Une contribution au débat sur la domination de l'Occident en forme de synthèse de l'oeuvre de l'anthropologue Jack Goody.

Ce livre de Jack Goody, traduit et publié par les Presses de Calisto à l’automne 2016, date de 2004. Il évalue les liens supposés du capitalisme avec l’essor et les valeurs morales de l’Europe. Goody avait déjà montré   que nos représentations sur l’Europe et sur d’autres régions (orientale, asiatique) s’appuyaient sur des analyses historiques peu rigoureuses.

Goody ne suppose pas que l’Europe est coupable d’une quelconque perversion du monde, par exemple en ayant engendré le capitalisme. Il reproche simplement à ses historiens d’être eurocentristes par naïveté universellement partagée. Ce qu’il explicite dès l’entrée de son ouvrage par une citation de Vico: « Toute nation [...] pense présomptueusement avoir inventé avant toutes les autres les commodités de la vie humaine ».

Il montre que le capitalisme a existé très tôt en Chine, contredisant les analyses qu’émet Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ; que l’industrie et l’individualisme ne se sont pas développés qu’en Europe ; que les villes et ports d’Europe, démographiquement marginaux face aux campagnes du Moyen-Âge, eurent plus d’influence que ces dernières sur le devenir du continent. Le commerce de marchandises dont elles vivaient s’accompagnait d’un commerce des idées: les marchands finissaient par partager des valeurs esthétiques et intellectuelles, indépendamment de leurs conceptions du monde ou de leurs religions. Le goût du luxe et de la connaissance était présent dans les réseaux de grands commerçants.

Goody fut un auteur prolixe, sur une variété de thèmes. Capitalisme et modernité a cet avantage de synthétiser ses recherches et sa pensée. Certes, l’écriture (un de ses thèmes phares) y est peu évoquée. Mais pour qui désire une introduction aux analyses de Goody en matière de parenté, de comparatisme historique, de rapport entre culture et technique, ce livre est un point d’entrée idéal. L’auteur souligne d’ailleurs qu’il l’adresse à un lecteur généraliste, et son introduction détaille en termes clairs l’objet de l’ouvrage.

Celui-ci débute par l’analyse des apports à la modernité de l’Europe médiévale. Après avoir présenté les thèses de divers historiens sur l’originalité supposée de l’Europe (science, technique, urbanisme), il s’attarde sur David Landes, un historien de l’économie. Ce dernier fait usage d’arguments culturels: pour Landes, le despotisme des pays orientaux, la résistance japonaise aux importations, la maîtrise démographique en Europe, l’individualisme britannique, la séparation du religieux et de l’étatique relèvent d’« idélogies sociale et politique » déterminantes   . Goody démontre les faiblesses de tels propos — Landes confond l’Angleterre et la Grande-Bretagne, ne voit pas ce que ce pays doit à l’Italie (le textile) ni à la Hollande (l’agriculture commerciale), ne sait pas que les Samouraï prônent un individualisme effectif, etc.

 

Une notion de culture problématique

Goody va plus loin: il explique que de tels raisonnements ne tiennent pas car ils s’appuient sur la notion de culture. Or « la ‘culture’ est une variable dénuée de sens parce qu’elle est attrape-tout, son usage empêchant de s’intéresser à des facteurs plus spécifiques   ». Pour lui, culture et social sont synonymes et renvoient au « comportement appris » (expression empruntée à Ruth Benedict qu’on retrouve fréquemment dans son œuvre), aux « valeurs et comportements internes qui guident une population ». Il sait que cette approche effraie les chercheurs car elle a « une odeur de souffre où se mêlent concepts de race et d’héritage et notion d’immuabilité ». En divers ouvrages, il explique qu’au contraire la culture est relativement plastique, en partie parce qu’elle est proche de la technique, qui se laisse difficilement cantonner dans une frontière. Voilà qui peut désarçonner. Pour Goody, la dimension spirituelle, voire immémoriale, de la culture relève du préjugé. La culture peut se désapprendre ou être profondément modifiée en quelques générations. Ainsi, elle ne peut servir de référence. Dans l’ouvrage Entre l’oralité et l’écriture, Goody rappelle que la culture s’offre souvent le luxe d’être contradictoire : la somme des représentations collectives qui la définissent ne vise pas la cohérence. La culture française est autant représentée par Zola que par le général Boulanger, par la République que par la colonisation.

