Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, essayons de comprendre ce qui nous est tombé sur la tête mardi matin...

Le monde et les États-Unis se réveillent en pleine gueule de bois. Tous les États-Unis ? Non bien sûr… La moitié de la population a voté pour Donald Trump, et ce n’est pas quelque chose que l’on peut minimiser en taxant plus de 50 millions de personnes d’ignorance ou en les dépeignant simplement comme ayant cédé aux sirènes du populisme. Il me semble que le vote de lundi a quelque chose des révoltes populaires, qui apparaissent aussi dans les chroniques médiévales.

1358 : la Guerre de Cent Ans bat son plein. La situation française n’est pas radieuse... Le roi d’Angleterre mène une guerre de pillage qui dévaste le territoire. Les années passent, et les rois de France successifs ne parviennent pas à rétablir la situation. En plus de l’armée anglaise, les mercenaires pillent les campagnes à leur compte sans que les nobles ne parviennent à les arrêter. L’autorité royale est terriblement affaiblie et Jean II le Bon est même fait prisonnier en 1356 lors de la bataille de Poitiers. Clairement, on a connu des jours meilleurs...

Le royaume est donc en plein chaos. Étant donné la situation financière catastrophique, on multiplie les impôts, des taxes sont créées. L’agitation règne à Paris avec la révolte menée par Étienne Marcel. Mais ce n’est pas de la capitale dont il faut parler aujourd’hui : c’est des campagnes et des paysans, dont on dit souvent qu’ils apparaissent peu dans les sources mais qui, à ce moment-là, font entendre leur voix et se révoltent : c’est la Grande Jacquerie.

 

Une faillite des nobles, une faillite des élites

 

Dans les années 1350, les paysans et les communautés villageoises paient un lourd tribut à la guerre, entre les armées royales des deux bords, les mercenaires et les routiers, la hausse des impôts. Ils sont même mis à contribution pour la défense armée.  Certains, comme le Grand Ferré, font face aux Anglais et mènent de grandes victoires, sans l’aide de leurs seigneurs.

C’est le monde à l’envers. L’autorisation pour les paysans de s’armer, de s’autodéfendre, et de mener finalement une guerre contre l’ennemi anglais est à l’encontre de tous les principes de la société féodale. La domination des nobles, leur prestige et les impôts qu’ils prélèvent sur les paysans, reposent précisément sur leur capacité à les protéger. Mais là, le rempart fuit de toute part, les digues cèdent, et les habitants des campagnes ne doivent compter que sur eux-mêmes.

Les nobles ont trahi ! Ils n’ont pas rempli leur rôle, ils ont pris les avantages de leur position, pressuré les paysans, mais sans assumer leurs responsabilités. Ils ne les ont pas protégés des Anglais, des routiers, de la famine. Ils ont failli à leurs devoirs et ne sont plus dignes de leur position. C’est la faillite de la noblesse française, la faillite de l’élite du royaume.

Est-ce que ça vous rappelle quelque chose ? Le sentiment qu’ont eu les « Jacques Bonhomme » qui mènent la révolte de 1358 ressemble à s’y méprendre au sentiment qui est ressorti de la campagne : une population en colère contre une élite qui n’a pas su résoudre leurs problèmes. Aujourd’hui, les dirigeants ne sont plus censés protéger le peuple des guerres et des brigands, mais plutôt des crises économiques. La royauté française semblait impuissante face aux déprédations et à l’armée anglaise, les États aujourd’hui semblent impuissants face au chômage, aux délocalisations, à la fragilisation de nombre de ses citoyens. Trump, représentant de l’élite s’il en est, a magnifiquement réussi à surfer sur cette vague en se présentant comme le candidat anti-système. Il a réussi ce faisant à gagner à sa cause tous ceux qui ont peur et qui ont l’impression que les dirigeants n’ont plus leurs intérêts à cœur. Le peuple de 1358 comme celui de 2016 comptait sur l’élite politique mais finit par se révolter contre les sacrifices qu’on lui demande, sans qu’il en ait vu les retombées.

