Une réédition pour rappeler que la perversion ne peut se penser qu’à partir d’une pratique éprouvée et un souci théorique exigeant.

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Pendant l’année 1965-1966, cinq psychanalystes proches de J. Lacan se réunirent pour soumettre chacun une de leurs communications à la réflexion de leurs confrères et amis. Dès la fin de l’année, le groupe décidait de rassembler ces travaux et de publier les échanges auxquels ils avaient donné lieu à savoir «  Etudes des perversions sexuelles à partir du fétichisme » (Guy Rosolato), « Remarques sur la féminité et ses avatars » (Piera Aulagnier-Spairani), « Le couple pervers » (Jean Clavreul), « De l’érotomanie » (François Perrier), et « Le problème anthropologique du fantasme » (Jean-Paul Valabrega).

L’ouvrage fut publié en 1967. La question qui, selon eux, rassemblait le mieux leurs différentes recherches était celle du désir et de la perversion, aussi le recueil fut-il intitulé Le Désir et la perversion. L’ouvrage était devenu inaccessible. La collection Points Essais des éditions du Seuil vient de rééditer ce symposium, remettant ainsi en lumière la vive réflexion du milieu des années 60.

 

Au commencement était le désaveu

Depuis l’article de Freud sur « Le fétichisme » (1927), c’est le fonctionnement de cette orientation sexuelle qui sert de matrice pour décrire les structures perverses. Pour Freud, chez le fétichiste, la différence sexuelle a fait l’objet d’une « Verleugnung », un « désaveu » dans la traduction française, à distinguer du « refoulement » névrotique (Verdrängung).

Dans son article, G. Rosolato s’intéresse à la spécificité du désaveu, rappelant qu’une « vision traumatique » a précédé ce rejet de la différence sexuelle resté « implicite ». Dans le refoulement névrotique, ce qui est rejeté, c’est l’affect associé à la découverte que la mère n’a pas de pénis, alors que ce qui est « désavoué » dans la structure perverse, c’est le « représentant » (Repräsentanz) de la différence sexuelle. Le terme de Freud – que Lacan traduit par « signifiant » - renvoie à l’idée que la présence du pénis chez l’homme, le fait de son manque chez la femme, se constituent l’un et l’autre par la différence qui les distingue. Au « représentant » de la différence sexuelle qu’il a désavoué, le fétichiste substitue le fétiche sur lequel il déplace son intérêt. En réalité, cette « forme-objet » cache la différence sexuelle tout en la donnant à voir dans le même temps. Le fétichiste oscille donc entre une croyance au « sens » d’un fétiche qui incarnerait la toute-puissance de celui dont il est l’attribut d’un côté, et le dévoilement du leurre de l’autre côté.

 

Quand G. Rosolato faisait osciller la théorie de désaveu

L’originalité de la thèse de G. Rosolato se perçoit mieux au regard des autres interventions du recueil. J. Clavreul, dans « Le couple pervers », présente le désaveu comme le rejet de la fonction du manque dans le désir. Dans la structure perverse, c’est la « présence » de l’objet qui causerait le désir, écrit-il, alors que G. Rosolato de son côté postule une « oscillation » entre les deux types de relations à l’« objet » du désir. Pour G. Rosolato, le sujet fétichiste « oscillerait » entre les deux interprétations du fétiche qu’il qualifie de « métaphorique » et « métonymique ».

L’« oscillation » de la structure psychique perverse se repère aussi dans la grande instabilité narcissique du sujet. Là où des sujets ayant eu accès au « représentant » de la différence peuvent soutenir l’alternance de l’apparition et de la disparition de l’objet du désir, le fétichiste s’identifie alternativement à ce qui peut causer la pleine érection du désir et à ce qui en suscite l’évanouissement.

L’autre aspect que G. Rosolato met en lumière, ce sont les répercussions du désaveu sur le plan intellectuel et idéologique. Car contester  la différence sexuelle, c’est rejeter une « Loi » à la croisée des chemins entre le registre scientifique et le registre moral. Sur ce plan, la réflexion de G. Rosolato est éclairée par celle de J. Clavreul qui signale dans son propre article l’inaptitude du pervers à admettre que, avant la révélation du fait que la mère n’a pas de pénis, il « ne savait pas ». Autrement dit, le sujet structuré par la perversion se démarque par la rigidité d’un savoir inaccessible au démenti des faits.

 

Ce que les femmes nous apprennent sur la perversion

Reste à savoir si le fétichisme doit rester l’axe privilégié pour penser la perversion. Cette orientation a été celle de la pensée analytique depuis l’article inaugural de Freud, mais G. Rosolato n’en fait pas une vérité constituée. En réunissant les travaux des quatre autres psychanalystes sous le titre Le Désir et la perversion, les auteurs s’autorisent à élargir le périmètre des manifestations perverses pouvant éclairer cette structure psychique. Pour P. Aulagnier, la question de la perversion renvoie à celle de la passion : « toute perversion est une passion », écrit-elle p. 77. Dans la passion en effet, la fonction du manque dans le désir est occultée et le sujet ne doute pas que ce qui cause son désir est « présent » dans l’objet de son désir ; la « féminité » serait à situer selon elle à rebours de cette tentation.