Goody ne croit guère à la notion de rupture, préférant celle d’infléchissement, de lente évolution résultant d’une multiplicité de facteurs, comme il l’explique au sujet de la parenté dans L’Orient en Occident   . L’ouvrage Capitalisme et modernité généralise cette hypothèse.

Son plaidoyer s’adresse autant aux spécialistes (les historiens, économistes, philosophes, anthropologues) qu’à nous tous : si nous sommes persuadés de la force d’un concept, Goody montre qu’il relève souvent d’une glaise multiforme. Si nous croyons avoir trouvé un argument imparable, Goody exhibe un contre-exemple, ou montre que cet argument peut aussi mener à une conclusion contraire. Avec érudition, Goody nous propose dans ce livre de regarder les faits et de les interpréter le plus lucidement possible. Et d’oser étudier les autres et le passé comme nous analysons le présent: sans oublier ce qui relève de la communication, de l’échange (marchand inclus), de la technique, de l’industrie (jusqu’au luxe), de la guerre. Effectivement, Goody considère les rapports de force économiques et politiques (militaires inclus) comme des facteurs importants de la différenciation des pays ou « cultures » : une région du monde vassalisée ou colonisée aura plus de difficultés à profiter des dynamiques de l’échange (technique, industriel) que celle qui la domine et qui a les moyens de définir les règles de cet échange. C’est ce qui se passera à partir du 18 siècle, quand l’Europe tirera avantage de ses « voiles et canons »   .

Ainsi est-il inutile de solliciter la grande charte de 1215, l’idéal républicain de la Grèce ou de Rome ou les spécificités du christiannisme pour expliquer celles de l’Europe. Goody montre à quel point Landes tord l’histoire pour alimenter une idéologie: celle d’un marché économique fondé sur le libre échange, avec des pays immuables dotés d’une « essence » (Derrida se retournerait dans sa tombe, les anciens habitants d’Europe centrale aussi). La critique vaudrait pour un Chinois ou une Égyptienne qui auraient les mêmes prétentions de refondation historique et oublieraient Michel de Certeau : l’histoire s’écrit plus qu’elle n’est une description ou une reconstitution scientifique; sa fonction est moins d’expliquer le passé que de favoriser des systèmes de représentations contemporains.

 

Une relecture de l'histoire des découvertes scientifiques et techniques

Goody s’intéresse ensuite aux arguments qui sollicitent une histoire plus récente, qui sollicitent des faits intellectuels ou techniques originaux, comme la « révolution nautique » de Venise   , la Renaissance et la Réforme, l’éducation ou la naissance du capitalisme industriel. Il rappelle un point qui lui est cher: la boussole, la poudre à canon et le papier, trois des ingrédients essentiels à l’essor de l’Europe, viennent de Chine. Aussi, « sous ce rapport, l’Orient a contribué à l’expansion de l’Occident et à sa propre perte   ».

Au plan de l’éducation, son analyse est convaincante   mais aurait pu être augmentée d’une étude de l’évolution de la science proprement dite : certes, les historiens qu’il critique se réfèrent aussi peu que lui aux inventions mathématiques. Cependant, l’idée que le développement d’un pays se réduise à une « plus proche collaboration entre scientifiques et artisans   » peut laisser certains lecteurs sur leur faim.

Car les découvertes et méthodes de Galilée, Descartes, Leibniz ont profondément changé la face du monde. L’influence de tels savoirs peut être réduite : l’état de développement d’un pays entier ne se confond pas avec les savoirs d’une centaine de ses habitants. Et leurs auteurs sont souvent parmi les plus nomades, les moins nationalistes, souvent par nécessité: Descartes pourrait être considéré comme un Hollandais, lui qui refusait de rester en France, tant les déboires italiens de Galilée l’avaient inquiété. Ils sont aussi les plus mal-entendus : Al Khwarizmi a peu passionné ses compatriotes ; Évariste Galois n’a été compris que 40 ans après sa mort. Dans une certaine mesure, ces exemples alimentent la théorie communicationnelle de Goody.

