Dans ses « Carnets », Henry James dévoile l’intrigue de ses écrits à leurs premiers stades et révèle les affres d’un esprit au travail.

« Quand on lit les Carnets d’Henry James,
on s’étonne de le voir préparer ses romans
par des plans très détaillés qu’il modifie sans doute
lorsqu’il écrit le livre, mais que parfois il suit fidèlement. »
(Maurice Blanchot, Le Livre à venir)

Il y a une forme d’illusion à croire que l’on puisse cerner, en lisant les écrits préparatoires des écrivains – brouillons, lettres, carnets, journaux –, l’essence même de leur génie, le « truc » qui pourrait nous donner à nous aussi le talent qu’ils ont, leur recette ou leur secret enfin partagé au monde entier des lecteurs brûlant eux aussi de se mettre à l’ouvrage. Illusion certes, mais aussi fascination. La publication et la traduction récentes des Carnets d’Henry James   sont aussi l’occasion de saisir un esprit à l’œuvre, constituant par là un formidable témoignage, autant littéraire qu’historique, sur les tempêtes qui sévissent sous les crânes des écrivains. Certes, l’on sait bien – et Maurice Blanchot le souligne en comparant les notes de Kafka et les carnets de James – que chaque génie, chaque grand écrivain, a sa manière de travailler, de composer, avec ou sans plan, nécessitant ou non la venue in situ sur les lieux à transposer par la plume, requérant ou non les fameuses « images » dont Chateaubriand a besoin pour composer ses œuvres (« je cherchais des images, voilà tout », préface de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem). L’écrivain a besoin du réel pour écrire : nihil novi sub sole – rien de nouveau sous le soleil. Mais il éprouve aussi parfois la nécessité de s’épancher sur l’espace de la page : elle devient une esquisse, un essai à la Montaigne qui lui permet d’aiguiser sa plume en vue d’une utilisation plus aguerrie lors de la composition de sa grande œuvre.

Et c’est à ce dessous des cartes que nous convie l’édition des Carnets de James par Annick Duperray, dont l’intérêt n’est pas de révéler le « petit fait vrai » et d’entrer dans le monde intime de l’écrivain, les fameuses « cuisines » ou le « laboratoire » de l’écriture qu’un auteur comme Julien Gracq trouvait tellement inutiles à révéler, mais permet surtout de cerner plus profondément comment fonctionne un esprit au travail. Et il faut reconnaître qu’il révèle aussi beaucoup de l’homme : le génie de James s’y dévoile dans sa fécondité incroyable. Les conversations, les lectures de journaux, la vie anecdotique du monde lui servent de point de naissance qu’il extrapole volontiers. Alors, il repère ce qu’il appelle la « queue d’une idée » comme on s’accroche à la queue d’une comète, fil que l’auteur parvient aisément à dévider pour constituer une trame fictionnelle resserrée.

Si « toute la question est de s’y mettre », l’on découvre aussi que le surmoi littéraire souvent convoqué est Maupassant et la lame coupante de ses nouvelles écrites au cordeau, ciselées avec la concision fatale du couperet. Sans cesse, James réitère ce vœu pieu (il n’y parvient quasiment jamais) de la concision extrême à atteindre, cette épure de l’art du nouvelliste qui est un peu son art poétique et son horizon idéalisé tout à la fois, si proche et si lointain, rêve inatteignable d’une perfection qui n’est pas de ce monde. Alors, James réaffirme sans cesse cette nécessité et les Carnets déploient des intrigues résumées, des fragments de dialogues, des perspectives et des efforts formulés tout de go, comme des efflorescences nécessaires nées du travail de l’esprit et de l’échauffement de la plume. Ce que révèlent ces Carnets est aussi la pensée fondamentalement dramaturgique du prosateur James, cette obsession du « petit drame » à nouer et qu’il traque comme un trappeur sa proie dans les bois de sa pensée en cours de construction. Toutes ses intrigues doivent à ses yeux s’ordonner en fonction de ce drame minime, anodin, ordinaire, aux résonances tragiques : là encore, Maupassant œuvre en coulisses.

L’originalité de cette édition est sans conteste de permettre également d’éclairer le lecteur sur le décalage entre les vœux et les projets exposés dans les Carnets, sondant leur transformation, leur renoncement ou leur aboutissement dans l’œuvre parue par l’entremise de propos commentatifs d’une police distincte, alternant avec les pages des carnets, rédigés par Annick Duperray avec efficacité et rigueur, souscrivant parfois à des analyses heureuses qui permettent de resituer pleinement le lecteur dans l’univers littéraire et historique de l’auteur. Se lit alors en pointillées une biographie de l’auteur par la modalité de ses Carnets, comme récemment l’a très bien réalisé Jérôme Picon pour Proust, au miroir de sa correspondance   . La préface, éclairante et substantielle, l’importance documentaire du dossier, fourni et précieux, la bienheureuse constitution d’index de noms de lieux et de personnes, tout concourt à faire de cette édition une réussite.

Hors de l’« atelier » de l’artiste qui s’y révèle, hors de cette nécessité de James d’y « capter et retenir quelque chose de la vie », ce qui touche le plus est sans nul doute à nos yeux le moment où, à la fin du carnet VII et au carnet VIII, James s’extrait de la forge pour flâner et rêver à sa jeunesse, parcourant l’urbanité rêveuse des villes, préparant un essai qu’il ne pourra jamais mener à son terme. Il y a, dans ces fragments personnels, pour un être qui veut farouchement éviter l’« écueil de l’autobiographie », une poésie sans commune mesure qui est celle de la rêverie, transfigurant le monde urbain en « cités de l’avenir ». Alors, James erre dans Londres et fait des arbres de « belles essences ombreuses » : il transfigure l’espace. Ces débris tombés d’un monument qui ne verra jamais le jour rejoignent à nos yeux la poésie profonde des ruines à laquelle participent ces Carnets, membra disjecta d’un esprit en voie d’élaboration. Ils souscrivent à l’adage hugolien qui veut que « rien n’est plus grand que ce qui est tombé »