Avant la "société du spectacle", le souvenir des fêtes politiques est inscrit dans des livres dont la lecture réactualise le message.

A l'époque moderne, le pouvoir se met en scène à l'occasion de grandes fêtes qui attirent des foules considérables. Leur retranscription dans des livres, qui les raniment aux yeux des lecteurs et aux oreilles des auditeurs, donne un écho bien plus considérable aux événements limités dans un temps et dans un espace nécessairement restreint.

De 1549 à 1662, l’étude de cinq grands événements politiques permet à Benoît Bolduc de mettre en exergue un lourd et minutieux travail de recherches et d’interprétation de ces « livres de fêtes », objets politiques autant qu’artistiques. L’entrée d’Henri III et de Catherine de Médicis à Paris en 1549, le mariage du duc de Joyeuse en 1581, les mariages royaux de Louis XIII et de sa sœur en 1612, la première représentation théâtrale de Richelieu dans son palais en 1641, et enfin le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche en 1660 constituent autant d'études de cas à partir desquelles il apparaît bien vite qu’une fois imprimés, les spectacles et les cérémonies politiques transformaient le lecteur en spectateur fictif et idéal de ces festivités, parfois au prix d’une désinformation, mais toujours dans le but d’inculquer le bienfondé des intérêts du pouvoir monarchique.

 

L’intérêt des « fêtes de papier »

L’un des intérêts majeurs des « livres de fêtes » était de se différencier des relations et comptes-rendus officiels, dans la mesure où ils n’eurent jamais pour ambition de restituer – simplement – la beauté des festivités telles qu’elles avaient été conçues par ses inventeurs. Les « fêtes imprimées » dépassaient en cela les discours officiels autorisés par les gouvernements, précisément parce qu’elles proposaient à leurs lecteurs plusieurs discours simultanés, de la mise en ordre de l’événement à l’affranchissement de son ancrage dans la réalité. De surcroît, leur étude conduit l’auteur à analyser autant le texte que son support, ce qui permet à Benoît Bolduc de mettre en lumière des pratiques éditoriales et commerciales des XVIe et XVIIe siècles relativement inédites. S’il reste évident, au cours des différents règnes, que la mémoire de la fête était au service du régime monarchique et des enjeux politiques propres aux souverains successifs, l’originalité du livre de fête était de mobiliser les capacités du lecteur qui ne devait pas voir la fête mais la comprendre. Au-delà de son message encomiastique propre au genre, il encourageait donc un usage autonome de la lecture, ponctué de sous-entendus et d’interprétations. L’analyse très détaillée des mises en ordre et en mémoire de l’événement fêté permet à l’auteur de rendre compte de l’impact de la lecture sur l’appropriation – et l’adhésion – du lecteur au message politique.

 

Commémorer, ordonner et diffuser le souvenir de la fête

En dépit des préparatifs et des nombreuses précautions de leurs inventeurs, ces cérémonies politiques n’étaient, finalement, idéales que dans leur version imprimée. Là résidait l’intérêt des livres de fêtes utilisés par le pouvoir pour diffuser non pas ce qui fut mais ce qui aurait dû être, dans l’esprit et le génie de ses concepteurs. Chacun des cas étudié par Benoît Bolduc illustre très bien cette idée, mais elle apparaît plus nettement avec les livres commémorant la représentation du ballet de Circé le 15 octobre 1581 à l’occasion des mariages de Marguerite de Vaudemont, sœur de la reine Louise de Lorraine, avec le premier des favoris d’Henri III, Anne d’Arque, vicomte de Joyeuse. Le livre de fête, intitulé Le Balet comique de la Royne, faict aux noces de monsieur le duc de Joyeuse et madamoyselle de Vaudemont, sa sœur, n’avait pas seulement vocation à commémorer les divertissements fastueux organisés pour l’occasion. En effet, le contexte difficile entre l’affirmation du pouvoir royal et la supplantation des chefs de la Ligue exigeait une politique pédagogique susceptible d’inculquer l’idée d’une pacification au sommet du pouvoir. Le livre de fête était alors un excellent moyen de transformer le ballet de Circé en une fiction sur l’harmonie politique du royaume. Dans celle-ci, loin, peut-être même très loin de l’expérience officielle du mariage, le lecteur n’avait rien de critique puisqu’il se transformait en spectateur idéal, parfaitement raisonnable et doté d’un grand discernement sur les intérêts du royaume d’Henri III. Les eaux-fortes qui illustrent le livre conditionnent alors le lecteur à imaginer la fête dans toute sa perfection.