 

Une révolte vue d’en haut

 

La Grande Jacquerie de 1358 est une révolte de paysans, mais surtout de petits propriétaires qui ne supportent plus la pression nobiliaire, cette élite qui a failli. Comme aujourd’hui, ce ne sont pas nécessairement les plus pauvres qui contestent leurs seigneurs, mais ceux qui ont le plus à perdre. La révolte prend tout le monde de court. Les châteaux, symboles de la défaite des nobles et de leur inutilité, sont pillés et brûlés ; on massacre parfois.

La réaction ne se fait pas attendre : un mois après le début de la révolte, les Jacques sont décimés par la cavalerie française. Ces individus ont été méprisés par les seigneurs, méprisés aussi par les chroniqueurs. Seuls certains auteurs, de petits clercs proches du peuple, semblent avoir une certaine sympathie pour les révoltés et relaient le discours de la trahison de la noblesse. Les chroniques proches du pouvoir cherchent à l’inverse à décrédibiliser les révoltes et passant sous le boisseau leurs vraies causes, qu’elles soient sociales, économiques ou politiques.

Comme les chroniqueurs du XIVe siècle, les journalistes eux aussi se sont faits les porte-paroles des critiques contre Trump, avec des sketchs et des mises en scène souvent très drôles et efficaces. Mais, comme nous tous, ils n’ont souvent pas vu la portée de la critique et le soutien populaire dont bénéficiait le milliardaire. Ils ont ri et nous ont fait rire aux dépens de Trump, ils l’ont pris pour une vaste blague, et ils ont prédit unanimement la victoire de Clinton. Facile de critiquer à présent : mais autant tirer des leçons de ce désastre que (presque) personne n’a su prévoir.

La réaction populaire n’est plus la même qu’au Moyen Âge, en tout cas pour l’instant : elle passe par des élections plutôt que par des incendies de châteaux, elle passe par le succès d’un discours populiste d’une grande violence xénophobe. Mais l’erreur serait de se comporter comme les chroniqueurs proches du pouvoir royal : mépriser cette expression, ne voir que sa violence, et pas les difficultés, si ce n’est la souffrance, qu’elle traduit. L’erreur serait de la balayer d’un revers de main comme l’expression d’une population ignorante et stupide. Le racisme, le sexisme, l’absurdité de Donald Trump sont sans aucun doute détestables. Mais si le personnage et ce qu’il représente sont à vomir, les personnes qui ont voté pour lui doivent être prises au sérieux.

Et ne nous moquons pas trop des Américains… Le Brexit montre que le populisme et la fracture avec les élites pro-européennes est bien présent sur le Vieux Continent (ou presque). La France n’est pas en reste. Il serait peut-être bon pour ces élites décrédibilisées de se réveiller et d’écouter la voix de ceux qui n’y croient plus, avant avril tant qu’à faire ? 

 

Pour aller plus loin :

 

- Colette Beaune, Le Grand Ferré. Premier héros paysan, Paris, Perrin, 2013.

- Raymond Cazelles, « La Jacquerie fut-elle un mouvement paysan ? », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 122, n° 3, 1978.

- Philippe Contamine, « L’impact de la guerre de Cent Ans en France sur le plat pays et sur la vie au village », dans Les Villageois face à la guerre (XIVe–XVIIIe siècles), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002.

- Michel Mollat du Jourdin et Philippe Wolff, Les Révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Flammarion, 1993,

- Jean-Louis Roch, « La guerre du peuple : autodéfense, révolte et pillage », dans Images de la guerre de Cent Ans, Paris, PUF, 2002.

 

N.B. : Les analyses politiques vont bon train depuis lundi soir et demanderont à être affinées dans le calme et avec des données plus précises. Des premiers portraits robots des électeurs de Trump ont été réalisés ; les études montrent que les riches ont voté républicains, ce qui est habituel, mais surtout que la classe moyenne s’est beaucoup plus tournée vers Trump que vers les candidats républicains habituels, que les Afro-Américains ont moins voté pour Clinton et que globalement, Trump n’a pas tant perdu de voix par rapport aux derniers Républicains chez les femmes et les Latinos . Les motivations profondes des électeurs sont diverses bien entendu. Mais parmi les facteurs à prendre en considération, il faut sans doute citer la progression fulgurante des inégalités de richesses dans la société américaine. La situation française n’est pas si éloignée. Le déclassement des classes moyennes, qu’il soit réel ou juste ressenti, touche aussi de plein fouet la société française, comme l’a récemment montré le sociologue Louis Chauvel.

 

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