Laurent Bazin est anthropologue. Mohamed Bridji est refoulé de tous ses territoires, puisque ni la France ni l’Algérie ne lui reconnaissent de leur appartenir : la première l’a expulsé, la seconde n’aime pas les expulsés. Ensemble, ils ont fondé le site Leparia.fr.

Ce site, c’est l’histoire d’une rencontre de l’université et de la rue, et le point de départ d’une écriture de l’exil. Au milieu de toutes les publications sur les expulsions, les tentatives d’explication et de compréhension des choix politiques des États-nations, la démarche de Laurent Bazin et de Mohamed Bridji sort de l’ordinaire. Ils la présentent comme la tentative de produire une recherche « expérimentale et engagée », soucieuse de prendre position plutôt que de percevoir la rente de sa situation.

La conviction de départ est donc que comprendre l’exil suppose de faire œuvre de littérature. La sociologie et l’anthropologie réfléchissent depuis quelques temps à leur propre discours, laissant de côté, sans pour autant le négliger, l’appareil conceptuel qui en fonde la scientificité. La condition de l’exilé d’Alexis Nouss (MSH, 2015) développait la problématique, refusant d’employer le vocabulaire traditionnel (migrant, réfugié, immigré…), incapable de rendre compte de la réalité de l’expérience de l’exil, pour s’attacher aux écrivains de l’exil (Kafka, Celan, Benjamin…) qui en disent et en montrent le sens. Leparia fait aussi le pari d’une sociologie par l’écriture : « Écrire fait remonter des souvenirs que j’avais zappés, ou des choses auxquelles je n’avais plus prêté attention depuis longtemps. Des choses enfouies » souligne Mohamed Bridji. Or à travers son récit, « c’est un système qu’il s’agit d’éclairer, une logique de production en masse d’indésirables et de parias du monde contemporain qu’il faut comprendre, déconstruire et contester résolument. »  

Nous nous sommes rencontrés lors de la tenue du Premier Salon de la littérature d’exil, Littexil   qui se tenait à Paris le 11 décembre 2017.

 

Nonfiction : Pourquoi jugez-vous important de produire un récit alternatif, ou plutôt une nouvelle forme de récit, pour raconter la condition de ceux que la nation refuse d’admettre parmi elle ?

Laurent Bazin : C’est d’abord un nouveau territoire de l’écriture de l’anthropologie que met en place ce récit. Je le désigne par l’expression « écriture expérimentale ». Il ne s’agit nullement d’en rester à une histoire individuelle, mais à travers ce récit, de construire un modèle de compréhension des phénomènes identitaires en France et ailleurs, de leur reproduction en termes de domination.

Mohamed Bridji : Je ne représente que moi en racontant mon histoire, mais en faisant connaître ce qui m’est arrivé, je n’écris pas que pour moi. Je le fais pour tous les parias, les « broyés » : les gars de cité, les taulards, les immigrés, les réfugiés, les sans-papiers, les expulsés… Les discours généraux balaient leurs voix : on parle d’eux tout le temps dans les médias, mais on n’écoute jamais ce qu’ils ont à dire. C’est pour cela que je veux ouvrir ma gueule, et que Laurent veut ouvrir sa gueule : c’est un livre à deux voix. Je fais entendre la mienne, et il fait entendre sa voix d’anthropologue. On a écrit sur notre site : « ouvrir sa gueule, déballer la merde, se rebiffer ». En écrivant, je souhaite que mon histoire personnelle puisse aider à faire comprendre les choses, parce que j’ai quelque chose en commun avec tous. J’ai fait des erreurs dans ma vie. Je voudrais aussi éviter que d’autres, les jeunes surtout, commettent les mêmes erreurs.

Laurent Bazin : En général, dans notre domaine, l’intérêt d’un site internet est de promouvoir un livre à venir : cela consiste à offrir en partage quelques extraits de chapitres, en attente d’un « contre-don », pourrait-on dire pour citer Marcel Mauss, qui est de l’acheter pour en avoir l’intégrité. Mais si la plupart des sites ont pour vocation d’être des plateformes de promotion, l’objectif ici est différent. Le numérique, en offrant un autre rapport au temps et à l’espace, permet de multiplier les points de vue. Il n’y a pas que l’écriture qui s’expose, mais aussi d’autres sources qui permettent d’alimenter la réflexion : les hyperliens, les vidéos, les chansons... Le lieu de la lecture est repensé. A la place d’un livre qui se donne à lire sur l’axe progressiste de la chronologie, le site numérique ouvre à une lecture en constellation, à la perception plus complexe, puisqu’elle introduit plusieurs documents dans la temporalité de l’instant.

