Une philosophie de la musique enregistrée, dont découle une analyse des tubes du rock par les concepts.

N’aurait–on lu que Platon, Arthur Schopenhauer ou Theodor W. Adorno, on aurait compris combien la musique importe à la philosophie. Elle importe au philosophe en vertu de sa conception de la cité, et du commun recherché pour elle : la musique rassemble, l’orchestre passe chez certain pour une métaphore de la société. Elle importe à la philosophie en ce qu’elle a donné lieu à des réflexions sur le temps, le rythme, l’écoute, etc.

Chacun pourrait encore nous reprocher de n’avoir pas cité de nombreux auteurs (Proust ou Bergson, Alessandro Baricco, etc.), mais le faire n’est justement pas nécessaire dans cette chronique, parce que le livre de Frédéric Bisson, membre du comité de rédaction de la revue Multitudes, philosophe moins sur la musique en général que sur la musique phonographique – c'est–à–dire la musique enregistrée et distribuée à plus ou moins grande échelle –, et en particulier le rock, pris ici comme un terme générique. Ce qui déplace la perspective et laisse le soin au lecteur de s’y intéresser, soit pour le commentaire musical des œuvres (le Velvet Underground, Radiohead, Sonic Youth, Beat It de Michael Jackson...), soit pour la philosophie que l’auteur en extrait, soit plus largement pour l’analyse d’une époque qui est celle du disque, de la fabrication d’une certaine intimité avec l’écoute. Car l'analyse ne laisse pas de doute sur la manière dont cette écoute a changé, et sans doute change encore, la vie des adolescents (à la manière du Tommy des Who courant follement au son des chansons de ce groupe) comme celle des adultes. 

 

L'importance de l'enregistrement

En première approche, c’est sans doute au Jean–Paul Sartre de La Nausée qu’il faut avoir recours pour appréhender philosophiquement ce phénomène, quoiqu’il s’agisse, dans ce roman, du jazz plutôt que du rock. Roquentin y réfléchit à sa condition au son de Some of These Days, enregistré par Sophie Tucker en 1926, un disque par ailleurs rayé à un certain endroit. Il est attentif au refrain, dont la propriété est « de se jeter en avant ». Mais surtout, il remarque que le disque déleste la musique de son côté matériel et des gestes des instrumentistes. Elle n’appartient plus à l’ordre du réel (sous–entendu le réel matériel). Quel est donc ce mode d’être d’une partition musicale, par le disque ?

La question est lancée. Elle nous renvoie cependant moins à la musique elle–même, examinée par un philosophe, qu’à la théorie de la musique. Et en cette matière, c’est moins à Platon, Schopenhauer et autres qu’il faut renvoyer qu’à la philosophie de l’esthétique du rock de l’auteur américain Theodore Gracyk, selon lequel l’identité du rock n’est pas stylistique mais ontologique : elle renvoie à une musique qui dépend essentiellement de la technologie d’enregistrement. On peut aussi renvoyer au travaux esthétiques de la philosophie analytique de Roger Pouivet, qui importe d’abord des Etats–Unis l’idée selon laquelle l’enregistrement est la nature même de l’œuvre rock, puis qui modifiera sa conception pour préciser que la valeur contestataire du rock est moins centrale que sa puissante influence normalisatrice. Si cet essai s’inscrit dans cette veine, c’est cependant avec originalité, puisque s’il s’apparente à un essai d’ontologie dont la portée est encore plus critique. Il démystifie le rock. De page en page, il montre que le rock n’est pas qu’un mouvement socio–politique, une rébellion de la jeunesse, mais l’invention de choses : les oeuvres–enregistrements, c'est–à–dire les œuvres qui sont constituées par leur enregistrement. 