C’est précisément en ce sens que la « fête imprimée » atteint son objectif : pérenniser, par sa commémoration, un ordre public dans un espace fictif propre à l’imagination du lecteur et/ou au souvenir du spectateur.

Parfois, cette ambition pouvait aboutir à des évolutions autant esthétiques que politiques, notamment en matière théâtrale. C’est par exemple le cas lors de la première représentation de Mirame, une tragi-comédie de Jean Desmarets, dramaturge protégé par le cardinal de Richelieu, le 14 janvier 1641. Quelques mois plus tard, l’impression de Mirame n’avait rien d’anodin puisque le livre s’ouvrait sur la représentation d’une scène du théâtre du Palais Cardinal, nouvellement bâti pour le ministre à côté du Louvre. Le choix de cette pièce pour marquer l’ouverture de ce lieu permettait au ministre d’officialiser sa préférence pour l’art dramatique qui ne devait plus seulement être associé aux divertissements princiers. À travers ce livre de fête particulièrement soigné et onéreux, Richelieu entendait célébrer le pouvoir autrement que dans l’espace urbain, écrin de liesse mais, potentiellement aussi, de désapprobation. Les contemporains, pourtant, n’apprécièrent que moyennement la représentation et l’on retrouve avec bonheur des citations d’Henri de Campion et du maréchal de Bassompierre qui l’avouent à demi-mots. Le livre, dès lors, devait transformer la déception en événement mémorable pour l’histoire du théâtre et des arts au service du prince. Placé au cœur de l’illusion théâtrale, le lecteur du livre de cette fête devait adhérer, naturellement, non pas à ce qui avait été vu mais à ce qui, idéalement, devait être vu et compris.

L’une des particularités du livre de fête est justement de mobiliser les capacités intellectuelles et imaginatives du lecteur. Ce dernier doit alors se livrer à une lecture active, puisqu’il doit interpréter la fête imprimée à travers ses images et ses textes.

 

Quand le lecteur doit décrypter le texte et l’image

L’intérêt du livre de fête réside surtout dans sa richesse de langage, par le texte ou par l’image. Il exige des compétences particulièrement subtiles de la part du lecteur. Benoît Bolduc parle, en premier lieu, d’une « fête du sens » pour évoquer la sensibilité à laquelle le lecteur est convié. Grâce à une richesse iconographique remarquable, le voilà plongé dans les décors d’une fête à laquelle il n’a pas pu participer. En juin 1549, par exemple, lors de l’entrée d’Henri II et de Catherine de Médicis à Paris, Benoît Bolduc rapporte avec beaucoup de détails la beauté architecturale des arcs de triomphe érigés dans les rues, de manière à faire comprendre aux lecteurs du XXIe siècle, la capacité imaginative que le livre de fête mobilisait à l’égard de son lecteur contemporain. Certes, une plongée dans les décors temporairement habités par une foule de Parisiens en liesse est donnée au lecteur, mais ce dernier est surtout invité à déchiffrer les inscriptions qui couvrent les fabriques. Centrées sur les vertus royales, figures et inscriptions animent une royauté idéale. Devant le Châtelet, par exemple, là où le Parlement représentait traditionnellement des allégories célébrant la justice, les concepteurs de la fête avaient fait placer un tableau montrant Lutèce en Pandore, offrant des présents au roi. Dans la plupart des décors, c’est ainsi la force du lien entre les sujets et leur roi qui est mise en scène. Si l’amour des sujets est un topos des entrées solennelles, il est aussi le moyen d’exprimer une soumission consentie, une forme de participation contrainte au pouvoir de la cité face à celui du roi. C’est à cette idée qu’est conduit le lecteur du livre de fête, lorsqu’il regarde les décors et les inscriptions de l’arc de triomphe érigé devant la porte Saint-Denis. Les nombreux quatrains et épigrammes doivent d’ailleurs l’aider à interpréter les décors qu’ils accompagnent, sur le même modèle que celui des emblèmes. Le décor de l’entrée exige donc une attention nouvelle et soutenue du lecteur parce que la question de l’interprétation est au cœur de ces livres de fêtes. Benoît Bolduc y voit, en 1549, un « fléchissement énonciatif » promis à un bel avenir, dans la mesure où la construction de l’État moderne utilisa abondamment allégories et métonymies du pouvoir dans ses propres discours, sans nécessairement se référer en exclusivité à la personne royale.