 

Mohamed Bridji, vous essayez donc d’agir sur le monde en racontant votre histoire.

Mohamed Bridji : C’est cela. On n’avance pas vite, mais cela fait du bien de raconter, de ne pas tout garder pour soi. Depuis que je travaille avec Laurent, j’ai pris l’habitude de noter toutes mes pensées sur mon téléphone. Je suis devenu quelqu’un. J’ai envie d’agir et de décider de ma vie. Il y a de la liberté dans l’écriture. Face à un langage d’intellectuels, je ne comprends pas toujours tout. J’ai beaucoup appris de Laurent et je lui ai appris beaucoup de choses aussi. Il m’a fait rencontrer ses collègues, il m’a fait connaître tous ces « grands » intellectuels comme Bourdieu, Balandier… Des gens qui se battent. Comprendre, entendre, c’est leur vie, c’est leur passion….

Pendant longtemps j’ai erré, et pas seulement dans la cité. Je n’allais nulle part, ou alors droit dans le mur. Je me désigne par le terme de « ex-taulard » : enfant, c’était la misère, alors on se débrouillait, puis c’est la délinquance. Tout a commencé avec des graffitis sur un arrêt de bus à Epinay. Des petits, pas de la bombe. C’est alors qu’ils sont arrivés et m’ont plaqué au sol, mis les menottes, fouillé au corps. Eux c’était la BAC. On était en... 1998. On m’a mis en garde à vue pour « entrave à la lisibilité publique ». Quand mon père est arrivé, ça s’est compliqué. Ils l’ont humilié lui aussi. Alors je me suis énervé, je leur ai dit de respecter mon père. J’ai récolté « outrage à agent ». Puis ça a continué. J’avais la haine, la rage. A l’école on m’a mis dans une classe pour non francophones. On venait tous d’ailleurs.

J’ai fait de la prison. C’est vrai qu’elle déshumanise. On se sent encore plus impuissant. Mais elle est aussi espace de relation à autrui. C’est ce qui fait tenir. On comprend aussi que la frontière vient des hommes, qu’elle n’est pas naturelle. J’ai rencontré Laurent et il m’a fait me rencontrer. Tout cela je le raconte sur notre site leparia : le paria, est moi.

 

Laurent Bazin, en ce moment même vous ne cessez de prendre des notes. Quel est le sens de votre projet ?

Laurent Bazin : Nous nous sommes jetés dans l’aventure du numérique. Pour une aventure c’en est une. Je ne connaissais rien à la construction d’un site internet, et avec la patience, le tâtonnement, j’ai fini par comprendre comment ça fonctionne – enfin pas tout !

Puisque l’on parle de frontière, il ne faut pas négliger cette parcellisation du savoir à laquelle nous devons l’éclatement des sciences humaines. On parle de travail collaboratif, et de fait chacun travaille dans son coin. Dans un article, j’écrivais en 2013 : « la notion d'identité nationale surgit au tournant des années 1990, est instituée par l'État, suscite d'interminables débats politico-médiatiques et se trouve nourrie et entretenue par le champ intellectuel. » Le résultat, c’est non seulement « chacun pour soi », mais une complaisance complice des intellectuels, à défaut d’analyser les processus globaux. Le retour du terme « ethnographie » et sa généralisation dans les sciences sociales traduisent bien la tendance à occulter les processus en se focalisant sur la description d’univers microsociaux. On fait une ethnographie de la chambre, du métro, de la machine à laver… Comme jadis l’ethnographie procédait à l’inventaire des sociétés colonisées tout en ignorant le contexte colonial.

De mon côté, je pense qu’il y a une globalité du contexte et que l’on ne saurait en rester au simple territoire français. Pour comprendre le monde actuel, nous sommes obligés de raisonner en termes globaux. Il faut comparer. Je l’ai fait à propos de la question de l’identité nationale. J’ai comparé trois pays : la Côte-d'Ivoire, la France, l’Ouzbékistan. J’ai conclu à ce sujet que : « les États contemporains se caractérisent par la formulation d'idéologies de l'identité nationale, sur laquelle des régimes politiques de nature très diverse tentent d'asseoir une légitimité émoussée par la mondialisation et le néolibéralisme, rompant ainsi avec à la période antérieure dominée par des idéologies nationalistes modernisatrices, où l'État affirmait sa souveraineté sur la maîtrise de l'économie et l'idée de transformer la société. » Mon travail avec Mohamed prolonge ce travail sur l’identité nationale, comme arme de guerre idéologique, aboutissant à la désintégration de la société.

