traité de la méthode, et son ouvrage le plus spéculatif.

Issu d’un cours que l’auteur a délivré pendant plusieurs années à des étudiants de 3ème et de 4ème cycles à l’université d’Aberdeen, en Écosse, où il officie toujours, l’objet du livre de Tim Ingold est d’étudier conjointement les quatre A de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’art et de  l’architecture, en s’efforçant à la fois de renouveler le type d’approche qui prédomine dans chacune de ces disciplines, et en montrant qu’un tel renouvellement est de nature à brouiller les frontières hâtivement tracées entre chacune d’elle. Pour le dire autrement (d’une formule qui apparaîtra quelque peu énigmatique à ce stade), il s’agit d’apprendre à faire autrement de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’art et de l’architecture, en apprenant, à chaque fois, ce que faire veut dire.

 

Qu’est-ce que faire ?

On croit d’ordinaire que l’activité de fabrication peut être pensée en termes de projets. Faire quelque chose, dira-t-on, implique d’abord d’avoir une idée en tête de ce que l'on veut réaliser, puis de se procurer les matières premières nécessaires à cette réalisation. Et le travail s’achève lorsque les matières ont pris la forme qu’on voulait leur donner. Nous disons alors que nous avons produit un artefact. Un morceau de pierre devient une hache, un tas d'argile un pot, du métal fondu une épée. Dans les écrits théoriques, cette pensée est connue sous le nom d'hylémorphisme, du grec hyle (matière) et morphe (forme). Lorsque nous lisons que, dans la fabrication d'artefacts, les praticiens imposent des formes issues de leur esprit à une matière du monde extérieur, nous avons affaire à une conception hylémorphique.

Au rebours de cette conception, Tim Ingold entend penser le faire comme un processus de croissance, par lequel l’agent est situé d’emblée au milieu des matières actives (et non pas inertes ou passives, attendant de recevoir une forme de l’extérieur). Faire consiste à unir des forces, à composer des forces différentes, à ajouter sa propre force aux forces et aux énergies déjà en jeu. Lorsqu’un fabricant, quel qu’il soit, crée une œuvre, il n’a pas d’abord une forme (ou un projet) présent à l’esprit qu’il imposerait ensuite  à la matière : l’œuvre résulte bien plutôt de l’engagement du fabricant avec la matière elle-même.

Il est difficile pour un lecteur français de ne pas immédiatement songer, en prenant connaissance de cette théorie du faire, à la théorie de la morphogenèse de Gilbert Simondon. Et de fait Tim Ingold y renvoie avec insistance (en l’associant, à juste titre, à la théorie, d’inspiration fort proche, que développent Deleuze et Guattari dans certaines pages de Mille plateaux), en notant que la thèse de Simondon publiée en 1964 sous le titre de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information "peut potentiellement révolutionner" la recherche en anthropologie.

Qu’est-ce que fabriquer une brique selon Gilbert Simondon ? N’est-ce pas, après tout, presser de l’argile dans un moule – imposer une forme à une matière ? Voilà qui serait trop vite dit ! En fait, il faut noter, tout d’abord, que le moule n'est pas une abstraction géométrique mais une construction solide qui a elle-même fait l'objet d'une fabrication à partir d'un matériau spécifique (traditionnellement, du bois dur, tel que le hêtre). Ensuite, il faut tenir compte du fait que l'argile dont il est question n'est pas lui-même une matière à l’état brut : après avoir été extrait de la terre, il a fallu, pour la rendre utilisable, la broyer et la tamiser afin d'enlever les pierres et autres impuretés, et enfin la pétrir complètement. Il est donc erroné de croire qu’au cours du moulage d'une brique, on assiste simplement à l’union d’une forme et d’une matière. Nous avons bien plutôt affaire à un processus mettant en relation deux demi-chaînes de transformation (la construction du moule, d’un côté, et la préparation de l'argile, de l’autre) de sorte à les rendre compatibles l'une avec l'autre : il faut que l'argile soit préparée de sorte à pouvoir être accueillie par le moule, et que le moule soit construit de sorte à pouvoir accueillir l'argile. Enfin, au point de rencontre des deux, quand le bloc d’argile reçoit la déformation finale qui lui permet de remplir le moule, il faut observer la force expressive du geste de l’ouvrier qui se propage dans l'argile en expansion, laquelle vient se heurter à la résistance des parois en bois dur du moule. "La brique, avec sa forme rectangulaire caractéristique", conclut Tim Ingold, "n'est donc pas le résultat d'une imposition de la forme sur la matière mais d'une contra-position égale de forces opposées immanentes de l'argile et du moule."  

