Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. À l'occasion de la Journée des Femmes, revenons sur l'expression très médiévale de « femme au foyer » !

La « femme au foyer » : l'expression a la vie dure, et l'on débat beaucoup en ce moment pour savoir s'il s'agit ou non d'un métier. Mais pourquoi « au foyer » ? D'où vient ce lien entre la femme et le feu ?

 

 

L'invention du foyer

À l'époque mérovingienne, le foyer est généralement à l'extérieur de la maison : à l'époque, personne n'est « au foyer », homme ou femme. Le feu ne rentre dans la maison que progressivement, à partir du Xe et surtout du XIe siècle. C'est beaucoup plus pratique pour cuisiner, bien sûr, et pour chauffer la maison, mais ça pose d'autres problèmes, notamment d'incendies et d'accidents. À partir du XIIe siècle commence à se diffuser la cheminée, d'abord dans les demeures riches, puis peu à peu dans le reste de la société. Au même moment apparaît, dans un espace qui va de l'Alsace à la Russie, le poêle, d'argile puis de faïence, beaucoup plus efficace pour diffuser la chaleur.

Dans les maisons des gens normaux, il n'y a qu'une seule pièce, celle du feu : c'est là qu'on cuisine, qu'on mange, qu'on dort, tous ensemble, pour profiter de la chaleur des braises. C'est là qu'on vit : le soir, la veillée au coin du feu rassemble les membres du village pour un conte.

À cette date, le feu est devenu le symbole de la maison et de la famille qui y vit. Les impôts ne s'y trompent pas : on voit apparaître des recensements par foyer, qui devient du coup l'unité fiscale de référence – c'est encore le cas aujourd'hui.


La reine du feu

Or la maison est, depuis plusieurs siècles au moins, le domaine d'action de la femme : c'est elle qui doit prendre en charge l'essentiel des tâches domestiques, de la préparation du repas à l'éducation des enfants. A partir du XIIe-XIIIe siècle, cette mission commence à être exprimée en termes de foyer : symboliquement, la femme devient la maîtresse du feu. C'est elle qui doit l'allumer, elle qui doit l'entretenir. Un rôle qui est très valorisant : à la fin du XVe siècle, le roman satirique la Nef des Fous écrit que « le fief de l'épouse est le coin du feu », ce qui revient à faire de la femme une reine domestique.

Le feu, de plus en plus, est associé à la femme. De nombreux fabliaux mettent par exemple en scène des hommes qui sont incapables d'allumer le foyer : ils essaient, galèrent, s'énervent, jusqu'à ce qu'arrive la femme qui en un tour de main rallume le feu. Ce n'est pas une question de tâches ménagères : dans ces textes, on voit des hommes cuisiner, mettre la table, débarrasser, mais le feu, c'est toujours la femme qui s'en occupe. Malheur à l'homme qui tente de le faire : il tombe dedans, brûle sa barbe... ou met si longtemps à l'allumer que sa femme a le temps de cacher son amant sous son lit. Dans les traités médicaux, on explique qu'il faut des grands feux pour faciliter les accouchements. On utilise les feux pour chauffer l'eau du bain, activité typiquement féminine, puisqu'on dit que la femme a une nature humide. On attribue au feu des vertus typiquement féminines : le feu devient un symbole de fécondité, d'hospitalité, de générosité.

Mais aussi de sexualité, ce qui est nouveau, puisqu'auparavant les femmes qui s'occupaient du feu étaient plutôt associées à la chasteté (pensez aux Vestales dans l'antiquité romaine). Ça change au cours du Moyen Âge : dans les romans arthuriens, le désir amoureux est toujours exprimé en termes de feu, de flamme, d'incendie. Or, évidemment, la femme est associée à la sexualité pendant toute l'époque médiévale : elle est censée avoir des désirs passionnés, qui la poussent à tromper son mari. Comme le dit un fabliau, elle est « Vénus aux fesses inflammables » – je vous jure que je n'invente pas. Bref, comme le feu, elle est brûlante, séductrice, traîtresse, dangereuse, et comme le feu, il faut la surveiller. Du coup, pour le mari, mieux vaut garder sa femme sous bonne garde, voire sous clé : de la reine du feu, on passe à la femme au foyer.


Tenir le foyer

À partir de là, on commence à affirmer qu'il y a un lien entre son foyer et la nature de sa femme : un dicton populaire affirme par exemple que « cheminée fumeuse, femme querelleuse ! ». Au contraire, la bonne épouse saura veiller au bon entretien du feu. Au XIVe siècle, le Ménagier de Paris – un traité d'économie domestique écrit par un bourgeois de Paris pour sa jeune épouse – donne comme conseil à la femme : « gardez en hiver un bon feu sans fumée ». La fin de la citation vaut la peine : « couchez votre mari, bien couvert, entre vos mamelles, pour mieux l'ensorceler ». Le cocooning au XIVe siècle...

Plus sérieusement, ce lien entre la femme, le sexe conjugal et l'entretien du foyer contribue de plus en plus à associer la femme et la maison, ce chez soi qu'elle doit gérer, entretenir, mais qui l'enferme également – Annie Ernaux a bien décrit le poids des tâches ménagères, qui peuvent devenir un fardeau difficile à gérer.

Le Ménagier de Paris a bien conscience de ce risque : il rappelle que la femme « ne doit pas rester à la maison, à regarder le feu », mais qu'il faut qu'elle sorte de chez elle. Sinon, « on se moquera d'elle » : on sait qu'encore aujourd'hui, les femmes au foyer sont en butte aux moqueries de celles qui travaillent.

 

Tout feu tout femme

On dit souvent que le Moyen Âge est une époque misogyne. C'est largement vrai. Mais ce qui est fascinant, bien sûr, c'est qu'aujourd'hui on a gardé le pire des deux images : la femme au foyer est méprisée – alors que son rôle a une utilité sociale et économique majeure. Et en même temps, le feu est devenu une activité masculine : le barbecue est un grand moment de sexisme, puisque seules 8 % des femmes s'occupent du feu...

Bref, il est probablement plus que temps de se rappeler que la femme est une reine du feu.

 

Pour aller plus loin :

- Jean-Pierre Leguay, Le Feu au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

- Marie-Thérèse Lorcin, « Le feu apprivoisé. L'homme, la femme et le feu dans les fabliaux », Revue Historique, T. 268, Fasc. 1 (543), 1982, p. 3-15.

- Le Ménagier de Paris est en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k831118/f5.image

 

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