Cette première étude sur l'exil des Russes en France dans l'entre-deux guerres comble judicieusement certaines lacunes de l'histoire de l'immigration.

La France préfère les exilés qu’elle accueille à ceux qu’elle produit. Depuis la Révolution française, la figure de l"émigré" est lestée d’un parfum anti-patriotique qui chatouille tout républicain, quand bien même Victor Hugo, le"Prince de l’exil", fut au XIXe siècle un contre-exemple, mais à la mesure de sa glorieuse exception.

C’est dire aussi, que contrairement à d’autres traditions nationales, la France ne compte pas l’équivalent des Refugee Studies américaines ou de l’Exilforschung allemande   . L’histoire des exilés français commence à s’écrire ; celle des exilés en France est entamée depuis plus longtemps, une trentaine d’années environ, lorsque, dans le sillage de Gérard Noiriel, l’historiographie française commença à intégrer la déjà longue histoire de l’immigration massive dans le récit national. Nous comptons désormais de consistantes synthèses sur l’histoire de la communauté italienne en France (Pierre Milza, Marie-Claude Blanc-Chaléard   ), la communauté polonaise (Janine Ponty   ), les exilés républicains espagnols (Geneviève Dreyfus-Armand   ) etc. Jusqu’au livre de Catherine Goussef, il n’y avait pas l’équivalent pour l’exil des Russes quittant, en plusieurs strates de départs, la Russie en proie à la guerre civile et en voie de soviétisation. Sans doute parce que cet exil, le premier véritablement contemporain, fruit de la guerre et de la révolution, de la nationalisation des masses et de la "tyrannie du national" (Noiriel), a toujours joui d’une statut atypique – représentation d’un exil artistique et intellectuel symbolisé par quelques brillantes trajectoires – qui, d’après Catherine Goussef, ont interdit de l’intégrer au tableau des immigrations ordinaires. C’est donc une forme de banalisation que ce livre fait subir à l’exil russe afin de l’inscrire, enfin, dans les logiques sociales normales de l’émigration/immigration. Le caractère romanesque et le folklore slave y perdent mais la compréhension du destin collectif des 70-80 000 Russes rejoignant le sol français au début des années 1920 est sans doute à ce prix.

L’histoire de la migration est d’abord replacée dans le contexte européen qui est le sien – celui de la sortie douloureuse de la Première Guerre mondiale et de la refonte de la carte européenne : l’exilé russe est véritablement, avec l’arménien peut-être, le premier "réfugié" au sens moderne du terme, un "nouveau type d’être humain" produit par l’histoire contemporaine, comme l’analysa un peu plus tard Hannah Arendt, réfléchissant sur sa propre condition   . L’arrivée massive de nombreux Russes à Constantinople révèle la fragilité de cette partie du Moyen-Orient qui connaît peu après, dans le cadre de la création de la nouvelle Turquie remplaçant le défunt Empire ottoman, un déplacement massif des populations grecque et turque effectuant un chassé-croisé monumental et aux conséquences toujours visibles. C’est l’ère des déplacements massifs de populations qui se poursuivent, dans la logique de la guerre, après celui des troupes et celui du rapatriement des quelque 500 000 prisonniers de guerre retrouvant leurs foyers respectifs. Pour avoir mené à bien l’organisation de cette gigantesque pérégrination, Fridtjof Nansen, diplomate norvégien, est nommé à la tête du Haut Commissariat aux Réfugiés qui vient d’être créé en 1921 sous les auspices de la toute nouvelle Société des Nations.

Les exilés russes sont également replacés à l’échelon national qui désormais balise leur cadre de vie. Là encore, l’arrivée de ces exilés se fait selon certaines logiques économiques de recrutement de la main d’œuvre qui ne leur sont pas spécifiques. L’étatisation des politiques d’immigration donne naissance, après la Première Guerre mondiale, à des accords bilatéraux entre la France et des pays exportateurs de main d’œuvre, comme la Pologne ou l’Italie. En ce qui concerne les Russes, le Zemgor – l’organisme de l’émigration – agit de concert avec le Bureau international du travail pour répartir les compétences professionnelles en fonction des demandes françaises. En effet, à côté du stéréotype – pas faux mais pas majoritaire – du vieil officier russe blanc déclassé en chauffeur de taxi à l’exquise courtoisie, à côté des artistes, des modistes et du petit monde échevelé du Montparnasse des Années folles, l’analyse sociologique montre un éventail bien plus vaste de destins professionnels et géographiques. Le "tropisme parisien" de la vision traditionnelle de l’exil russe a évacué trop rapidement les nombreux Russes réinstallés en province, et pas seulement sur la Côte d’Azur ; on connaissait par les écrits de Nina Berberova   les ouvriers russes de Billancourt mais il y eut aussi des arrivées (Coasques) en milieu rural, notamment dans le Sud Ouest désertifié (Gers). Diversité sociale, géographique, idéologique en fonction des dates de départ qui déterminent l’horizon politique de l’opposition au régime : l’exil en 1917 n’équivaut pas à celui de 1921, sans compter les phénomènes de retour après la reconnaissance officielle de l’URSS par la France en 1924 et les nouveaux départs de la Russie soviétisée. Cette bigarrure tous azimuts est compensée par l’affirmation unitaire d’une identité russe largement mythologique car beaucoup d’exilés en France étaient en fait originaires d’Ukraine ou du Caucase. L’identification pathétique à la patrie souffrante – qui définit l’exil et le distingue de l’émigration économique stricte   –, une forte structuration liée à de dynamiques réseaux d’entraide, la foi en l’orthodoxie, la volonté de pérennisation de valeurs, d’attitudes sacralisées de la Russie ancienne ont cimenté une communauté par ailleurs, divisée comme tous les exilés, par de multiples micro-conflits aggravés par  une paranoïa propre au monde de "l’entre-soi" qu’est aussi l’exil.

La dernière partie du livre est la plus originale : elle reprend le dossier peu connu des premiers réfugiés statutaires des années 1920 dotés bientôt d’un passeport dit Nanssen. C’est l’archéologie de l’asile politique et de la construction juridique de la catégorie de "réfugié" qui finit par s’identifier à celle de l’apatride – condition des exilés russes dont le gouvernement soviétique a décidé de les déchoir de leur nationalité en 1921. Pourtant, au moment même où Hitler arrive au pouvoir, provoquant bientôt une nouvelle vague d’exilés, cette définition est déjà caduque puisqu’elle ne prend pas en compte les exilés antifascistes qui ne sont pas nécessairement déchus de leur nationalité. Ce vide juridique pèsera lourd dans le sort dramatique des exilés des années 1930 et de la guerre, prisonniers dans la nasse nazie. C’est seulement en 1951 que la Convention de Genève définit un nouveau statut fondé sur le principe de la persécution religieuse et/ou politique. Mais l’originalité de l’exil russe des années 1920 provient, Catherine Goussef nous l’apprend ici, de l’interaction entre les institutions internationales, en premier lieu le Haut Commissariat aux Réfugiés, et une commission de juristes russes et arméniens étroitement impliqués dans la réflexion juridique qui est en train de définir leur avenir. Contrairement à d’autres périodes plus récentes, les exilés russes, par la voie de certaines de leurs élites, se retrouvent donc sans doute objets mais aussi sujets de leur exil, victimes mais aussi acteurs de l’Histoire.


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Crédit photo : hayha / Flickr.com