Tout le programme de Tim Ingold est de montrer l’usage que l’on peut et doit faire de cette théorie du faire en anthropologie, en archéologie, en art et en architecture. Faute de place nous limiterons notre présentation à l’archéologie et à l’architecture, en laissant au lecteur le soin et le plaisir de découvrir par lui-même les bénéfices de l’application de la théorie morphogénétique dans le domaine. de l'art, et en consacrant notre conclusion à de brèves remaques touchant l'anthropologie.

 

A comme archéologie

Soit un biface, c’est-à-dire un morceau de silex comportant deux côtés convexes, dont l'un est un plus proéminent que l'autre, lesquels se rencontrent pour former une sorte de bosse qui se rétrécit elle-même pour devenir une pointe ronde. L’objet a été très en usage durant toute la préhistoire. Les fouilles ont pu révéler certains bifaces étaient encore fabriqués il y a seulement 128 000 ans. S’agit-il d’un artefact qui serait le produit d’une activité intentionnelle ? Nul doute sur ce point, mais la question est de savoir sir le biface a préexisté dans l’esprit de ceux qui l’ont fabriqué sous la forme d’un projet avant de se matérialiser sous la forme d’un artefact achevé.

Et c’est là que la théorie morphogénétique de Simondon peut trouver une application : si l’on tient compte premièrement, de la musculature et de la morphologie de la main, deuxièmement, de la dynamique gestuelle consistant à enlever des éclats, et, troisièmement, de la friabilité du matériau lui-même, il est à peu près inévitable qu'un morceau de rocher tenu à la main, dont on prélève un certain nombre d’éclats, finisse par prendre la forme d'un biface. La forme n'était donc pas imposée au matériau ; elle est bien plutôt le résultat du processus d'élimination des éclats. Mieux encore : ce n’est pas seulement la symétrie de la forme qui peut être attribuée à celle du corps qui travaille la pierre, mais encore son asymétrie, laquelle a pour cause la différence entre la main dominante et la main dominée. La forme du biface est une forme émergente, et non pas imposée.

 

A comme architecture

L’architecture offre elle aussi un terrain privilégié à l’application de la théorie de la correspondance avec les matériaux, comme l’appelle Tim Ingold, pour rendre compte de l’activité de fabrication qui y a cours. Qu’est-ce que bâtir un édifice ? Depuis longtemps, les professionnels de l’architecture estiment que tout le prestige de leur travail créatif réside dans l’élaboration du projet, et que les phases de construction qui s’ensuivent n’ajoutent, à sa réalisation, rien de plus que briques et mortier. L’architecte voudrait croire que l’édifice achevé n'est que la cristallisation d'un projet originel, où tous les éléments ont fini par trouver la place qui leur revient. Il en va ici comme dans un puzzle : ajoutez lui ou retirez lui une seule pièce, et c’est la structure qui est alors affectée. Idéalement, une fois terminé, l’édifice devrait conserver éternellement la forme conçue par l'architecte.