La matérialité du livre est aussi longuement analysée et c’est l’un des apports majeurs de l’ouvrage que de lier la conception du livre de fêtes aux discours qu’ils livrent. L’un des exemples les plus frappants se trouve dans le Camp de la Place Royalle, commémorant les réjouissances des 5, 6 et 7 avril 1612, en l’honneur des futurs mariages de Louis XIII avec Anne d’Autriche et de sa sœur Élisabeth avec l’infant Philippe d’Espagne. Un tel rapprochement diplomatique signifiait un catholicisme plus rigoureux, ce qui inquiétait les Protestants du royaume, ainsi que les catholiques modérés. C’est en tenant compte de ces craintes que prend sens la « substance » du livre de fête. Non seulement l’ordre et le silence étaient célébrés plus que la promesse de l’alliance en elle-même, mais l’acceptation de cette dernière passait, aux yeux du lecteur, par tout un jeu de plis sur la page. La reliure servit ainsi à inculquer le bienfondé des mariages : dépliée la planche représentait les tableaux des portraits des futurs époux et, une fois pliée, elle les faisait se rencontrer comme dans un baiser. Le quatrain « Ne trouble pas long temps son aise ; / Ce Roy, bien qu’il soit enflammé / Est si discret qu’il ne la baise / Que lors que le livre est fermé. » invitait le lecteur à une complicité nouvelle avec l’événement officiel qu’il acceptait, indirectement et tacitement, en jouant avec le livre de fête. Parce que la matérialité de la fête imprimée conditionnait la lecture et la pensée du lecteur, ce dernier devenait témoin d’une union controversée, mais néanmoins nécessaire à la politique de la Régente.

De telles mises en page invitaient, naturellement, à une lecture plurielle, aussi diverse que le public était nombreux, et ce, même si l’intention politique était unique. La fête imprimée était, par définition, une fête qui devait être imaginée. Elle était donc le fruit d’un effet de lecture personnelle, transformant de fait le lecteur en un spectateur idéal et unique. Bien souvent cependant, l’auteur n’évoque qu’un lecteur cultivé, friand d’allégories mythologiques, et capable de posséder de tels livres. Rares sont les réflexions sur les lecteurs moyens qui pouvaient avoir accès, même temporairement, à ces ouvrages extraordinaires.         

En définitive, La Fête imprimée est un ouvrage érudit et passionné, exigeant du lecteur une bonne connaissance de la culture classique propre aux XVIe et XVIIe siècles. À l’instar du lecteur anonyme de ces livres passés, le lecteur d’aujourd’hui trouvera dans ces pages matière à curiosité et imagination, comme si finalement, Benoît Bolduc livrait ici une belle et subtile mise en abyme.