 

Du disque au tube : à destination de la masse

On voit que l’inspiration première est largement transformée, puis amplifiée, d’ailleurs sous l’égide de la question de la reproductibilité technique, selon l’expression de Walter Benjamin. L’objet phonographique n’est évidemment pas réductible au disque plat que chacun connaît encore, voire aux CD ou aux fichiers numériques de nos jours. La musique rock pense musicalement avec des affects, mais le terme est ici générique. Non seulement il faut donc y ajouter les autres technologies, et les considérations sur la marché qui vont avec, mais il convient d’examiner comment il intensifie la vie ordinaire dans la mesure où il consiste en affects gravés sur le disque, dont les effets modifient les modes de vie, surtout lorsque l’œuvre devient un tube – selon ce terme qui désigne d’abord les cylindres du phonographe, avant de désigner un air à succès diffusé sur ce support. Encore importe–t–il de distinguer le standard du tube : tandis que le standard est impliqué dans un processus de modification permanente dans le même, et qu'il ne se répète qu’en différant toujours de lui–même, le tube se répète toujours identique à lui–même. C'est pourquoi le support phonographique conditionne l’existence même du tube. De surcroît, il produit une communauté virtuelle, dont la caractéristique est cependant d’être la communauté en essaim de ceux à qui le rock donne le sentiment d’une vie plus intense. 

Frédéric Bisson revient ainsi sur la possibilité d'envisager une philosophie de l’enregistrement, examinant sa portée économique (le centre de la musique devient la production, le studio, le montage), sociale et esthétique. Dans ce dessein, il faut d’abord se défaire du préjugé platonicien qui entoure cet aspect des choses musicales. L’enregistrement phonographique a longtemps été conçu de manière mimétique – on pourrait en dire autant d’un certain cinéma – comme une image affadie de la réalité musicale entière qu’est le concert. Dans cette perspective, l’enregistrement est donc déprécié. Dans un second temps, celui de la reconstruction, il importe alors de comprendre que l’enregistrement phonographique n’a pas seulement transformé le statut ontologique de la réception musicale : il a aussi transformé le statut ontologique des œuvres musicales, elles–mêmes. Il se voit alors reconnaître un pouvoir productif, puisqu’il est capable de transfigurer le quotidien.

 

L'écoute et l'usage

Frédéric Bisson résume ainsi sa thèse : l’œuvre musicale rock est définie par deux conditions nécessaires : 1 – Une œuvre rock existe en tant qu’enregistrement (elle est phono–accessible) ; 2 – Une œuvre rock est produite et diffusée dans le système mondialisé des arts de masse.

Enfin, il reconsidère le mode de réception de l’œuvre. S’appuyant sur Glenn Gould, selon lequel les concerts publics ne devaient pas survivre longtemps au XX° siècle, du moins sous leur forme actuelle, il précise que si avant l’ère phonographique on ne pouvait s’initier à une œuvre qu’au concert – avec ses effets d’épiphanie et de différentielle constants –, désormais, la phonographie permet d’ausculter l’objet. Elle permet de réécouter ce que l’on vient d’entendre, de revenir en arrière afin de repérer des événements imprévus dont le disque porte la trace (le cas examiné est Here Today des Beach Boys), de prêter l’oreille aux détails que l’écoute en concert ne permet pas de saisir. Cette fois la différence ne vient pas de l’enregistrement, mais de l’écoute.

Frédéric Bisson amplifie finalement sa perspective, en signalant que le cas de la musique – ce produit culturel spécifique – n’est en définitive qu’un cas remarquable d’un fonctionnement ontologique plus général, propre à l’ère technologique de l’enregistrement. Le téléphone portable, les réseaux électroniques, le CD, le Mp4, etc. impliquent de nouveaux usages qui troublent le quotidien aussi bien que l’événementiel. Pour revenir sur l’objet de cet ouvrage – dont les nombreuses références à des lectures philosophiques alourdissent le propos et semblent plutôt avoir valeur de légitimation –, la conclusion tirée par l’auteur est que la phonographie n’a pas banalisé la musique : elle a plutôt musicalisé le banal. Mais simultanément, la réception des œuvres est toujours potentiellement réappropriée en une multitude d’usages alternatifs qui les dévient de leur ligne normative. En cela les technologies de masse ne peuvent être considérées uniquement du point de vue de la massification qu’elles engendreraient. Il y a de la ruse et du braconnage chez l’amateur de rock