En admettant que les choses puissent se passer réellement ainsi à l’époque moderne, il est assurément erroné de croire que c’est de cette manière que les cathédrales du Moyen Âge – pour prendre un exemple frappant – ont été édifiées. La question de savoir s’il existait des plans et des dessins préparatoires pour les édifices médiévaux tels que les cathédrales demeure controversée à ce jour, et les opinions d'experts varient grandement sur le sujet. Il est peu douteux que les bâtisseurs du Moyen Âge effectuaient des dessins. Ce qui l'est plus, c’est que l’un quelconque de ces dessins ait pu être considéré comme un plan, au sens strict d’une projection géométrique préalable de l’ouvrage envisagé. Tim Ingold s’emploie à démontrer que, pour les bâtisseurs du Moyen Âge, le dessin n'était pas la projection visuelle d'une idée déjà formée en esprit, mais un art beaucoup plus proche du tissage et du tressage de lignes. Les dessins d'architecture d'aujourd'hui, comportant un plan frontal ou latéral et des sections transversales établies à différentes échelles, définissent précisément la forme définitive de toute la structure. Par contraste, les bâtisseurs du Moyen Âge semblent avoir procédé autrement : par exemple le traçage de remplage de fenêtres était effectué à l’échelle 1/1 à même la pierre afin de pouvoir travailler certains détails, avant de le ciseler directement dans la pierre. Il n'existait pas de différence radicale entre dessiner et construire – comme si la première opération relevait exclusivement du domaine de la projection abstraite, et la seconde de l'exécution matérielle.

En bref, conclut Ingold, le travail de conception ne précédait pas la construction, car c'est précisément au fur et à mesure du travail d’édification, entres les mains compétentes des artisans, que les édifices du Moyen Âge étaient conçus. Des maçons qui les ont construits, l’on peut bien dire qu’ils les ont conçus en même temps qu’ils dessinaient, et qu'ils les dessinaient dans le même temps qu’ils les concevaient. Mais ce travail de conception, à l’instar des dessins qui étaient exécutés, ne correspondait pas à un projet intellectuel : il se réalisait au cours du travail proprement dit de construction.  

 

L’anthropologie comme art de l’enquête

L’objectif ultime d’Ingold, en montrant qu’il y a une créativité immanente à l’activité de fabrication, est aussi bien de modifier la façon dont nous pensons la relation entre penser et faire. À la question de savoir en quoi la relation entre les deux, les théoriciens et les praticiens répondent d’ordinaire différemment. On aurait tort de croire que le premier ne fait que penser tandis que le second ne fait qu'agir : en vérité, l'un fait en pensant tandis que l'autre pense en agissant. Le théoricien pense dans sa tête et applique ensuite ses manières de penser à la substance matérielle du monde. Par contraste, le praticien cherche à laisser la connaissance croître à la faveur d'une observation et d'un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l'entourent. C’est cette pratique qu’Ingold baptise du nom de l'art de l'enquête.

Dans l'art de l'enquête, explique-t-il, le développement de la pensée accompagne et répond continuellement aux flux des matériaux avec lesquels nous travaillons. Ces matériaux pensent en nous comme nous pensons à travers eux. Ici, chaque mise en œuvre constitue une expérimentation, non pas au sens où l’entendent les sciences de la nature (comme mise à l’épreuve d’hypothèses prédéfinies), et pas davantage au sens technologique d’une confrontation entre des idées "dans la tête" et des faits "sur le terrain", mais plutôt au sens d’un éclaireur qui fraye un chemin et poursuit sa route pour voir où elle le conduit. Expérimenter, c’est tenter certaines choses et observer ce qui arrive. Ainsi, l'art de l'enquête en anthropologie avance et se transforme en temps réel, en se mettant au diapason de la vie de celles et ceux avec lesquels l’enquêteur est en contact, et plus largement du monde auquel tous appartiennent. Plutôt que de leur embrayer le pas en reprenant à son compte leurs plans et leurs prédictions, l’art de l’enquête s’efforce de partager leurs rêves et leurs espoirs.

Mettre en œuvre cette méthode ne revient pas à décrire le monde ou à le représenter, mais demande à apprendre à voir ce qui se passe autour de nous de sorte à pouvoir, en retour, lui répondre. Autrement dit, c’est établir une relation avec le monde qu’Ingold appelle une relation de correspondance. C'est en ce sens que l'on peut dire de l'anthropologie qu’elle est un art de l'enquête. Cette dernière est requise non pour accumuler de plus en plus d'informations sur le monde, mais pour mieux correspondre avec lui