Pour Gérard Lebrun et Pascal, l'ordre des pensées n'est soumis à aucune étiquette

 En 1983, fut publié d'abord en français puis dans une traduction portugaise, Pascal.Tours, détours et retournements, de Gérard Lebrun. Dans une visée de démocratisation de la pensée ce texte comme d'autres fut proposé sous la forme de petits livrets distribués dans les kiosques, et bientôt épuisé. Pascal.Tours, détours et retournements republié en 2016 (aux éditions Beauchesne dans la collection, « Le grenier à sel ») par Francis Wolff,   , qui, aucune version française n'ayant été retrouvée à la mort de l'auteur, fut conduit à opérer, comme il dit, une « rétroversion »   , c'est à dire qu'il a traduit l'ouvrage dans sa version portugaise dans sa langue d'origine. Il a en outre rajouté des notes pour cette traduction française qui comme le titre du livre l'annonce a connu, elle aussi , on le voit, tours et détours. 

 

« Faire tourner les problèmes à tous sens »

Cette expression, Pascal l'emploie à la fin du Traité sur le triangle arithmétique   . Elle résume à elle seule son art de la « transformation » du concept, comme l'écrit Gérard Lebrun. Les concepts chez Pascal sont dans un mouvement constant du fait de la nature des  questionnements qui ne sont jamais entièrement achevés. C'est par exemple le cas de l'illusion qui consiste à croire que l'on peut prouver l'existence de Dieu. Pascal  refuse l'attitude du sceptique autant que celle du dogmatique, l'un ne faisant finalement que renvoyer à l'autre. A défaut de certitude, nous nous mouvons dans un « probable » que trop vite les hommes réduisent au douteux, suivant en cela Descartes dans la Première Méditation Métaphysique. Pour ne pas se noyer dans l'océan du doute, Descartes sauve Dieu et la métaphysique, sous la figure d'une philosophie du sujet, en lui donnant un point fixe : la certitude du jugement. Pascal ne cherche pas à sauver Dieu qui de toute façon nous demeure caché. Il refuse aussi de céder à l'illusion égocentriste du point fixe de la conscience. La seule certitude est celle du Christ et de son Incarnation du divin. C'est le seul point fixe pensable qui déplace celui de Descartes. Les espaces infinis effraient, rajoute Gérard Lebrun, et ce, d'autant plus qu'il n'y a plus de métaphysique à quoi se raccrocher, dans ce refus de ce que l'on appelle une « onto-théologie ». Dieu ne peut plus être le fondement de mes certitudes. Que faire ? Désespérer ? Ce n 'est pas le propos de Pascal. La conversion seule permettra « de scruter les signaux du divin, mais sans que la pénombre en soit dissipée ». Dieu demeure un « point imperceptible »   . Cette énigme de Dieu, voilà une des raisons de l'hostilité des Jésuites et de Richelieu, le fondateur de l'Etat moderne, au jansénisme pascalien, vu comme un obstacle aux ambitions de sa centralisation d'un pouvoir politique qualifié de divin.


Finitude humaine et pari

Une chose est toutefois certaine : les hommes souffrent de la finitude, c'est-à-dire d'une vie soumise au hasard d'une partie de dés. Pour sortir de cette misère, il faut parier, retourner le probable contre le probable. Seul le pari nous délivrera du vertige du nihilisme. 

Pascal  défendait le probable comme une mesure des chances de succès ou d'insuccès de mon action, afin de juger si elle est raisonnable ou non. La probabilité est le seul moyen de faire face à un Dieu incertain et caché. On ne comprend cette place attribuée à la probabilité que si  on examine de près le sens non hédoniste que confère Pascal au pari qu' à tort on qualifie de pari sur l'existence de Dieu. C'est bien parce qu'il ne s'agit pas de l'existence de Dieu que le libertin ne parie pas. Parier ne garantit aucun plaisir. Gérard Lebrun explique que ce qui retient le libertin dans cet acte de foi en Dieu, ce n'est pas le pari sur la question de l'existence ou non de Dieu car il a bien saisi que  Dieu « est caché ». Il faut parier pour le sens de l'existence par une « soumission totale à Jésus Christ »,  ce médiateur qui permet par le mystère de l'Incarnation de la non séparation des hommes d'avec Dieu. C'est son goût pour les passions qui retient le libertin. Il n'est pas prêt à renoncer au sens de son existence à travers elles. Ces passions ont pour nom, chez Pascal, divertissement. Mais, là encore, comme le pari, le sens du divertissement a bien souvent échappé à ses lecteurs, et toute la force du livre de Gérard Lebrun consiste à en construire un sens  raisonnable qui n'exclut pas Pascal de sa pratique.