Restent des effets déterminants de la théorie : avant 1746, on se savait pas empêcher un navire de chavirer à la sortie de son chantier. La solution a été trouvée par Pierre Bouguer, qui fit un usage subtil du jeune calcul différentiel et intégral.

Cet exemple signale l’importance des écoles mathématiques et d’ingénieurs qui vivent en Europe, à partir du 18 siècle, un grand développement. Ce sur quoi Goody n’insiste peut-être pas assez, tant il tient à prouver qu’il y avait un réel équilibre des savoirs entre l’Europe et l’Asie. Certains savoirs ne semblent cependant pas convertibles dans l’instant en des applications artisanales, fussent-elles au 18e siècle infiniment plus sophistiquées qu’aujourd’hui, comme le montre le philosophe Jean-Claude Beaune. Ils induisent un nouveau rapport au monde qui déborde les représentations rationnelles que toute société ou culture peut s’en faire : les microbes de Pasteur bousculent définitivement les meilleures théories d’Aristote, parce qu’il ne pouvait pas les imaginer, donc les intégrer dans sa conception du monde. Les Chinois ne s’y sont pas trompés, qui ont vite traduit (vers 1600) les Éléments d’Euclide que leur a amenés le jésuite Mattéo Ricci.

Pour aller dans le sens de Goody, nous pouvons remarquer que Bouguer fut très vite entendu par l’industrie de la marine : comme il le répète souvent, technique et savoirs ont peu de frontières.

On peut aussi lui faire le reproche de sous-estimer l’articulation entre singularités humaines et « industries de la connaissance »   dans l’évolution des sociétés. Et lui demander, à lui qui a bousculé nos représentations sur les rapports entre technique et culture, pourquoi il n’intègre pas sa position iconoclaste dans sa description généraliste du monde. Ce reproche peut être adressé aux plus brillants des auteurs de grandes fresques historiques et anthropologiques qui nous ont dessillé les yeux — et aux historiens des sciences qui donnent (souvent à juste titre) une (parfois trop) grande importance aux contingences sociales. Il conviendrait de compléter l’œuvre continuiste de Goody par une étude des petites discontinuités qui infléchissent le monde.

L’auteur ne nie pas que ce 18 siècle fut celui de la réelle émergence. Enfin, il insiste sur l’importance des écoles : des institutions qui garantissent l’essor et la transmission des savoirs.

 

Circulation et transmission des savoirs

L’auteur en profite pour noter que l’idée d’une athéisation de l’enseignement européen du fait d’une différence de fond entre les cultures catholique et islamique ne tient pas. D’une part, au plan des vecteurs de savoir que sont les bibliothèques, Goody rappelle qu’elles étaient peu fournies au Moyen-Âge (quelques centaines d’ouvrage à l’abbaye de Saint-Gall), à comparer avec les « immenses bibliothèques du Proche-Orient et de Cordoue »   . Si, comme le note Goody, « l’enseignement supérieur était fondé sur les livres », la remarque est d’importance. D’autre part, l’éducation était présente mais sous la tutelle étroite de l’Église catholique ; ce qui lui permet de rappeler qu’il n’y a pas qu’en terre d’Islam que le religieux s’impose dans l’éducation. On connaît le déclin des « écoles cathédrales », qui ne pouvaient plus satisfaire la demande des États et des villes en matière de cadres. La bienveillance des pouvoirs politiques de tout type à l’égard des universités naissantes en témoigne.

Le lent essor du papier (de la Sicile en 1102 —alors championne du dialogue avec le monde arabe— au centre de la France vers 1500) et l’invention de l’imprimerie donnèrent les fondations d’une « circulation de l’information rapide et peu coûteuse »   , et aussi d’une culture plus partagée car appuyée sur des références identiques : qui facilitaient la construction du débat — ce que permettaient peu des manuscrits aux multiples variantes.

Ensuite vint la Renaissance. Goody rappelle son importance aux plans de l’art, de la critique politique, de l’industrie. La Renaissance est aussi le moment où un art profane (théâtre, peinture, sculpure) se reconstitue. S’y développe aussi « une tradition contestaire, qui était toujours présente de façon souterraine [...] même dans le domaine religieux ». On connaît la suite : Réforme, Lumières, etc. Goody rappelle qu’il y a eu d’autres renaissances en Europe et dans d’autres contrées, tout comme il rappelle que les lieux de savoir arabes pratiquaient aussi un certain humanisme.

