Ou comment raconter le parcours tragique de réfugiés en mobilisant les puissances expressives fondamentales du cinéma.

Le travail de Wang Bing consiste en la représentation d’espaces marginaux de la Chine contemporaine, pour en révéler les paradoxes et les points d’achoppements. Chaque film explore les ruines d’une société industrielle (A l’ouest des rails) ou agricole (Les trois sœurs du Yunnan), et les restes d’une mémoire oublieuse ou « censurée » (Fengming). Ces lieux abandonnés par la société deviennent alors le miroir intérieur des hommes, des femmes et des enfants qu’ils croisent. Il n’en reste pas moins que le cinéaste chinois parvient toujours à extraire une part de résistance humaine de ces environnements façonnés par la superstructure.

Après une immersion dans un hôpital psychiatrique urbain, misérable et surpeuplé (A la folie), le cinéaste filme un peuple en déplacement, les ta’ang, ethnie résidant dans les montagnes du nord de la Birmanie, poussée par l’armée indigène vers la région frontalière chinoise du Yunnan. Le film suit leur fuite à travers quatre étapes, correspondant à trois camps de réfugiés et à un passage frontalier – côté « Myanmar » (Birmanie) et côté « Chine ».

Histoires de réfugiés

Après qu’un carton d’introduction nous a expliqué la situation générale de cette population, sans plus de détails, le film nous plonge au cœur d’un camp de réfugiés, où tout s’organise. Des hommes posent une bâche sur une structure de bambous ; d’autres consolident un abri. On mesure, on coupe, on aligne, on ajuste. Un savoir-faire pratique anime cette population et s’affirme dans cette situation désespérée. Très vite, la caméra se tourne vers les femmes et les enfants, dont l’une des tâches majeures est la recherche de nourriture et la préparation des repas. Certaines ont pu emporter des sacs de riz et de légumes, d’autres ont dû fuir dans l’urgence, de telle manière que ces scènes de repas deviennent des scènes de partage. Ces quelques séquences de camps permettent ainsi au cinéaste de rendre sensible les contradictions d’une société contemporaine, où des populations vivent sous des installations de fortune boueuses tout en se servant de téléphones portables neufs aux couleurs vives. Bing nous montrera à la fin de cette première partie des enfants portant de vieux sacs bleus « Unicef France », questionnant l’absence apparente d’ONG internationales.

De fait, le film commence par une représentation littérale de ce qu’est la condition même du réfugié, toujours à la recherche d’un « refuge » et de moyens de subsistances. Outre la représentation de cette actualité catastrophique, Ta’ang nous invite à comprendre l’épreuve de cette condition, non seulement à travers des scènes de « quotidien » et de labeur, mais aussi à travers des scènes de récit et de déplacement.

Plusieurs récits d’expériences sont recueillis par le cinéaste. Néanmoins, aucun d’entre eux ne lui est fait directement et de manière intentionnelle, de sorte que seul le dispositif du cinéma (enregistrement, montage, projection) leurs donne une valeur testimoniale. Il peut s’agir d’une allusion captée au milieu d’une conversation banale, d’un échange téléphonique filmé ou d’un récit énoncé autour d’un feu. Chacune de ces histoires apporte des informations précieuses sur les événements survenus en amont des camps – et donc du tournage. Nous les récoltons et reconfigurons ainsi notre appréhension de la situation de leurs auteurs, par accumulation, déductions et correspondances. Comme le réfugié à son propre niveau, le spectateur ne sait pas tout, ne comprend pas tout, et demeure, vis-à-vis du déroulement narratif du film, dans une situation flottante et précaire.

 

 


Le cinéaste tient, à cet égard, une position encore plus ambivalente, car, dans ses films, Bing n’interagit pas directement avec les personnes filmées (ou en tout cas ne conserve pas les traces de son interaction). Parfois, un regard croise celui de la caméra, ou bien un sourire lui est furtivement adressé. Mais aucun discours ou échange n’est conservé au montage. Certes, le filmeur avance et marche avec la caméra (ça tremble suffisamment pour qu’on en soit conscient en permanence !), mais il se borne à une position d’écoute. Il enregistre ; il ne parle pas. Son corps et son œil sont présents activement, mais sa voix s’absente, réduisant volontairement les marques de son action sur ce les sujets filmés, de sorte que la caméra-narratrice revêt les attributs d’un personnage muet et mouvant, quasi fantomatique. Cette démarche aboutit dans le film à la production d’un sentiment de distance particulier avec l’espace filmé, participant à une forme d’estrangement du monde.

L’une des caractéristiques des films de Wang Bing consiste justement à brouiller, voire à transformer nos repères spatio-temporels de spectateurs. Le cinéaste y parvient au moyen de la composition picturale de certains plans, mais également par sa « présence absente » derrière la caméra et par un usage du temps et de la durée propre au cinéma. L’un des motifs majeurs de son œuvre est l’exploration jusqu’à l’épuisement des espaces qu’il traverse. Par exemple, après avoir quitté un camp, plusieurs femmes et enfants se perdent. Ils attendent, puis repartent sans connaître exactement le chemin qu’ils empruntent. Le cinéaste et le spectateur suivent ainsi le récit filmique de leur errance. Et lorsque l’un d’eux demande la date du jour, un autre répond : « Hier nous étions le 14 et demain nous serons le 15 » ! Comme si nous nous trouvions coincés dans un entre-deux espaces et un entre-deux temps, nous immergeant dans une forme de présent continue, dans une marche incessante entre deux camps, entre un passé décomposé et un avenir incertain.

