Philippe Forest, dont toute l’œuvre est marquée par le décès de sa fille, fait de la disparition le sens du monde dans un récit mâtiné de fantastique.

L’épigraphe de ce roman, une lapidaire formule latine, en donne la couleur : « Est enim magnum chaos », traduite par un des personnages du livre par : « En vérité il est un grand vide. » Nous suivons le personnage-narrateur dans une métropole qui pourrait être Paris, et les nouveaux quartiers du 13e arrondissement (il est question d’une très grande bibliothèque et de ses tours…), où il est né et revenu, sans pouvoir habiter le quartier de son enfance, livré à la rapacité des spéculateurs du monde immobilier. Sa vie a été marquée par des deuils, qui ont creusé en lui un grand vide, dont le monde autour de lui semble le reflet spectral : celui de sa fille et celui de sa mère, qui a rendu le premier encore plus douloureux si c’était possible.

L’incipit du roman est très énigmatique, et conjugue les références au Camus de La Peste (il y aura d’ailleurs une description effrayante des rats au moment de la crue) et au Flaubert de L’Éducation sentimentale en proposant une variation sur la phrase qui présente la première rencontre de Frédéric Moreau avec Mme Arnoux : « Ce fut comme une apparition ». Sauf que dans le cas de Crue, l’épidémie désigne la disparition de tous les êtres : les migrants d’abord, parqués dans un grand bâtiment détruit par un incendie, un chat qui rappelle celui d’un roman précédent de Philippe Forest, qui tendait déjà vers la littérature fantastique, Le Chat de Schrödinger, une amante, un écrivain qui se prend pour un prophète. La disparition semble renvoyer à la loi élémentaire et fondamentale du monde depuis toujours, le vide extérieur faisant écho au profond vide intérieur de l’homme.

Le roman conjugue alors les séductions de la fiction apocalyptique et celles de l’essai pour se donner au lecteur comme un univers fascinant et troublant, infiniment bouleversant et grave. C’est aussi l’œuvre d’un moraliste, qui propose de nombreuses maximes, et procède par paragraphes brefs où apparaissent en grand nombre les deux points, ponctuation caractéristique de l’écriture aphoristique, mais aussi du compte rendu ou du rapport auquel le narrateur voudrait tendre. « On vit souvent, sans le savoir, en voisin de l’enfer » (p. 23). Il n’y a pas de sens à la douleur, centrale dans le récit et dans la réflexion du narrateur. La littérature elle-même semble être une imposture, tant qu’on ne sait pas se tenir à la hauteur des mots et des belles mais vaines formules.

Le roman est très bien construit, avec des effets d’annonce, de retour, d’échos subtils qui produisent une immense mélancolie méditative et désenchantée. Quand la crue se produit dans les derniers chapitres, elle a été annoncée et attendue depuis le titre, avec toutes ses variations, puisqu’il désigne aussi bien l’inondation (vite appelée le « déluge »), que le participe passé au féminin du verbe croire, ou encore l’adjectif correspond au nom crudité et qu’on peut opposer à « cuit ». Le roman livre alors une interrogation troublante sur la fiction, la vérité et la croyance, comme une mise en abyme de lui-même et de son fonctionnement, hypothèse confirmée par sa dernière phrase qui le boucle, en indiquant qu’il faudrait le reprendre au début, et d’abord par son titre. Par homophonie seulement, et non pure homonymie, le titre renvoie aussi au verbe croître, comme on le découvre dans ce passage : « Le mot « déluge » disait cela aussi. Il indiquait que l’espèce était coupable du désastre qu’elle subissait. Pour son insouciance, sa négligence, son avidité, sa démesure. La civilisation avait crû trop vite. La Babel qu’elle avait édifiée reposait sur un sol d’argile. » (p. 228)

Malgré son immense tristesse, c’est un roman marqué également par une forme de douceur, même s’il ne console de rien. La folie pourrait être une forme d’échappatoire au malheur et au deuil universels, mais une folie créatrice qui reprendrait les plus archaïques processus de l’imagination et du récit : « Le soliloque auquel je m’abandonnais — et grâce auquel je me tenais compagnie à moi-même — présentaient bien des traits qui l’apparentaient à une sorte de délire. Mais, en même temps, je m’imagine qu’il m’en protégeait. J’étais comme un enfant qui parvient à traverser la nuit en se rassurant à l’aide des petits contes terribles qu’il se raconte et auxquels une part de lui-même ne croit pas tout à fait. » (p. 225)

On aura compris qu’il s’agit ici sans doute d’un des plus beaux livres de Philippe Forest et d’une réussite littéraire admirable, dans le moment même où il affirme que la littérature nous laisse inconsolés et inconsolables devant le vide où nous entraîne la force destructrice du monde depuis l’origine. La virtuosité n’y est jamais gratuite, mais nous enchante d’une réflexion mélancolique et d’un art du récit qui témoigne d’un immense talent et d’une maîtrise absolue de ses moyens.