Une anthropologie théologique de l'action nourrie de saint Thomas, qui fait la place au bonheur de l'homme.

Après une brève présentation de la personne de Saint Thomas d'Aquin, des spécificités de son époque((L'université et les débats dont elle est le centre, le développement des ordres mendiants et l'importance de l'étude et de l'enseignement pour les dominicains, la redécouverte d'Aristote comme celui qui apporte « les matériaux nécessaires pour exprimer l'unité de l'homme sans tomber dans le mépris de la chair et de la matière »((p.16)), contrairement à de nombreux héritiers de Platon.)) et de la structure comme de l'ambition de son grand œuvre, la Somme théologique, Jean-Marie Gueullette - dont la clarté et l'acuité d'analyse sont remarquables - s'intéresse précisément à la théologie morale, c'est-à-dire à « la manière dont l'homme cherche le bonheur pour lequel il a été créé par Dieu »  

Parce que l'homme est conçu à l'image de Dieu ((Objet de controverses, la question de savoir ce qui en l'homme est à l'image de Dieu reçoit de la part de Saint Thomas la réponse suivante : c'est parce qu'il « est doué d'intelligence, de libre arbitre et d'un pouvoir d'action qui lui appartient en propre »((p.31)) qu'on considère que l'homme est  l'image de Dieu.)), il est le principe de ses propres actes. Thomas se propose d'éclaircir le processus par lequel il agit et de l'éclairer en lui indiquant le chemin qui serait pour lui le meilleur. Et l'analyse de la théologie morale que propose Thomas a une double originalité: non seulement, elle ne se focalise pas sur le péché et la grâce, mais en plus elle ne se concentre pas sur l'évaluation des actes en fonction de leur norme, comme le ferait un manuel de confession, mais elle s'intéresse de façon centrale au sujet agissant pour lui-même.

 L'anthropologie de Thomas

Pour brièvement caractériser l'anthropologie de Thomas, il faut rappeler qu'elle se situe à l'écart d'un dualisme hérité de Platon et repris par saint Augustin, dans lequel, âme et corps sont non seulement distingués, mais radicalement séparés. En effet, pour Platon et ses successeurs, l'essentiel de l'homme est l'âme, le corps n'étant qu'une prison, une entrave ou un tombeau pour l'âme. Pour Aristote et Thomas, l'anthropologie est binaire, sans être dualiste : âme et corps forment l'homme. L'homme est un composé de l'âme et du corps, tous deux aussi importants et conditions nécessaires de l'humanité de l'homme. L'âme chez Thomas - qui s'inspire d'Aristote - est une unité composée de cinq puissances   ), au sommet hiérarchique desquelles se trouve la puissance de la raison. La conscience n'est pas en tant que telle une puissance de l'âme, ni une forme d'instinct moral, mais elle est un acte de la raison. Cette raison a deux faces : spéculative, quand elle recherche la vérité, pratique, quand elle cherche le bien dans le domaine de l'action. Chez Thomas, la césure radicale qui semble évidente pour nous modernes, entre ce qui est de l'ordre du rationnel et ce qui relève du désir, n'existe pas. Ainsi la volonté est-elle définie comme un « appétit intellectuel, un désir rationnel »   .

A la recherche du bonheur

Après avoir esquissé l'anthropologie de Thomas, l'auteur explique que pour Thomas, dans une perspective héritée d'Aristote, la fin des actes humains est le bonheur, et pour Thomas, le bonheur absolu est la vision en Dieu. Et si l'homme est bien cette unité que Thomas soutient qu'il est, par toutes ses facultés ? l'homme aspire au bonheur, autrement dit, recherche cette vision en Dieu sans le savoir. L'homme quand il désire quelque chose, sans même en avoir conscience, désire le bonheur en Dieu, et à chaque fois qu'il désire un objet singulier, celui-ci est un bien au sens où il développe une qualité qui lui permettrait d'avancer, toujours sans le savoir, vers le bonheur. Cela ne veut pas dire que nous atteindrons tous le bonheur absolu et que tous les actes nous y mèneraient indifféremment. Mais cela signifie que nous sommes créés capables de béatitude. Nous sommes pour ainsi dire heureux en puissance, c'est-à-dire que nous avons tous en nous la capacité d'être heureux. 