C’est alors que Goody nous surprend à nouveau, en comparant l’inimaginable : par exemple la soierie italienne et l’industrie de la voile. les deux sont étroitement liées et la seconde conditionne tant le commerce des Européens que leur domination militaire sur les mers. Pour le dire autrement, quitte à s’écarter à peine de l’ouvrage: jusqu’à quel point nos représentations sur le passé, nos reconstitutions historiques sont-elles entâchées de valeurs, de morale et d’interdits ? Sur ce plan, Goody est un athée: il ne croit en rien, donc il ose comparer ce que la convention et l’habitude, ce que notre « comportement appris » nous interdisent de mettre en parallèle. Il nous fait comprendre qu’il est profitable de repérer le point commun aux vêtements luxueux des grands esprits de la Renaissance, dont tant de peintures témoignent en nos musées, et la toile rugueuse des voiles des aventuriers, brûlées par le feu ou le sel. De même, nous pouvons comparer les temps présents et les anciens : si les arguments qui supposent que l’Europe a une avance permanente car spirituelle sur la Chine étaient vrais, l’industrie contemporaine de ce pays n’aurait jamais pu émerger ni infiltrer jusqu’à nos téléphones portables. De façon analogue, quand il s’agira de critiquer Malthus et les tenants d’une restriction raisonnée des naissances spécifiquement européenne, Goody n’hésitera pas à se pencher sur les situations récentes en URSS   et en Chine.

 

Pour une histoire comparée et plurielle

Jack Goody n’a eu de cesse de nous inviter à nous comparer aux plus éloignés de nous et de nous rappeler que nous sommes plus plastiques que nous le croyons. Nous avons tous les moyens d’inventer des conduites de vie originales : l’ascétisme supposé caractéristique des protestants cher à Max Weber se retrouve aussi chez les confucéens en Chine et chez les wahhabites du Proche-Orient   ; nous pouvons aussi tous nous approprier industriellement des techniques qui nous étaient inconnues (l’automobile au Japon, la bombe atomique en Inde) ; nous sommes uniformément dépendants de rapports de force ou de violence qui nous apportent richesse ou pauvreté : Bagdad, centre attracteur des savants de toutes religions et régions au 9e siècle, est éliminée par les Mongols en 1258.

Il nous invite à prendre en compte de multiples paramètres. Une approche économique voudrait mettre en avant les revenus extraordinaires et les gaspillages (aux effets non négligeables) dont profitaient des pays qui découvraient et s’appropriaient de l’or ? Pourquoi alors les histoires de l’Espagne et des États-Unis ont-elles divergé   ?

Nous pouvons alors comprendre que l’Europe était au coude-à-coude avec d’autres régions du monde jusqu’au 18e siècle et qu’elle s’en est distinguée, non pas du fait d’un seul facteur, fut-il culturel, historique ou économique. Quand nous cherchons à comprendre le monde, assumons que ses évolutions soient dues à de multiples paramètres, éventuellement aléatoires, et continues. Les raisonnements qui supposent des ruptures ne mènent à rien: « C’est une erreur de voir les transformations, toujours virtuellement possibles, y compris dans les sociétés « statiques » ou « traditionnelles », comme étant toujours cataclysmiques. Les transformations sont le plus souvent progressives   ».

Belle note optimiste, qui n’invite pas à un retour à des origines chimériques, mais à participer collectivement et sans arrière-pensée égoïste à ces transformations susceptibles de nous enrichir intellectuellement, esthétiquement, en termes de confort et de liberté.

Ultime remarque qui peut s’avérer décisive pour acquérir ou offrir ce livre: l’ouvrage dispose d’une bibliographie détaillée et d’un index (des noms de personnes, de lieux et des thèmes), chacun d’une vingtaine de pages. Ces instruments intellectuels, fort rares dans les éditions françaises, sont précieux et facilitent la relecture. On peut féliciter l’éditeur de les avoir maintenus et traduits