Sources de lumières dans la nuit

À cet égard, la scène la plus emblématique est celle d’un groupe de femmes et d’enfants installés autour d’un feu, écoutant le récit d’un homme revenu du « front ». Déployée dans le temps, cette scène acquiert progressivement un aspect originaire, quasi-primitif. La lumière vibrante du feu éclaire les visages des auditeurs-spectateurs et semble réanimer les ombres de l’histoire racontée. À l’issue de ce récit, un enfant demeure figé dans la nuit, et derrière lui se propage un feu de champ, brûlant la terre qui l’entoure – et ainsi la composition picturale et la durée du plan opèrent un glissement vers une dimension fantas(ma)tique, voire prophétique et quasi catastrophique. Entre-deux feux, un enfant se tient debout, en avant d’une terre brûlée.

 


On le voit, l’aspect hypnotique et suggestif de certaines sources de lumière est exploité à plusieurs reprises par le cinéaste et participe à cette opération d’abstraction de l’espace filmé. Les lampes-torches utilisées par les réfugiés pour se repérer dans la nuit semblent en effet incarner métaphoriquement un théâtre d’âmes en peine, de spectres indécis et désorientés. La précarité et la démultiplication de ces sources, dans le plan très large d’un camp de nuit, favorise d’autant plus cette métaphore qui prend alors un caractère très pictural, provoquant un effet fascinant et inquiétant, chaque individu devenant comme un insecte luminescent, fragile et précieux, évoquant le phénomène moderne et emblématique de la disparition des lucioles.

Le cinéaste réitère cette expérience dans une scène plus lisible, évoquant à la fois la manière du peintre Georges de La Tour et la fameuse séquence finale du Nostalghia de Tarkovski. Seule source de lumière alentour, une bougie est soumise aux aléas du vent et protégée par les mains de femmes et d’enfants. Le vent s’infiltre malgré tout, mais la flamme résiste, pour ne se réduire parfois qu’à la blancheur du filament, sur le point de s’éteindre. Heureusement, la flamme se ravive toujours. Aussi, la durée de ce plan-séquence transforme cette expérience de lumière en une expérience vive du temps et en une petite allégorie de l’histoire.

Certes, la durée des plans de Wang Bing, leur caractère très composé et parfois figé, provoque souvent un effet d’induction et de fascination. Néanmoins, elle inquiète aussi notre rapport au temps, car, pris dans ces situations extrêmes, une catastrophe peut toujours advenir, ou se poursuivre si elle a (déjà eu) lieu. Les déambulations du cinéaste dans les espaces qu’il traverse, ses marches interminables, rendent justement compte de cet état catastrophique. La dernière partie du film en est de nouveau une « belle » et terrible allégorie.

Toujours repoussée pour les réfugiés, comme le point critique d’une limite à ne pas dépasser, le passage de la frontière s’effectue finalement. Il demeure pour nous invisible et s’imagine dans un raccord entre deux cartons – « Myanmar »/« Chine ». Cette dernière partie du film est travaillée à la fois par la durée de l’attente et par le hors-champ des combats, dont on entend les détonations de plus en plus proches. Wang Bing axe d’abord sa caméra sur les visages des réfugiés, regardant en direction des détonations. Inquiets et indécis, ils attendent – faut-il s’éloigner davantage de la frontière déjà traversée ? Le maintien de la caméra sur les visages donne ainsi au hors champ guerrier une puissance supplémentaire, car volontairement le cinéaste ne nous le montre pas. Ce rapport au « spectacle » se modifie toutefois au moment du contre-champ, car ce dernier atteste pour nous qu’il n’y avait en fait rien à voir. Les montagnes cachent tout signe d’affrontement ou d’accalmie, de sorte que, ce qui nous semblait si proche, nous apparaît encore plus inquiétant, par son invisibilité même. Comme une évocation de la fin d’un monde, cette fin de journée étrange devient alors le milieu d’émergence de micro-évènements humains et sociaux, provoqués par l’attente et l’inquiétude. Tous restent ensemble, mais chacun demeure figé dans ses préoccupations. Dans cet entre-deux de l’angoisse, le cinéaste s’autorise finalement à attester de sa présence, en filmant son ombre portée, révélant par l’usage de la lumière la fragilité de sa propre condition.

Entre la hantise d’un hors-champ monstrueux et l’apparition d’épiphénomènes humains, rares sont les films nous présentant des expériences limites avec autant d’acuité et de compassion. Wang Bing déploie un cinéma attentif au monde et aux hommes, affaiblis, mais résistants malgré tout aux pulsions toujours plus destructrices de la société. Comme tout film doté d’une telle puissance poétique, ce regard sur le monde s’élabore à partir d’une réflexion sur l’image et le son, sur la nature même de cet art de la lumière qu’est le cinéma, dont nous pouvons alors faire une expérience vive et incandescente.

 

A lire également sur nonfiction.fr :

La critique du livre d'entretien de Wang Bing, Alors, la Chine

Toutes nos critiques de films