Au XVIe siècle, la compagnie des Salviati installée à Lyon symbolise le succès des marchands internationaux italiens.

Les marchands et banquiers italiens de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance sont des objets de fascination pour les historiens depuis le renouveau des études italiennes en France et en particulier les travaux fondateur d’Yves Renouard   . Ils représentent le développement du commerce international, et leur succès à l’échelle de l’Europe a fait l’objet de nombreux travaux. Leur étude a été rendue possible par la conservation de fonds exceptionnels : des lettres marchandes par centaines, une infime proportion de celles qui se sont réellement échangées, mais qui permettent malgré tout d’avoir un tableau extrêmement vivant des échanges commerciaux en Italie et en Europe. Ce sont également les comptabilités de certaines maisons qui ont fait l’objet d’études approfondies, les archives diverses de ces entreprises commerciales et financières. Parmi ces archives exceptionnelles, celles des Salviati n’en finit pas de livrer des enseignements, à mesure que cette riche et abondante documentation est étudiée par des chercheurs de différentes générations, regroupés notamment dans le cadre du programme de recherche ENPrESa   . La thèse de Nadia Matringe, soutenue en 2013 et dont est tiré cet ouvrage sur la filiale lyonnaise des Salviati, nous livre un des accomplissements les plus récents de ces études   .

Avertissons tout de suite les lecteurs : les sources utilisées pour ce travail, les fonds privés de l’entreprise des Salviati, les livres de comptes et la correspondance commerciale, sont particulièrement austères et nécessitent des connaissances techniques pointues. L’auteure, par le biais de schémas et d’encarts explicatifs, a fait un effort louable pour rendre certains points accessibles. Il n’empêche que l’étude des pratiques comptables et des mécanismes économiques qui apparaissent dans cette documentation n’est pas aisée à transmettre à un large public. Nous allons nous en tenir ici aux conclusions générales ; il ne s’agit pas de rentrer dans le détail des mécanismes, mais de comprendre comment ce livre apporte une contribution majeure à l’histoire de l’économie du XVIe siècle et permet de réévaluer la place de Lyon et des compagnies marchandes italiennes dans cette histoire.

Les Salviati sont l’une des principales familles patriciennes marchandes de Florence, des acteurs majeurs du commerce international. Le travail de N. Matringe se concentre sur les années 1540, en raison de la densité des sources, mais aussi en raison de la stabilité de la position des Salviati à Lyon, une compagnie qui est à ce moment en pleine expansion et bénéficie du contexte de croissance économique générale. Organisés en filiales, les Salviati ont depuis 1508 une compagnie à Lyon, qui est au xve et au xvie siècle un carrefour commercial majeur en Europe. Si le commerce international de cette ville a fait l’objet de nombreuses études, peu d’entre elles avant une période récente ont pris en considération les sources non lyonnaises pour appréhender les réseaux et les échanges de Lyon avec le reste de l’Europe, ce qui apparaît comme un véritable paradoxe   . Il s’agit, à partir de la documentation commerciale d’une compagnie, de réévaluer la position de Lyon dans le commerce international, les stratégies des maisons commerciales italiennes tout en accordant une importance particulière aux acteurs, plutôt qu’à l’étude des grands mouvements économiques.

Grâce à une maîtrise impressionnante des sources qu’elle utilise, l’auteure parvient à restituer les pratiques commerciales et sociales de la compagnie lyonnaise des Salviati. De façon quasi-systématique, son approche amène également à réviser en profondeur certaines positions que l’historiographie avait considérées comme acquises.

 

Une organisation souple

Un premier ensemble de conclusions concerne l’organisation interne de la compagnie lyonnaise. L’examen des comptabilités a permis de montrer à quel point cette organisation était flexible et pouvait s’adapter aux conditions du lieu où la compagnie était implantée. Les historiens ont longtemps eu tendance à distinguer de façon très rigide les pratiques marchandes toscanes, vénitiennes ou génoises. Or, il ne s’agit pas d’une structure rigide, dont les règles seraient fixées par une supposée « tradition nationale ». Le but des opérations comptables n’ont d’ailleurs pas pour but, comme certaines théories économiques pourraient le laisser penser, d’optimiser le profit, mais de sécuriser les opérations et la circulation des capitaux. Cette volonté de sécurité entraîne une grande adaptabilité et se ressent également dans l’organisation des relations entre les acteurs économiques.

La coordination des activités est un enjeu majeur pour ces compagnies qui se déploient à l’échelle de l’Europe. La pratique de la commission est particulièrement développée : les Salviati confient très fréquemment la gestion de leurs affaires à un tiers, connaisseur des conditions économiques locales. Cela leur permet de garder une marge de manœuvre importante face aux fluctuations économiques, à la distance géographique et de tirer profit des connaissances et de l’habileté de leurs agents. Les passages sur la circulation de l’information et la gestion de l’aléa dans les relations d’affaires sont particulièrement clairs et stimulants. Ils invitent à remettre sérieusement en question les hypothèses de rationalité et de partage complet et homogène de l’information pour l’époque moderne… Mais cette réflexion pourrait également être étendue à tout système économique, même le plus contemporain.

