Histoire d'un jazz band entre brutalité carcérale et couloir de la mort, avec la drogue pour dénominateur commun.

Comme la plupart des bonnes idées, celle d’écrire l’histoire du San Quentin Jazz Band est née par hasard. C’est un disque du saxophoniste Franck Morgan qui séduit et intrigue Pierre Briançon. Il veut alors en savoir un peu plus sur le personnage, et réalise que trente années séparent son premier disque (datant de 1955) du second. "Je me suis mis à rechercher des interviews et des articles sur lui, nous confie l’auteur. Il parlait à plusieurs reprises de son séjour à San Quentin avec Art Pepper. Une fois, il mentionnait un certain Dupree Bolton – à la discographie pratiquement inconnue, et auquel un seul article avait jamais été consacré. Celui-ci parle du "long silence" de Dupree. Là, j'ai su que mes recherches pourraient se transformer en un livre." Le voici donc, bénéficiant d’une écriture précise, animée parfois d’émotions, mais qui ne s’encombre pas de pathos inutile. Elle nous raconte comment des hommes autant prisonniers que jazzmen ont réussi à (se) transmettre leur musique dans son essence la plus abrupte.

San Quentin est la plus ancienne prison californienne : elle isole les criminels depuis juillet 1852. Brutale, surpeuplée, elle est connue pour être le sujet de films en tout genre, mais aussi pour avoir accueilli des concerts de Johnny Cash en 1969 et, plus récemment, Metallica. Si la prison a déjà connu un big band durant la Seconde Guerre mondiale, elle soigne particulièrement sa tradition musicale depuis 1957, grâce à un nouveau directeur aux penchants mélomanes. Outre la possibilité d’apprendre à jouer des instruments, du ukulélé au saxophone, la music hour quotidienne permet aux prisonniers d’entraîner leurs talents. Le samedi soir, ils peuvent se produire sur la scène carcérale. C’est ainsi que les plus ou moins célèbres Art Pepper, Frank Morgan, Dupree Bolton et Frank Washington deviennent les héros de ce San Quentin Jazz Band, aux côtés d’inconnus comme Earl Anderza, Jimmy Bunn ou Nathaniel Meeks. Tous ou presque sont tombés pour affaires de drogues. Ce qui n’est pas un détail. L’auteur nous explique comment la prise d’héroïne et autres substances illicites faisait partie des conditions sine qua non d’entrée dans le "club" des musiciens du jazz américain. Parmi eux, l’éminent Charlie Parker, l’incontrôlable "Bird" du be-bop qui influença plusieurs générations de jazzmen. Ceux-ci sont vite dévorés par la drogue et comblent leur manque par des vols et autres agressions... pour se retrouver finalement derrière les barreaux. Ce qui ne les empêche pas, bien au contraire, de laisser libre cours à leur passion qui devient alors un projet commun quasi vital.

1962 marque l’apogée de ce jazz band carcéral. Ses meilleurs musiciens ont été réunis cette année-là, motivés non seulement par la musique mais aussi par l’espoir de s’échapper de la violence ambiante pendant quelques précieuses minutes. Ne restent de ces concerts que des sensations de bonheur, d’autant plus précieux qu’il ne s’inscrit pas dans le temps. À l’origine du récit de Briançon, il y a "la volonté d'essayer de restituer ce moment unique de musique, entre musiciens qui n'avaient jamais joué ensemble auparavant, et qui ne rejoueraient plus jamais ensemble ensuite". Mais comment faire renaître l’éphémère ? Comment raviver cette flamme sans l’inventer purement et simplement ?

Le journaliste chevronné qu’est Briançon a pris le parti de la documentation, complétée de témoignages tantôt anecdotiques, tantôt majeurs, toujours nécessaires. L’auteur a effectué un "travail d’enquête assez classique" : reportage à San Quentin, entretiens avec les témoins, étude studieuse dans les archives des services pénitenciers de Californie… San Quentin Jazz Band parle autant de musique que de ses vices, ses ombres, ses déchéances. La drogue, la prison, le racisme, la mort. 1962 est aussi l’année du record du nombre d’exécutions au sein de San Quentin. L’auteur revient sur les peines capitales en relatant entre autres celle d’Elisabeth "Ma" Duncan, condamnée pour le meurtre de sa belle-fille. "Death Row", le quartier des condamnés, n’est jamais loin, et "la présence de la chambre d'exécution hante la prison". Face à cette brutalité, "jouer envers et contre tout, répéter, écrire et composer, c’est pour nos jazzmen enfermés une question de survie", écrit Briançon. On découvre, chapitre après chapitre, les personnalités de chacun de ces musiciens épris de liberté. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. On nous raconte la suite, en liberté. Une liberté quelquefois glorieuse, souvent viciée.

On connaît le charisme d’Art Pepper (dont le séjour en prison n’a pas nui à sa notoriété) et l’attachement à la vie de Franck Morgan. Tous deux partagent "la rare caractéristique d'avoir survécu à San Quentin, à la fois musicalement, personnellement et physiquement". En revanche, la personnalité fantomatique de Dupree Bolton l’empêche d’être réellement reconnu, malgré quelques brillants enregistrements. On le voit errer et jouer de la trompette dans les rues de San Francisco jusqu’à son décès en 1993. Nathaniel Meeks ne sortira jamais vraiment de prison, sauf pour mourir. L’exigeant Jimmy Bunn ne jouera du piano plus que dans les bars, et sera même chauffeur pour des maisons de retraite. Franck Washington, qui a appris la contrebasse en prison, sombre dans l’anonymat à sa sortie de prison. Il est pourtant le seul survivant du groupe. Idem pour l’altiste Earl Anderza, dont la vie a été reconstituée "comme un puzzle", mort d’un cancer à 49 ans. De toute cette énergie et de cette rage de jouer ne reste plus que les souvenirs d’une fragile victoire. C’est néanmoins celle-ci que l’on retient grâce à ce récit, formidable témoignage qui réussit à "raconter cette collision d'étoiles sans lendemain".


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crédit photo : tspauld/flickr.com