 

Pourquoi avoir choisi comme titre un mot aussi fort que le « paria » ?

Laurent Bazin : Le paria, c’est celui que l’on exclut, mais c’est à l’origine l’intouchable dans le système des castes en Inde. On peut lire la définition suivante dans la base de données du Centre national de ressources textuelles et lexicales : « Individu n'appartenant à aucune caste, considéré comme un être impur dont le contact est une souillure et rejeté de ce fait par l'ensemble de la société. Synonyme : intouchable. Les castes inférieures, les parias, sont des êtres vils par nature; ils sont la chose des castes supérieures, dont les membres ont seuls conscience de la dignité de la personne ». Lorsqu’ils se sont constitués en mouvement politique, c’est-à-dire en sujet politique collectif, les intouchables se sont auto-désignés les Dalits, ce qui signifie « broyés, écrasés (du système) ».

Au contraire, à travers l’écriture, Mohamed cesse d’être l’objet des institutions (police, tribunaux, prison, expulsion) et se constitue en sujet. C’est en ce sens que nous avons choisi ce titre : leparia.fr. Les « parias » d’aujourd’hui sont le pur produit de l’ultralibéralisme. Ils sont rejetés dans les marges, altérisés, contenus au-delà des frontières géographiques, symboliques, administratives, religieuses, etc. Ce sont les murs que l’on dresse tout autour de l’Europe, c’est la construction de l’islam comme « problème » public, c’est aussi la frontière de plus en plus infranchissable entre les « français de souche » – terme introduit dans la terminologie scientifique par Michèle Tribalat, démographe… – et les autres. Dans une page du Monde du 14 octobre 2011 intitulée de manière significative : « L’islam reste une menace, les élites minimisent le danger de son expansion », Michèle Tribalat s’inscrivait d’emblée dans ce qui fait le cœur de la rhétorique du Front national depuis une vingtaine d’années.

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Aujourd’hui Mohamed, a donc trouvé un territoire : celui des mots. L’ex-taulard comme il se nomme non sans humour, a compris que la liberté était possible par sa rencontre avec Laurent, mais aussi qu’il habite désormais cette parole dont personne ne peut le dessaisir. Il s’est retrouvé dans ce lieu du net, avec la force des mots qui ont su réanimer son désir.

 

Sur les interviewés :

Mohamed Bridji, né en 1983 à Oran, est cuisinier de formation. Il a quitté l’Algérie avec ses parents à l’âge de sept ans. Il a ensuite vécu huit ans en Allemagne, puis en France depuis la fin 1997. Son enfance a été marquée par l’expérience de la misère et de l’instabilité résidentielle. Placé en foyer pour mineurs par les services sociaux français à l’âge de 15 ans, il a vécu une jeunesse insoumise qui l’a conduit à plusieurs reprises en prison. Privé de titre de séjour à la suite d’une incarcération de quatre ans, il est refoulé en 2012 vers l’Algérie qu’il ne connaît pas. De retour en France, il souhaite se consacrer à son métier : la cuisine. Il se bat pour obtenir le titre de séjour qui lui a été refusé.

Laurent Bazin, né en 1967, a vécu jusqu’à l’âge de sept ans à Kourou (Guyane). Son père est né à Alger et y a vécu jusqu’en 1962. Anthropologue chargé de recherche au CNRS [http://www.cessma.univ-paris-diderot.fr/spip.php?article248], il étudie depuis vingt-cinq ans les transformations du travail dans le contexte de la globalisation, en s’appuyant sur des enquêtes de terrain dans des sociétés très différentes : il a travaillé successivement sur la Côte d’Ivoire, la France, l’Ouzbékistan et enfin l’Algérie depuis 2011. Ses analyses l’ont conduit à comparer dans ces différentes situations l’irruption d’idéologies de l’identité nationale. Président de l’Association française des anthropologues de 2006 à 2011, il a pris position contre l’instauration d’un ministère de l’identité nationale en 2007, et essayé de fédérer les différents collectifs de chercheurs qui avaient exprimé leur opposition à ce ministère.