Piera Aulagnier se dissocie des discours convenus sur les différences entre la sexualité des hommes et des femmes – discours où l’on croit d’ailleurs reconnaître les thèses formulées par F. Dolto sur la sexualité féminine. Pour l’auteur de « Remarques sur la féminité et ses avatars », la « féminité » est le nom que l’on peut donner à l’objet qui cause le désir en tant qu’objet manquant. Afin d’accéder à la féminité, la petite fille doit renoncer à présentifier l’objet qui cause le désir et accepter d’entrer dans le jeu de paraître ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle n’a pas. Autrement dit, elle a à accepter de jouer un jeu de mascarade.

C’est encore aux femmes que s’intéresse F. Perrier dans sa communication sur l’érotomanie, cet état passionnel qui leur est propre, selon l’auteur. Des trois cas cliniques qu’il rapporte, il ressort à chaque fois que l’assise narcissique de ces femmes est défaillante : elles n’ont pas pu admettre que le « manque » dont elles sont porteuses est l’envers d’un objet dont la présence du pénis n’est que l’avers. Elles ne reconnaissent pas, à ce titre, que le manque dont elles sont porteuses peut être précisément cause d’un désir chez un partenaire. P. Aulagnier commente la communication de F. Perrier : la différence entre la structure perverse du fétichisme et l’érotomanie, c’est que le premier vient combler le manque par le fétiche tandis que dans l’érotomanie, la femme se met elle-même à cette place d’objet ne pouvant faire défaut.

Ce faisant, ces femmes érotomanes ouvrent une série de questions sur le désir et la perversion. Que nous apprennent-elles sur les hommes « de Bien », elles qui élisent si volontiers le médecin comme objet de leur passion ? En ce qui les concerne, sont-elles à situer du côté de la psychose, comme le pense J.-P. Valabrega, ou restent-elles sur une « crête » entre psychose et déséquilibre passionnel comme l’écrit F. Perrier ?  Les échanges entre les cinq analystes reflètent parfois des divergences, ils ne prétendent pas les résoudre, et la question de l’érotomanie fait partie des sujets qui resteront ouverts.

 

Déplacement du fétiche vers l’oeil

C’est un pas de côté que réalise J. Clavreul en se demandant si la structure perverse est compatible avec l’amour. D’ailleurs, n’est-ce pas le pervers qui parle le mieux de l’amour ? Et surtout, d’où vient l’extrême solidité de certains couples pervers ? Telles sont les questions que J. Clavreul choisit de poser, dérangeant un discours très balisé par la théorie du désaveu dans le fétichisme. Pour J. Clavreul, le désaveu ne prend sens que si l’on remet en place les autres repères de la structure perverse. Plus qu’au fétiche, c’est à l’œil de celui qui n’a pas consenti à se reconnaître comme trompé et à désavouer la toute-puissance du garant de son désir qu’il propose de reconnaître une « place problématique ». Car ce qui compte aussi, écrit J. Clavreul, c’est le regard dont l’enfant a été entouré (ou qu’il a perçu) alors qu’il refusait de reconnaître le manque, et tout particulièrement de le concevoir comme « cause » de désir. Aussi cet œil est-il le « vrai partenaire du pervers ». Parce qu’il s’est laissé séduire et fasciner, l’œil prouve que le registre de l’illusion existe, et toute la mascarade du pervers est un jeu où le sujet éprouve que l’illusion existe, quand bien même il n’a pas pu quant à lui donner au « représentant » de la différence sexuelle la même fonction que le névrosé.

Seul l’article de J.-P. Valabrega ne rejoint pas véritablement la question du désir et de la perversion. S’interrogeant sur le fantasme (ou « phantasme » comme il l’écrit), J.-P. Valabrega en appelle à une « anthropologie » de cette construction comparable au mythe. Si l’on peut repérer une loi qui présiderait à la formation du mythe comme à celle du fantasme, ce serait la loi du « retournement ». Ce à quoi J. Clavreul répond en soulignant la différence entre le concept anthropologique du mythe où quelque chose doit être dit, et la notion psychanalytique de fantasme où  quelque chose doit être tu. La cure analytique montre en tout cas que les moments où le fantasme peut se retourner sont à la fois des tournants de l’analyse, et des points où surgit l’angoisse, souligne le lecteur critique de J.-P. Valabrega.

 

1965-1966 : la grande époque de la psychanalyse

Nous sommes en 1965-1966. Les cinq auteurs ont fait partie de la troupe qui a suivi Jacques Lacan lorsque l’Association Psychanalytique Internationale (API) l’a exclu en 1953.  Tous les cinq s’étaient associés à la SPP créée par Jacques Lacan en 1953. En 1964, quand D. Lagache, Juliette Favez-Boutonnier et quelques autres créèrent l’Association Psychanalytique de France (APF), une « deuxième scission » a eu lieu. P. Aulganier, J. Clavreul, F. Perrier, et G. Rosolato et J.-P. Valabrega ont de nouveau suivi Lacan et participé à la Fondation de l’Ecole Freudienne de Paris. Mais l’APF a été rejointe par W. Granoff, l’un des trois élèves de J. Lacan qui, aux côtés de S. Leclaire et de F. Perrier, avaient fortement soutenu leur maître en 1953. Peu de temps après G. Rosolato a dénoncé à son tour une « dérive autoritaire » de Lacan et rejoint l’APF dès 1967. Deux ans plus tard, Piera Aulagnier, François Perrier et Jean-Paul Valabrega fonderont le Quatrième Groupe. 