 

Le nécessaire divertissement

Le ton de Gérard Lebrun est libre et relevé, refusant le jeu de l'étiquette, au même titre que la lecture de son livre libère Pascal des étiquettes qui lui sont attribuées bien souvent par paresse. Il prend ses aises avec le ton académique, comme  Pascal qui, lorsqu'il écrit les Provinciales n'hésite pas à se faire railleur contre la casuistique   .  Parlant par exemple au chapitre 4 de Tours, détours et retournements,  du Mémorial où Pascal, le 23 novembre 1654, parle de sa Révélation, Gérard Lebrun s'étonne des débats que cela a alors engendré sur la durée de l'extase de Pascal. Et de rajouter : «  admirons ces chronométreurs d'extase » . Gérard Lebrun introduit à un autre moment, à la moitié de l'ouvrage, un chapitre qui a pour titre « intermède satirique », comme si son livre se lisait à la façon d'une pièce de théâtre, interrompu par un moment de détente, annonçant comme chez Molière un retournement de situation. On sait qu'il aimait « jouer » ses cours, mais cette explication n'a de sens que si on en détermine les raisons, et pas seulement les causes   . Les raisons sont en effet plus profondes que la simple explication causale qui basculerait très vite dans un psychologisme plus pathologique que réellement compréhensible. Le sens de la référence au théâtre se pose alors aussi pour Pascal, compte-tenu du jeu de miroir qu'il y a dans ce livre entre l'écriture de ce dernier et celle de Gérard Lebrun. Si le chapitre 3, « intermède » est comme son nom l'indique situé au milieu du livre, il est aussi l'intermédiaire entre le chapitre qui présente la réfutation du sujet cartésien et la découverte du « Dieu caché », en tant que fondement impossible pour comprendre le sens de la condition humaine. Comme l'écrit Gérard Lebrun, « il n'est que l'illumination diffuse sans laquelle la caverne ne serait que ténèbres »   . Dieu n'est plus qu' « un point imperceptible »   .  Quel rapport avec le divertissement ? Le divertissement, c'est au XVIIe siècle un genre qui s'intègre par exemple dans le théâtre de Molière avec les « divertissements » orchestrés par Lully. Le divertissement  introduit  une rupture dans le rythme de la pièce. Il permet de  laisser de côté un moment le sérieux de l'attention à la pièce pour mieux y revenir après. Il permet le travail du concept, la patience du concept   . Le divertissement prend sens à partir de ses intentions, et illustre ainsi le retournement de la méthode casuistique.

 

Raillerie et polémique 

Loin de déplorer la tragédie humaine, même s'il l'analyse, Pascal se sert de la comédie et de la satire. Ainsi dans les Provinciales, le narrateur représente un catholique candide qui se heurte aux propos d'un jésuite casuiste, maniant les arguments de façon à ne jamais se sentir coupable. « On trouve avec le ciel des accommodements » dira le Tartuffe de Molière : « il(le casuiste) s'ingénie à dissimuler le tragique de notre condition et c'est cette dissimulation que Pascal, par détour et retournement pédagogique  rend comique ». Là est peut-être une des clés de la lecture de Pascal. Citons  Gérard Lebrun : « Le rire des Provinciales est le divertissement qui s'offre à la « conscience malheureuse », aux dépens de toute pensée et pratique réconciliatrices »   .

Gérard Lebrun,  propose  une analyse qui montre que celui à qui on fait dénoncer le divertissement comme une fuite de notre condition humaine, avance masqué, empruntant des détours que le mot de divertissement porte en lui. Ce masque il le portera réellement lorsqu'il écrira son pamphlet, Les Provinciales, sans nom d'auteur. Divertir c'est prendre des détours, détourner. On peut détourner des fonds à des fins malhonnêtes. Le mobile du détournement n'est pas le même pour  tous. Les raisons sont variables. Les jésuites que Pascal  tourne en dérision font montre de malice et surtout ramènent tout acte à sa visée intentionnelle afin de le justifier. C'est ce que rappelle Gérard Lebrun, à partir de la lecture de la lettre 11 des Provinciales. Cette position casuiste des jésuites aboutit à des conséquences aberrantes : par exemple il vaut mieux tuer en cachette quelqu'un plutôt que de se battre en duel avec. Explication de l'auteur : « Tuer en trahison est un péché mortel. Mais qu'est-ce en réalité « tuer en trahison » ? C'est tuer « celui qui ne s'en défie d'aucune manière ». Or une fois que votre ennemi, par principe se méfie de vous, il n' a aucune raison d'être surpris si vous l'attaquez par derrière - et ce ne sera donc pas une trahison.   . Quel est le sens alors chez Pascal du divertissement ?

