Camerounaise installée aux Etats-Unis, Imbolo Mbue livre le récit d'une famille de migrants dans le New-York de Lehman Brothers. Une contribution un-pied-dedans-un-pied-dehors à la tendance "afropolitaniste", qui s'attache à écrire la condition des Africains aux Etats-Unis à l'ère de la mondialisation avancée.

 

 

Depuis le milieu des années 2000, l’étiquette d’afropolitanism joue un rôle de plus en plus important à la fois dans la littérature américaine et dans les littératures africaines. En Amérique du Nord, cette tendance a trouvé un public certain depuis que de réels succès de librairie y sont associés, du mélancolique et merveilleux Les Belles Choses que porte le ciel de Dinaw Mengestu   au poignant et fascinant Il nous faut de nouveaux noms de NoViolet Bulawayo(Gallimard, 2014)) en passant par le romanesque Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie   .

Ces romans sont écrits depuis la problématique posée par la globalisation et les mouvements de population qu’elle implique : l’intensification des circulations humaines fait que de plus en plus de migrants africains viennent aux États-Unis, mais en même temps les réticences de toutes sortes à cet état de fait sont aussi de plus en plus marquées dans la mesure où cette globalisation a lieu dans un contexte de crise économique et culturelle. L’afropolitanism se confronte à cette situation en présentant des personnages qui migrent vers les États-Unis, qui s’américanisent mais dans un entre-deux plus ou moins confortable, renvoyés sans cesse à des difficultés d’ordre culturel ou économique.

La tendance afropolitaniste apparaît comme une catégorie qui inscrit un ensemble de textes dans une littérature américaine : ces textes sont écrits en anglais, ils sont publiés aux États-Unis, ils enrichissent et diversifient le champ des « écritures noires » en jouxtant sans s’y confondre les écritures afro-américaines.

Mais l’afropolitanism joue aussi un rôle important dans la vie intellectuelle et culturelle africaine : il est un vecteur qui permet une reconfiguration de la notion d’identité, comprise à travers divers processus de négociations et d’hybridations culturelles   . En cela le terme même d’afropolitanism met en œuvre une dynamique transculturelle en articulant différents horizons de pensée.

Le roman d’Imbolo Mbue semble bien s’inscrire dans cet afropolitanism. L’auteur est une Camerounaise qui s’est installée aux États-Unis, gageant ainsi de son aisance et de sa mobilité transculturelle. L’intrigue reprend les thématiques clés de ce qui a fait le succès de la tendance dans les librairies américaines. Les personnages principaux sont des migrants de fraîche date à New York. L’intrigue est construite suivant une double dynamique : d’abord, les personnages de Jende Jonga et sa famille connaissent des succès et, à chaque embauche qui apparaît dans leur trajectoire, ils parviennent à l’éviter ; puis tout s’enraye et leur vie va de mal en pis. L’intrigue est rythmée par la vie économique américaine puisqu’elle s’articule autour de la crise de 2008. En effet, Jonde obtient au début du roman une place de chauffeur pour l’un des cadres dirigeants de Lehman Brothers, et l’effondrement de cette entreprise signera le début de la chute pour lui et sa famille.

Le roman emprunte bien à une esthétique américaine. La narration est très cinématographique, reposant sur une succession de scènes, où le dialogue, les costumes et les actions ont toute leur importance. La structure épisodique de l’intrigue ainsi que le fait de suivre alternativement Jende et sa femme Neni font penser aux séries télévisées. L’espace que dessine le roman est bien celui de New York dont différents lieux emblématiques servent de cadre à l’action.

Pourtant, la logique du récit semble bien être celle de la juxtaposition, de l’impossible mise en relation, plutôt que celle de l’hybridation. Dans toute la première partie du récit, la famille Jonga s’oppose aux Edwards, les employeurs de Jonde : les premiers, migrants vivant dans des conditions très modestes, semblent heureux, dans une dynamique d’ascension positive ; les seconds, très riches représentants de l’élite économique du pays, semblent au contraire rongés de l’intérieur dans leurs relations humaines. Les migrants africains et les riches américains suivent des lignes diamétralement opposées et, malgré des moments de sympathie, toute l’intrigue se construit autour de leur irrémédiable séparation. La deuxième partie du roman est celle de la désillusion : la famille Jonga était d’abord portée par l’american dream ; elle perd progressivement ce rêve et les personnages se perdent eux-mêmes dans des actes opposés à la morale qui les portaient. Le roman conclut à une impossibilité du rêve américain, qui ne se traduit pas par une errance mélancolique comme chez Dinaw Mengestu, ou à un blocage entre plusieurs systèmes de représentations comme chez NoViolet Bulawayo ; chez Imbolo Mbue, l’impossibilité du rêve américain prend la forme d’un retour vers l’Afrique.

Le roman prend les atours de l’afropolitanism dans ses thématiques et ses référents. Mais il est en réalité anti-afropolitaniste : la séparation entre l’Afrique et l’Amérique est maintenue ; les personnages restent pris dans des images sans parvenir à créer un imaginaire de l’entre-deux ; l’Afrique est présentée comme une forme de solution pour les personnages africains tout en demeurant une réalité étrangère aux autres personnages. C’est sans doute ce qui fait l’originalité de ce roman, même si celle-ci est paradoxale puisqu’elle conforte le lecteur dans une identité plutôt qu’elle ne l’incite à la reconfigurer par le jeu de l’imaginaire
 

Imbolo Mbue

Voici venir les rêveurs

trad. Sarah Tardy

Belfond, 2016

300 p., 22 euros