Un ouvrage d’intervention qui cherche à réhabiliter le sens authentique de la notion. Lecture recommandée.

Sans que nous n’y prêtions une suffisante attention, ces deux dernières décennies, le plus souvent à partir de la question du voile islamique, la laïcité est devenue en France un marqueur identitaire, une religion civile hostile à l’expression de l’appartenance religieuse dans la sphère publique. La neutralité de l’État, qu’instaure la loi de séparation de 1905, d’obligation pour les pouvoirs publics s’est transformée en contrainte pour les individus. La France, longtemps incarnation idéaltypique de l’universalisme des droits de l’homme, exprime désormais un inquiétant malaise devant l’altérité que les oripeaux « républicains » ne parviennent plus à dissimuler. On assiste ainsi à ce que Jean-Marc Ferry a suggestivement nommé la « disjonction de l’universel et du commun »   opérée par un « républicanisme de combat » (lequel confond sacralisation de la nation et amour de la République), qui invoque la laïcité comme un rempart contre le fondamentalisme alors qu’elle est avant tout l’expression d’une crispation francocentrée. Il est consternant que des idéologies d’exclusion profondément anti-républicaines témoignant de l’intolérance à la diversité visible, se réclament sans vergogne de la République, alors qu’au fond elles représentent une forme singulière de communautarisme.

La situation est d’autant plus préoccupante que cette laïcité identitaire est, avec des nuances, revendiquée aussi bien à gauche qu’à droite, imposant mezza voce l’idée d’une différence fondamentale entre « nous » et des populations, essentiellement définies comme musulmanes. C’est cette réalité que dénoncent les 18 contributeurs de cet ouvrage d’intervention dont l’unique préoccupation est d’alerter, tant qu’il en est encore temps, l’opinion publique. On ne trouvera donc pas dans ces textes, pour la plupart très brefs, une analyse en profondeur des causes de ce dévoiement, mais une déclaration d’amour à la véritable laïcité, celle qui s’abstient de scruter les intentions et de décider qu’elle a le droit d’interdire un comportement qu’elle soupçonne ne pas être librement choisi, se proposant ainsi de protéger les individus contre leurs propres erreurs.

Que peut, en effet, valoir le droit des uns de ne pas être exposé à la pression des jeunes filles voilées dans l’espace scolaire face à la restriction de liberté que d’autres subissent du fait de l’interdiction de le porter ? Si le simple fait que l’exercice d’une liberté représente un inconvénient pour les tiers en autorisait la suppression, nous ne vivrions plus dans une société libérale. Une laïcité tolérante (cette expression devrait être un pléonasme) exclut absolument de réserver le plein exercice de la citoyenneté aux seuls membres de la majorité religieuse et culturelle. C’est probablement là l’idée la plus forte de l’ouvrage.

Elle se retrouve clairement exprimée dans le texte d’ouverture signé d’Etienne Balibar. Ce dernier insiste opportunément sur la perversion consistant à faire de la laïcité un synonyme d’assimilation, les « populations d’origine étrangère (ce qui veut dire, en clair : coloniale et postcoloniale), étant toujours encore susceptibles, par leurs croyances religieuses de constituer un corps étranger au sein de la nation »   . Ainsi que le souligne Philippe Blanchet, cela revient à transformer « une notion inclusive et non discriminante en une notion qui exclut et qui discrimine »   . Ce qui se construit sous nos yeux ressemble ainsi de plus en plus à un « fondamentalisme républicain » (Pascal Blanchard) ou à une justification de « l’oppression du corps des femmes », telle qu’en avait ironiquement rendu compte Gayatri Spivak, évoquant la situation postcoloniale : « Des hommes blancs (européens) entreprennent de libérer les femmes de couleur (indigènes) de l’oppression que leur font subir les hommes de couleur (indigènes) »  

Défendre la laïcité devrait, au contraire, nous rendre attentif aux impératifs du pluralisme, comme le montrent Antoine Hennion et Pascal Tisserant dans leurs contributions   , en écho avec la suggestive formule de Pierre Bourdieu en 2002    : « La question patente – faut-il ou non accepter le port du voile dit islamique – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés nord-africains ? ». C’est d’ailleurs ce fil que tire opportunément Benjamin Stora.

Le titre choisi est parfaitement explicite : « D’une laïcité sans islam à une laïcité focalisée sur l’islam ». Son texte a le grand mérite de dégager sobrement l’importance de notre passé colonial, en particulier le fait que lorsque l‘Algérie était française, l’islam était folklorisé, « religion reléguée dans une sphère tellement peu visible de l’espace public qu’elle ne devait pas être traitée en tant que telle comme religion »   . Désormais l’insistance sur l’islam est le signe d’un douloureux refus de l’altérité, lequel fait écho à notre indigne traitement des populations autrefois colonisées.

Au total, un livre de combat pour réhabiliter la laïcité et également en faveur de la tolérance dans son acception la plus authentique