Nous sommes en 1965-1966 donc. Les 5 psychanalystes qui se rencontrent sont proches de Lacan par les idées mais s’apprêtent à faire sécession. Les questions de la féminité et de la captation par l’image sont au cœur de leur actualité. W. Granoff et F. Perrier ont présenté leur Conférence sur Le Désir et le féminin cinq ans plus tôt et l’ont publiée en 1964 dans la revue Psychanalyse. L’article de Lacan « Hommage fait à M. Duras du Ravissement de Lol V. Stein » est paru en 1965, et le recueil de ses Ecrits paraîtra en 1966.

 

Quand le désir de théoriser n’était pas perverti

Que nous apporte aujourd’hui la relecture de ces travaux vieux de 40 ans réunis sous le titre Le Désir et la perversion ? L’assimilation de l’homosexualité à la perversion rappelle parfois la distance qui nous sépare de cette époque. Mais le plus souvent, la rigueur et la prudence avec laquelle ces cinq grands noms de la psychanalyse abordent leurs sujets les préservent des raccourcis et protègent leur pensée d’un vieillissement que l’on aurait pu craindre. Lorsque J. Clavreul parle d’un de ses patients homosexuels, c’est pour dire de lui qu’il « n’est pas un pervers », mais qu’il « a eu indiscutablement une phase perverse infantile ». Relevons aussi que les auteurs nous paraissent affranchis d’une auto-censure sans doute plus pensante cinquante ans plus tard. Mais surtout, le même J. Clavreul montre combien il est éloigné du confusionnisme contemporain lorsqu’il écrit un peu plus loin : « Il me paraît fécond de rapprocher de la problématique perverse ce qu’on observe dans la toxicomanie, particulièrement dans l’alcoolisme ». Combien de fois le « rapprochement » n’a-t-il pas donné lieu depuis à une assimilation entre toxicomanie et perversion, sous des plumes moins rigoureuses que celles de l’auteur du « couple pervers » ?

Bien des notations restent à méditer, telle celle-ci de Jean Clavreul sur la « désubjectivation » du pervers l’exposant au même anonymat que celui auquel confronte le fantasme. On se souvient en effet que le fantasme d’être battu par le père est regardé comme particulièrement éclairant depuis l’analyse qu’en a fait Freud, et qu’il permet de percevoir la tentation de l’anonymat dans le fantasme. Parmi les différents retournements auquel le fantasme de l’enfant battu donne lieu, la formule sous laquelle ce fantasme se fait le plus souvent connaître est traduite par une phrase où le sujet disparaît derrière l’anonymat du passif et du pronom indéfini : « un enfant est battu ».

Entre la prudence dictée par la rigueur et l’audace d’une hypothèse théorique, la voie est étroite. Tandis que J.-P. Valabrega se demande si la question de la passion est « recevable » dans le cadre d’une théorie psychanalytique, P. Aulagnier et F. Perrier s’autorisent à placer cette même passion au cœur de leurs exposés. Sans doute ces travaux sont-ils parfois très techniques et austères (ceux de G. Rosolato en particulier), mais la perversion telle qu’elle est conçue dans cet ouvrage a déjà moins vieilli que le concept flou de « perversion sociale » qu’un courant analytique relie aujourd’hui au capitalisme analysé au travers de l’abondance des « objets » (au sens le plus trivial du terme d’objet). A-t-on oublié que Lacan avait indiqué les précautions à prendre sur ce point en décrivant cette organisation sociétale comme un discours, jamais comme une série de comportements ?

La densité et la concision des travaux de P Aulagnier, J. Clavreul, F. Perrier, G. Rosolato et J.-P. Valabrega, la critique serrée des pairs est un rappel à l’ordre devant le bavardage auquel on assiste trop souvent depuis la diffusion d’un discours analytique de masse qui ne s’est pas tari malgré la marée montante des critiques dont la psychanalyse dans son ensemble fait l’objet. Que reste-t-il aujourd’hui des propositions théoriques des auteurs du Désir et la perversion ? Rares sont sans doute ceux qui se souviennent de l’oscillation « métaphorico-métonymique » théorisée par G. Rosolato. Pourtant, l’oscillation entre l’identification au fétiche comme objet incarnant la toute-puissance et comme objet dévoilant le leurre éviterait d’englober dans la catégorie de « Psychose Manicao-Dépressive » nombre de  sujets organisés avec des aménagements pervers. Et l’on peut parier que c’est à ce type de confusionnisme que les éditeurs de la collection Points Essai ont cherché à répondre en rééditant Le Désir et la perversion.