Pascal emprunte des détours pour parvenir à ses fins : en finir avec l'ordre des raisons cartésien, l'ordre de la certitude du jugement et les fausses consolations de la métaphysique. Pour cela son modèle n'est pas la solitude d'une chambre, mais le spectacle du monde. Le divertissement est nécessaire dans un monde où l'homme est fragile, sans point d 'ancrage.  « Les hommes ont raison de ne pas rester tranquilles : ils pressentent que dans cet état, ils se trouveraient avec l'évidence de leur néant »   , écrit Gérard Lebrun. « Les philosophes ne voient pas que les hommes ont un besoin vital d'oublier leur condition » rajoute-t-il. Les hommes ne cherchent pas l'oisiveté telle que la concevait Aristote, ou encore l'otium latin. Non, ils cherchent le mouvement parce qu'ils sont menés par la recherche d'un bien pour parvenir au bonheur. Mais ils ignorent que c'est l'absence du bien qui en fait n'est qu'en puissance, jamais effectif, qui les pousse à agir. Cependant, et c'est un nouveau renversement, ils sont de ce fait, à la limite de découvrir leur nature corrompue du fait d'un « instinct » qui les porte à chercher le bonheur dans le repos. L'homme est toujours à la limite de comprendre. Ainsi la véritable intention de nos propos ou nos actions nous échappe, corrigée toutefois par cette sorte « d'instinct ».

 

Le divertissement est rupture... et pari 

Si le divertissement est le moment de la pause, il est occasion de la rupture. Ce que veut, entre autre, montrer l'auteur, c'est que Pascal, cité fréquemment comme le philosophe de l'anti-divertissement, de la misère humaine, est aussi l'homme de la polémique et de la rupture. C'est d'ailleurs lui qui invente la polémique explique Gérard Lebrun. Citant et expliquant sa correspondance avec le P.Noël, à propos de l'expérience du Puy-de-Dôme, qui lui a permis d'établir le poids du vide, et de développer le concept scientifique de pression atmosphérique, Gérard Lebrun  montre comment il trouve un véritable plaisir à retourner les sophismes du Père de l'église. Dans les discours de la science, il joue à polémiquer. Dans sa réfutation du scepticisme et du dogmatisme, aucune réconciliation n 'est possible. Il en va de même entre Dieu et nous. « La conversion véritable, écrira Pascal, consiste à connaître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce. »   La rupture est-elle dès lors totale avec la raison ?  Non, car si la raison ne comprend pas Dieu, elle comprend toutefois la « fécondité méthodologique » d'un principe religieux qui a la capacité de rassembler ce qui paraissait s'exclure, comme la transmission du péché originel par exemple. Il s'agit de changer de perspective : renoncer à la science là où elle est impuissante et s'ouvrir à l'interprétation.

Comme le rappelle au début du livre Gérard Lebrun, cette insoumission de Pascal, on n'aura de cesse après sa mort de chercher à éteindre l'insoumission de Pascal en faisant taire une pensée qualifiée de trop excessive   . Cet excès, on le retrouve chez l'auteur disant que Pascal, c'est Sartre et Mgr Lefèvre réunis, c'est-à-dire un marxiste athée et un chrétien intégriste. Etonnant mélange en effet.

Ce livre a pour titre: « tours, détours et retournements ». Etymologiquement, divertir c'est détourner. Si un pickpocket veut vous dérober votre argent, il compte sur le détournement de votre regard. Pour cela il va vous divertir, au sens de détourner l'attention. Il joue un « tour » à sa victime. Jouer un tour, cela relève de l'habileté du prestidigitateur. On voit le résultat obtenu, ce qu'on appelle « les effets » mais on n'en connaît pas les raisons, même si on met à jour les causes du tour de passe-passe. Le détournement – en l'occurrence, le sens premier de divertissement est le détournement, le recel – a ainsi une signification qui nous permet de comprendre une première lecture immédiate du divertissement, comme fuite de soi, tromperie, trahison d'abord vis-à-vis de soi-même. Mais ce détournement, selon Gérard Lebrun, est aussi retournement, au sens de retour à soi,  vire-volte, coup de théâtre. Pascal n'est pas là où on l'attend. Toute action attend une interprétation des effets. L'ouverture à une herméneutique tel est le renversement opéré par l'homme de science. 

Il n'y a qu'à sa mort qu'on l'a fait se taire, qu'on a extorqué au curé Beurrier un récit de « rétractation » de Pascal. Un récit où il disait défendre l'orthodoxie de la chrétienté. Pascal est mort. Mais ses écrits sont là. La mort c'est la fin du probable, de la polémique. « Les chrétiens des premiers temps, au contraire ne vivaient que dans le polemos » écrit Gérard Lebrun. Pascal a compris que le refus du doute, le refus du dogmatisme, aboutissait au « conflit des interprétations ».

Invitation à méditer en ces périodes confuses : il est temps de sortir la pensée du consensus. Lisons Pascal