Au temps où la Pologne vivait derrière le rideau de fer, les journalistes Hanna Krall et Ryszard Kapuscinski utilisaient les anecdotes de la vie quotidienne pour faire passer des messages impossibles à véhiculer ouvertement

 

 

« J’ai découvert le monde à travers des gens comme Hanna Krall et Ryszard Kapuscinski. » Cette déclaration de Svetlana Alexievitch, figure de proue du reportage littéraire et prix Nobel de la littérature 2015, est une invitation à découvrir ces deux auteurs polonais légendaires dans leur pays et à peu près inconnus chez nous.

A l’initiative de la traductrice Margot Carlier, les éditions Noir sur Blanc publient un choix de leurs reportages : ceux de Ryszard Kapuscinski, qui fut aussi correspondant en Afrique, datent des années 50-60, et ceux de Hanna Krall des années 1970-80. Tous deux ont en commun de parvenir à décrire la vie en Pologne communiste en passant par l’anecdote et la vie quotidienne.

Impossible, en effet, en ce temps là de critiquer frontalement le régime. Alors avec leur grande sensibilité, Krall et Kapuscinski « passent en contrebande des idées générales en racontant l’histoire d’un individu » – individu aplati et barbouillé de gris par la machine totalitaire, mais qui, par une flamboyante revanche, regagne ses couleurs par le trait humaniste de ces peintres-reporters.

Comme ces trois ouvriers itinérants, qu’on croirait sortis d’un roman de Steinbeck, improbables nomades vivotant au gré de la demande dans les usines. « Monsieur, nous on ne cherche pas à grimper les échelons, on reste en bas, au rez-de-chaussée », dit l’un d’eux devant une limonade et une assiette de hareng écrasé offert par le reporter Kapuscinski, avant de reprendre sa route.

 

Destins de petites gens

Hanna Krall est aussi à l’écoute des petites gens : comme ce M. Praszczak, chef de gare à Bogdanowo. Doté d’une culture encyclopédique, ce dernier a gagné au « Grand jeu » télévisé (nous sommes là dans les années 70-80), et est traité par sa hiérarchie avec condescendance. Ailleurs, Krall reconstitue un fait divers avec différentes versions de l’affaire, celle d’une villageoise qui a piqué un million de zlotys dans la caisse de l’usine pour satisfaire son amant, un haut placé qui finalement s’en sort bien mieux qu’elle.

Au fil de ces morceaux de vie capturés en sillonnant la province polonaise, se dégage le tableau d’un pays en pleine transformation, paradis égalitaire sur le papier, enfer de pauvreté, d’ennui et de violence larvée dans la réalité.

Si les textes de Kapuscinski sont assez littéraires (« le reportage sérieux exige que l’on soit un tout petit peu romantique », disait-il), ceux d’Hanna Krall laissent poindre le goût amer de l’actualité, et pour cela ont été durement censurés, voire mis au pilon – ce qui n’a pas empêché l’écrivaine, qui vit toujours, de recourir à l’édition parallèle. Un pan de culture d’Europe à découvrir !