Une réédition d'un ouvrage rare, essentiel, somme sans commune mesure sur la musique de son siècle par le philosophe et compositeur des Lumières.

Après la magnifique reprise de l’édition d’André Chastel des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari dans la collection "Thésaurus", Actes Sud poursuit avec le fac-similé de l’édition de 1768 du Dictionnaire de musique de Rousseau un remarquable travail de réédition intégrale d’ouvrages rares et essentiels, situés au croisement de l’histoire des arts, de l’esthétique et de la philosophie. De même que l’on s’accorde à considérer le peintre-historien comme le fondateur de l’histoire de l’art, de même le maître d’œuvre de cette publication, Claude Dauphin, propose-t-il dans une introduction claire et savante, excessivement bienveillante envers le compositeur du Devin du village, de reconnaître en ce musicien-philosophe le fondateur de la musicologie moderne   . Les planches de l’Encyclopédie imprimées en fin d’ouvrage enrichissent considérablement cette édition : on y trouve d’abord celles qui accompagnaient les articles de Rousseau (reprises pour la plupart dans le Dictionnaire de 1768), puis celles qui illustraient les articles de lutherie rédigés par Diderot, et d’autres enfin, reliées à divers articles, montrant des instruments de musique en cours de fabrication ou de jeu.

Dernière œuvre de Rousseau publiée de son vivant, le Dictionnaire de musique paraît chez la Veuve Duchesne en novembre 1767 (avec la date de 1768), refermant la vie publique de l'écrivain inaugurée en 1743 avec la Dissertation sur la musique moderne. Car Rousseau, avant d’écrire des livres, écrit de la musique : copiste de métier, compositeur dilettante, professeur improvisé, inventeur d’un système de notation musicale présenté à l’Académie des Sciences en 1742, c’est tout naturellement qu’il se voit confier en 1749, Rameau s’étant désisté, les articles de musique de l’Encyclopédie, en des circonstances qu’il rappelle dans la Préface du Dictionnaire : "Les fondemens de cet Ouvrage furent jetés si à la hâte, il y a quinze ans, dans l’Encyclopédie, que, quand j’ai voulu le reprendre sous œuvre, je n’ai pû lui donner la solidité qu’il auroit eue, si j’avois eu plus de tems pour en digérer le plan & pour l’exécuter. Je ne formai pas de moi-même cette entreprise, elle me fut proposée ; on ajoûta que le manuscrit entier de l’Encyclopédie devoit être complet avant qu’il en fût imprimé une seule ligne ; on ne me donna que trois mois pour remplir ma tâche, & trois ans pouvoient me suffire à peine pour lire, extraire, comparer & compiler les Auteurs dont j’avois besoin : mais le zèle de l’amitié m’aveugla sur l’impossibilité du succès. Fidele à ma parole, aux dépens de ma réputat[i]on, je fis vîte & mal ; ne pouvant bien faire en si peu de tems ; au bout de trois mois mon manuscrit entier fut écrit, mis au net & livré ; je ne l’ai pas revu depuis".

Mais entre-temps, s’il n’est jamais rentré en possession de ses manuscrits originaux, Rousseau a repris et augmenté son ouvrage : 389 articles répartis dans les tomes de l’Encyclopédie contre 903 dans le Dictionnaire. Cet approfondissement s’explique notamment par l’insatisfaction de Rousseau envers un travail incomplet, effectué "à la hâte", d’une part, et, d’autre part, par son implication directe dans les polémiques vives et fructueuses que suscite la musique au XVIIIeme siècle. Comme le fait justement remarquer Claude Dauphin : "Ses pages palpitent ouvertement de toutes les querelles esthétiques, individuelles et collectives, si caractéristiques des Lumières." D’abord la querelle des Bouffons : fervent admirateur de la musique italienne depuis son séjour à Venise en tant que secrétaire d’ambassade en 1743-1744, Rousseau en fut l’un des principaux acteurs avec la retentissante Lettre sur la musique françoise de 1753, dont il raconte la réception à sa manière dans Les Confessions : "La description de l’incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C’était le temps de la grande querelle du Parlement et du Clergé. Le Parlement venait d’être exilé ; la fermentation était au comble ; tout menaçait d’un prochain soulèvement. La brochure parut ; à l’instant toutes les autres querelles furent oubliées ; on ne songea qu’au péril de la musique française, et il n’y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel que la nation n’en est jamais bien revenue". Ensuite la confrontation avec Rameau : visé implicitement par la Lettre sur la musique françoise et plus directement par certains articles de l’Encyclopédie, Rameau contre-attaque dans les Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe en 1754, puis dans les Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie en 1755. L’affrontement comporte une dimension personnelle depuis l’esclandre provoqué par Rameau lors de l’exécution des Muses galantes de Rousseau chez M. de la Poplinière   , mais par-delà cette antipathie, c’est bien une divergence radicale en matière de théorie musicale qui constitue le fond de l’affaire. Tout oppose en effet le théoricien de l’harmonie naturelle et le théoricien de la mélodie imitative, bien que le second, ayant étudié avec assiduité le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels du premier, en expose la doctrine dans le Dictionnaire – sans omettre d’y adjoindre ses critiques.

La partie la plus visible de cette polémique concerne les rapports de l’harmonie et de la mélodie, au sujet desquels Rousseau clarifie sa position dans le projet de réponse aux Erreurs de Rameau : "je n’ai jamais prétendu que l’accompagnement fut inutile à la mélodie, mais seulement qu’il lui devoit être subordonné. […] La mélodie est un langage comme la parole ; tout chant qui ne dit rien n’est rien, et celui-là seul peut dépendre de l’harmonie"   . Mais derrière cette question récurrente se dessine la grande théorie de Rousseau, dont on trouvera maints développements dans les meilleurs articles du Dictionnaire ("Enharmonique", "Harmonie", "Mélodie", "Musique", "Opéra", "Récitatif", "Unité de Mélodie", etc.) : la théorie de l’imitation, qui fonde le primat de la mélodie, règle les rapports de la musique et du langage et, prenant modèle sur une référence grecque largement idéale, aboutit à une conception novatrice de la tragédie lyrique. On en trouve un exposé particulièrement éloquent dans un chapitre de l’Essai sur l’origine des langues consacré à… l’harmonie : "La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joye, les menaces, les gémissemens ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. Elle imite les accens des langues, et les tours affectés dans chaque idiome à certains mouvemens de l’ame ; elle n’imite pas seulement, elle parle, et son langage inarticulé mais vif, ardent, passionné a cent fois plus d’énergie que la parole même. Voilà d’où nait la force des imitations musicales ; voilà d’où nait l’empire du chant sur les cœurs sensibles".

Le romancier autobiographe retrouve ainsi, à travers la musique, l’obsession de son siècle pour le renouveau du Drame, qui constituait également la préoccupation principale de Voltaire. C’est donc à la fois la contribution de Rousseau à l’Encyclopédie et l’histoire de ses rapports avec ses rédacteurs ou ses détracteurs, son appartenance, isolée mais engagée, à l’époque des Lumières, et une réflexion ininterrompue sur la musique, parcourant toute sa carrière et toute sa vie, que cristallise ce précieux Dictionnaire dans sa typographie retrouvée.


--
crédit photo : wallyg/flickr.com - monument à J.-J. Rousseau