Sur le contenu concret des affaires, l’auteure remet également en cause les présupposés d’une longue historiographie qui a considéré que la prospérité italienne à Lyon reposait sur leur monopolisation du commerce du luxe. Elle montre ainsi que les Salviati à Lyon se sont certes impliqués dans le commerce du luxe, de la soie et des épices notamment, mais pas de façon aussi exclusive qu’on le pensait. Ils ont en effet diversifié leur activité de façon massive en direction notamment du commerce des peaux domestiques, destinées à la consommation de masse. La diversification leur permet de pallier les risques des fluctuations économiques. Un chapitre est également consacré aux emprunts royaux, ce qui permet de voir comment ces hommes d’affaires ont contribué à l’institutionnalisation d’une dette publique consolidée. Il s’agit d’une histoire qui mérite d’être rapprochée des tentatives pour une histoire de long terme de la dette publique en Europe   .

 

Une histoire revisitée de l’innovation bancaire et de l’intégration commerciale

Le dernier chapitre s’intéresse particulièrement à la question des retards et des innovations bancaires, mais il s’agit finalement d’une question présente en filigrane dans de nombreux développements de cet ouvrage. L’auteure s’attaque là aussi à une historiographie qui présente les Italiens, et particulièrement les Génois, ainsi que les Flamands, comme les moteurs de l’innovation bancaire, alors que les Français seraient fondamentalement en retard sur leurs collègues.

En réalité, l’auteure parvient à montrer de façon convaincante que ces idées reçues n’ont pas de sens dans ce système fondamentalement souple. Les instruments utilisés le sont par des groupes d’acteurs divers en fonction du contexte et de la nature des opérations. Même les Italiens font parfois du troc ou du transfert d’espèces, même les Français ont parfois recours à des outils financiers sophistiqués. Le domaine du change est propice à ce genre d’échanges de techniques. Certes, les Italiens ont tendance à regarder de haut les Français dont les connaissances techniques seraient inférieures aux leurs. Pour autant, ces mêmes marchands français sont des intermédiaires indispensables et familiers des instruments du change dans leurs relations avec les Italiens.

Ces éléments vont de pair avec l’insistance de l’auteure sur l’importance des intermédiaires et partenaires français dans tous les domaines économiques et financiers, y compris localement. Là aussi, l’historiographie, qui avait relégué les Français à des rôles subalternes, avait considéré que les Italiens n’avaient pas vraiment d’implantation dans le commerce local, préférant les transactions relevant du grand commerce. Or, les Salviati ont un réseau commercial très développé à Lyon même, parmi les marchands de plus petit calibre ou les artisans, et dans le marché national français. Il n’existe donc pas de frontière nette entre les marchands internationaux italiens et les marchands lyonnais. L’intégration des marchés à différentes échelles – internationale, nationale, locale – doit être prise en compte pour une meilleure compréhension du commerce international au XVIe siècle.

 

Lyon et sa centralité

Comprendre le fonctionnement interne de la compagnie, évaluer l’importance relative des différentes nations dans la diffusion des outils bancaires ou de l’intégration des marchés économiques, tout cela vise finalement à proposer une nouvelle histoire de la place lyonnaise au XVIe siècle. Il ne s’agit pas bien sûr de dire que Lyon n’était pas un centre majeur du commerce européen. Mais l’auteure cherche plutôt à ne pas considérer le passage par Lyon comme inévitable ou acquis. Au contraire, l’étude du marché du change montre que les acteurs économiques s’adaptent, encore une fois, aux circonstances ; l’interdépendance du système européen du change les entraîne parfois à passer par d’autres places. La fonction de relais de Lyon entre l’Italie, Anvers et la péninsule ibérique est le résultat d’arbitrages et des relations entre les différentes places européennes. Surtout, l’auteure cherche à contrer l’idée d’une ville lyonnaise sous la domination sans partage des grands marchands italiens. Il existe une grande interdépendance des acteurs italiens et français, qui ne permet pas de voir la place dans un rôle purement passif.

 

On l’aura compris, cet ouvrage permet de revoir un certain nombre de présupposés de l’historiographie sur Lyon et sur les marchands italiens. De façon plus générale, il permet d’offrir une vue stimulante du grand commerce européen du XVIe siècle, un commerce qui s’articule entre des places fondamentalement interdépendantes et au sein desquelles les acteurs font preuve d’une grande adaptabilité, avec toujours le souci de la sécurité des investissements plutôt que de la maximisation des profits. Cette mise en perspective trouve d’évidents échos dans nos préoccupations contemporaines. Pour cette raison justement, on regrettera que l’ouvrage ne soit pas d’un accès plus aisé pour un public de non-spécialistes : si un effort a clairement été fait dans cette direction, la matière reste difficile d’accès pour des personnes n’ayant pas quelques notions sur l’organisation du commerce à l’époque moderne. Les riches annexes proposées en fin de volume éclairent bien le propos de l’auteure, mais la technicité des sources et des mécanismes évoqués empêchent souvent le lecteur non-averti de comprendre tous les tenants et aboutissants. La tâche était sans doute impossible, mais on ne peut qu’espérer de nouveaux développements dans ce sens, car en effet, la démonstration de l’auteure est extrêmement convaincante et offre des perspectives enthousiasmantes sur les études des pratiques économiques.