Le plaisir, contrairement à ce qu'on pourrait croire, à cause de l'idée d'ascèse et d'austérité associée à la morale chrétienne, n'est pas condamné. Thomas écrit même « Il ne peut y avoir d'acte parfait sans plaisir »   . En effet, puisque l'âme et le corps sont liés, une joie ne peut pas être uniquement spirituelle. Il faut qu'elle ait une conséquence ou une incidence corporelle, donc qu'elle provoque un  plaisir. De même, contrairement à ceux qui condamnent en bloc les désirs pour amener l'homme à la vertu, Thomas constate qu'on ne peut pas vivre sans plaisir sensible et corporel. Autrement dit, que nous le recherchions ou non, le plaisir a sa place dans notre vie. Et en effet, de fait, Thomas constate qu'il soutient dans l'effort, qu'il sert de remède à la tristesse et qu'il témoigne de la participation du corps à la joie. Cela ne veut pas dire que Thomas légitime tout plaisir en tant que tel car il faut que le plaisir soit accordé à la raison. Certes, si le plaisir est excessif, l'homme a l'impression de n'être plus qu'un corps, et de ne plus pouvoir se contrôler, comme si sa raison était hors-circuit. Thomas distingue en effet, toujours dans l'ordre du fait, trois formes que peut prendre la domination de la raison par le plaisir. Le plaisir peut d'une part, nous distraire et, concentrés comme nous le sommes sur ce qui nous fait plaisir, nous ne sommes plus attentifs à ce que nous recommande la raison. Il peut d'autre part fausser notre jugement en empêchant que la raison juge de façon équilibrée puisque nous nous représenterions ce qui nous plaît comme meilleur que ce que nous en indique la raison. Enfin, il peut faire taire la raison, comme dans l'ivresse. Plutôt que la suppression des désirs, Thomas prône la tempérance, un bon usage des plaisirs.

Cela amène Thomas à distinguer entre joie et plaisir. Leur différence ne porte pas sur leur objet, mais sur le fait que la joie est un « plaisir consécutif à la raison »   , comme le précise l'auteur. Du coup, tout ce que nous désirons rationnellement, nous pouvons nous en réjouir quand nous l'obtenons, et plus : d'en éprouver du plaisir. Mais l'inverse n'est pas vrai, car il arrive que nous éprouvions, dans notre corps, des plaisirs dont nous ne nous réjouissions pas selon la raison. Tel est éminemment le cas du péché. Celui-ci doit être plaisant, sinon nous ne pourrions pas comprendre pourquoi nous péchons.

 Pour une pensée de l'action

Après avoir compris que c'était, même sans en être conscient, pour atteindre le bonheur, et le rôle du plaisir au sein de cette action, que nous agissions, il faut examiner la mise en œuvre de l'action. Celle-ci suppose à la fois la raison pratique et la volonté. La volonté, quand on se propose d'agir, convoque la raison pratique afin de savoir ce qu'il convient,  ce qu'il est bien de faire. Mais la raison pratique ne propose pas à la volonté le bien en soi, mais ce que la raison pratique considère être le bien dans les circonstances particulières qui sont celles de l'action. Mais agir en conscience, c'est agir selon ce que la raison pratique croit être le bien, ce qui n'exclut pas l'erreur, car l'homme ne peut se décider que d'après ce qu'il connaît. De plus, Thomas distingue entre deux types de jugement à propos d'une action à faire ou à éviter. Le jugement de « licéité » ou « jugement de conscience », qui, parce qu'il y a en l'homme des principes généraux, permet de conclure en faisant abstraction des circonstances à la licéité ou non des jugements. Ainsi, pour la tradition, tout homme sait qu'il faut faire le bien et éviter le mal. La raison pratique en conclura qu'il ne faut pas mentir, que ce n'est pas licite. Mais si on considère des cas particuliers, dans lesquels mentir pourrait être une bonne chose (par exemple sous la torture pour ne pas dénoncer), l'action envisagée pourrait malgré tout être dans ce cas concret bonne   . C'est un jugement d' « opportunité » ou « de libre-arbitre ». Mais ce dernier, parce qu'il s'appuie sur moins de données objectives, est plus fragile et peut être plus facilement influencé par la passion, de telle sorte qu'on peut croire avantageux de faire à ce moment-là quelque chose qu'on répugnerait à faire ordinairement. Comme l'écrit alors l'auteur : « On peut donc avoir une raison pratique qui fonctionne bien et qui reconnaît le mal comme mal, par son jugement de conscience, mais lorsque, descendant dans la situation la plus concrète, elle confronte ce jugement qui avait reconnu l'acte comme illicite aux circonstances, elle peut changer le cours des choses en découvrant toutes sortes d'arguments pour se convaincre que l'acte est cependant opportun »   . Du coup, nous sommes libres, certes pas pour reconnaître que ce qui est vrai est vrai, mais pour savoir comment nous devons agir, c'est-à-dire ce qui nous poussera vers le bien afin d'être, croyons-nous, heureux. 

