Avec ce nouveau livre-monde qui met en scène le retour sur terre des démons de l'Islam, Salman Rushdie donne un conte distrayant, et souligne avec insistance la complexité de toutes les identités.  

 

 

 

Salman Rushdie, on le sait depuis la parution des Enfants de Minuit, aime les livres-mondes, dans lesquels les histoires s’enchâssent les unes dans les autres, pour mieux se répondre et piéger le lecteur dans la magie des mots. C’est plus vrai que jamais dans Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, qui imagine le retour sur terre des djinns : après huit siècles d’absence, ces esprits ignés sont bien décidés à bouleverser le monde des humains. Divisés entre djinns obscurs, qui cherchent à asservir le monde, et djinns lumineux, ces esprits fantasques s’engagent dans une immense « guerre des mondes » dans laquelle des humains, descendants d’une princesse djinne et du philosophe médiéval Averroès (Ibn Rushd), vont être entraînés malgré eux.

 

Un récit entre deux genres, fantastique et science-fiction 

L’inventivité de Rushdie se déploie avant tout dans les noms des personnages : on y croise un jardinier indien (d’Inde) nommé Geronimo, qui vit dans un immeuble proche de New York appelé Bagdad, auprès d’une artiste de rue baptisée Blue Yasmine (malgré ses cheveux oranges) et qui travaille pour une riche héritière pessimiste, Madame la Philosophe... Comme toujours chez Rushdie, les identités des personnages sont plurielles, parfois contradictoires : ce Geronimo est le fils d’un prêtre indien catholique et s’interroge sans cesse sur ce qu’il aurait pu devenir s’il était resté en Inde au lieu de partir pour les États-Unis. Quant au chef des djinns maléfiques, le terrible Zumurrud, on apprend soudainement qu’il est fan de la science-fiction classique et n’aime rien tant, entre deux massacres, que de parler d’Asimov ou de Simak... On aurait probablement tort de trop sur-analyser le roman, qui se présente avant tout comme un conte distrayant, mais reste que cette insistance sur la complexité des identités de chacun est agréable à lire en ces temps de peur de l’autre et de recrudescence des préjugés.

Cette complexité se voit aussi dans les modes narratifs adoptés : le roman est en effet raconté par un personnage qui ne dévoile jamais son identité, mais qui écrit depuis un futur très lointain, jugeant le « temps de nos ancêtres », qui est notre époque. Science-fiction, donc, puisque ce futur, discrètement évoqué, est totalement utopique : en se débarrassant des djinns obscurs, les hommes ont mis fin à la violence. Mais le roman se fait aussi roman fantastique, voire roman de fantasy, lorsque le surnaturel fait irruption au milieu de notre société – un réenchantement du monde brutal, mais dont les conséquences sont surtout désopilantes : les vêtements disparaissent, les gens se mettent à léviter,... Au milieu de tout ça, Averroès discute, par-delà la tombe, avec son adversaire al-Ghazali, pour savoir si la raison conduit à Dieu ou en éloigne : le roman se fait alors roman philosophique, citant plusieurs fois le Candide de Voltaire. Ce que livre ici Rushdie, c’est un roman protéiforme, comme, finalement, les djinns eux-mêmes.

 

Humour, énergie et confusion des repères du lecteur

Les histoires s’enchaînent et s’enchâssent, racontées par un personnage secondaire ou par un coffret magique, au point que l’on ne sait plus où passe la limite entre vérité et fiction. L’auteur prend plaisir à brouiller cette limite : lorsque le seigneur des djinns maléfiques apparaît à un jeune adolescent et que celui-ci observe, étonné, qu’il ressemble au héros du comic book qu’il dessine en secret, le djinn remarque que la frontière entre le réel et l’imagination est « poreuse ». Rushdie joue d’ailleurs finement avec les codes et les poncifs du genre : tout, dans ce roman, évoque les 1001 Nuits, mais tout est légèrement déplacé. Ainsi du titre : deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, cela fait 1001... De même, l’histoire se passe largement à Bagdad, mais ce Bagdad ci n’est pas la ville fabuleuse du calife Hâroun al-Rashîd : il s’agit d’un immeuble du New Jersey. L’auteur multiplie les clins d’œil : s’il évoque le conte d’Aladin, c’est pour mieux préciser qu’il s’agit d’un rajout des Français et pas d’un véritable conte oriental ; et ce n’est évidemment pas un hasard que le héros soit jardinier lorsqu’on sait que l’on surnomme le New Jersey, où il vit, « Garden State ». On retrouve également des thèmes chers à Rushdie : les humains normaux qui reçoivent soudainement des pouvoirs en raison de leur naissance évoquent, par exemple, les Enfants de Minuit ; la tristesse de Geronimo, indien exilé aux États-Unis, rappelle celle des personnages principaux des Versets Sataniques.

Bien écrit, bien traduit, le roman se lit avec plaisir, toujours le sourire aux lèvres face à l’inventivité de Salman Rushdie. Il y a énormément d’humour dans ce récit : les djinns sont de véritables obsédés sexuels qui renonceront finalement à leur tentative de conquérir la terre pour mieux retourner faire l’amour éternellement dans leur royaume. S’il ne livre pas de personnages aussi inoubliables que Shalimar le Clown ou Saleem Sinai, c’est aussi qu’il est plus court et plus léger que les précédents romans de l’auteur.

Si l’on peut critiquer un point, c’est précisément les moments où l’auteur renonce à cette légèreté : Zumurrud entreprend ainsi de fonder, dans le pays de « A » (Afghanistan ?) un royaume tyrannique où tout est interdit et où les femmes sont maltraitées, miroir à peine fantasmé de l’État Islamique. Les passages sur le radicalisme religieux ou sur le terrorisme sonnent un peu faux, ou, en tout cas, un peu forcés, et l'auteur n'y est pas à son meilleur.

Mais cela n’enlève rien au plaisir que procure ce texte, qui retrouve toute sa finesse dans les toutes dernières lignes du récit, proposant une conclusion en clair-obscur qui invite à méditer sur la nature de l’homme 

 

Salman Rushdie, 

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

Actes sud, 2016