Parfois, notre conscience peut nous tromper, mais cela ne nous rend pas complètement innocents du mal que nous occasionnons. Car il y a des situations dans lesquelles on a tout fait pour que notre conscience se trompe par exemple en refusant d'écouter ce qu'on a à nous conseiller ou en fréquentant des personnes que l'on sait capables de fausser notre jugement moral. Si j'agis mal en suivant ma conscience dans ces cas-là, j'en serai responsable, non parce que j'ai suivi ma conscience, mais parce que j'ai tout fait pour la faire mal juger   .  Et pour Thomas, je dois toujours et inconditionnellement suivre ma conscience   . Et ce qui fait la vie morale, pour Thomas,  c'est moins de ne jamais se tromper que de chercher à faire le bien, à avoir une conscience droite. Pour éclairer sa conscience, il ne s'agit pas de suivre mécaniquement l'information ou l'éclairage reçu par une instance extérieure comme le magistère ou autre, mais il faut, ayant reçu l'information, agir en conscience en tenant compte de cette information. Car c'est moi qui suis responsable de mes actes, pas la norme à laquelle je peux prétendre me soumettre. Le statut de l'homme est alors conçu comme entre deux : ni hétéronome obéissant aux commandements de Dieu comme à des ordres directs, ni absolument autonome et contraint de trouver on ne sait pas trop où ce qui est bien. D'où une belle méditation sur la loi dans la morale thomiste, plus instruction qu'ordre, modelant le jugement, libératrice quand elle est intériorisée. Pour corroborer ce point, Thomas ne considère pas le péché originel, comme une nécessaire aliénation de l'homme qui, créé libre se serait presque aussitôt aliéné sa liberté, mais il estime qu'au moment de sa création, l'homme était plus qu'il n'est maintenant, mais que maintenant il reste malgré tout un homme libre, capable de faire le bien (contrairement par exemple à Luther, qui pense que depuis le péché originel, l'homme n'est plus capable de faire le bien sans la grâce de Dieu). Ce dont le prive le péché originel, ce n'est pas de sa liberté ou de sa complète humanité, mais, en quelque sorte, d'une surhumanité. « A cause du péché originel, ces puissances ne sont plus en harmonie parfaite : la volonté a perdu le pouvoir de gouverner qu'elle devrait exercer sur toutes les puissances, en particulier les appétits sensibles, car elle s'est elle-même placée en dehors de l'obéissance au gouvernement divin. »   .

Les principes humains

Dans un dernier moment, Thomas prend en considération ce qu'il appelle les « principes humains », deux principes intérieurs, la passion et l'habitus, et deux principes extérieurs, la loi et la grâce, qui viennent contribuer à façonner l'action morale. Les principes intérieurs proviennent du sujet et sont constitutifs de son identité, tandis que les principes extérieurs sont reçus par le sujet. Les passions sont pour Thomas proprement humaines, et elles sont en quelque sorte des manières de désirer. Ainsi, les passions sont déterminées par les situations dans lesquelles on désire : lorsque le sujet désire dans la difficulté, Thomas parle d'« irascible » tandis que lorsque le sujet n'est pas confronté à des obstacles pour satisfaire son désir, Thomas parle de « concupiscible ». Évidemment, il n'est pas demandé à la raison d'agir de façon similaire, quel que soit le désir, dans les deux situations et une prise en compte de cette situation de passion est nécessaire pour bien agir. L'habitus est une disposition à agir, qui influe sur notre conduite morale. On peut agir de telle sorte qu'avec le temps, parce qu'on s'habitue à l'effort qu'il demande, on peut par exemple plus facilement adopter un comportement courageux ou humble   ). Le vice, par exemple, est un habitus mauvais. On constate qu'il est plus difficile de ne céder qu'une fois que de ne céder jamais, car dès qu'on a cédé une fois, il est de plus en plus facile de céder à nouveau. La loi est « une ordonnance de la raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté. »   . Celle-ci est donc tout le contraire d'un caprice et ne doit pas chercher à protéger un intérêt personnel. La grâce, de son côté, ne transforme pas les actions humaines, qui sont bien imputables à l'homme, mais l'homme de telle sorte que son action le fasse participer à la vie divine