Les médiateurs culturels, aux avant-postes de la rencontre entre les publics et la «culture légitime».

Chacun d’entre nous a rencontré des médiateurs culturels. Ils portent parfois des tee-shirts ciglés « médiateur », « médiateur culturel », « médiateur du festival », etc. au cœur des institutions contemporaines. Ils sont voués à parler des œuvres, des artistes, des expositions ou des scènes culturelles dès lors que ces « objets » sont mis à la disposition d’un public ou présentés sous un nouveau jour. Mais se rend-on assez attentif aux composantes de ce métier ? S’est-on donné la peine d’en parcourir les plus économiques (salaires, contrats de travail, types d’emploi, précarité, ...) et les plus valorisées (la relation aux œuvres et aux publics) en passant par ce qu’on a longtemps ignoré : la connaissance des publics par les médiateurs, leur saisie des compétences culturelles déployées par les spectateurs que, trop souvent encore, beaucoup méprisent (dans les pires des commentaires, ils seraient « incultes », ne « sauraient rien », « s’amuseraient », seraient « bêtes » ...).

Ce sont justement ces multiples composantes qui font l’objet de l’enquête de Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse. Ces derniers sont des spécialistes universitaires de la question, et non des membres des associations de médiateurs constituées récemment aux fins de défendre la profession. Ils ont déjà présidé à des recherches sur elle. Pour composer ce livre, ils ne retiennent, cependant, que les domaines du spectacle vivant, du patrimoine, du cinéma, de l’audiovisuel, de la musique enregistrée et du livre. À juste titre, ils signalent l’existence d’autres médiations dont ils ne parlent pas afin de ne pas brouiller les pistes : les médiations scientifiques, les médiations techniques, les médiations sociales, psychologiques, etc. Ce choix est assumé avec d’autant plus de légitimité que les deux auteurs sont, l’un, professeur d’esthétique, et l’autre, professeur de muséologie.

 

Des références désormais abondantes

Alors qu’il y a quelques temps, la question de la médiation culturelle était mal servie par les auteurs et les chercheurs, elle fait désormais l’objet de nombreux travaux. Il n’est pas inutile de rappeler qu’une publication récente a permis de rouvrir le dossier des médiatrices et médiateurs culturels. Les auteurs de La médiation culturelle : Cinquième roue du carrosse?((Elisabeth Caillet, Patrice Chazotte, Fanny Serain, François Vaysse (dir.), Paris, L’Harmattan, 2016) rappelaient déjà ce point décisif pour caractériser la médiation culturelle :  l’existence d’un savoir accumulé au long des années par les médiatrices/eurs, savoir qui n’a pas toujours été recueilli, qui n’a pas fait l’objet d’une écoute adéquate, et qui est resté le plus souvent dans l’ombre, pour le plus grand dommage des institutions culturelles. Quel dommage ? L’incapacité, finalement, des institutions à se rendre compte du fait que les médiatrices et les médiateurs sont placés aux avant-postes de la rencontre avec les problèmes sociaux et culturels des sociétés, avec le tournant commercial des organisations culturelles et l’impact du management dans ce domaine, mais aussi avec les objectifs des personnels politiques – par exemple, celui de considérer la culture comme un outil de développement des territoires.

Ce nouvel ouvrage, moins militant, plus universitaire, vient compléter le précédent, tout en reconstituant le dossier de la médiation de manière historique, stratégique et plus conceptuelle simultanément. Les auteurs soulignent d’emblée qu’on appelle « médiation culturelle, un ensemble d’actions visant, par le biais d’un intermédiaire – le médiateur, qui peut être un professionnel mais aussi un artiste, un animateur ou un proche –, à mettre en relation un individu ou un groupe avec une proposition culturelle ou artistique [...] afin de favoriser son appréhension, sa connaissance et son appréciation ». Mais ceci une fois précisé, il faut convenir aussi de quelques préalables nécessaires pour situer l’affaire de la médiation culturelle plus amplement. En particulier, celui d’en repérer les lieux d’exercice : les musées, les maisons de la culture, l’école, etc.

Par différence avec les autres types de médiation (sociale, juridique, administrative,...), les auteurs font valoir que, dans la médiation culturelle, la notion de règlement de conflit ne relève pas uniquement de points de vue techniques. Leur argument prend sens dans la conception de la culture valorisée par l’objectif de la médiation. Citons-les : « Plus que du conflit, il (le défi lancé aux médiateurs) vient de l’isolement progressif de la culture supposée légitime ou dite « haute »... perçue comme étant de moins en moins « aspirationnelle » par une population qui ne se reconnaît plus dans ses (nous soulignons) valeurs et lui préfère une culture de masse conforme aux standards de la globalisation et véhiculée par des canaux alternatifs, à commencer par la télévision puis Internet ». Ils insistent sur l’obligation de comprendre la médiation à partir de la « culture légitime », dans la mesure où cette dernière est fondée sur un principe d’universalité et où la médiation est institutionnelle. Enfin, ils incitent à réfléchir sur « le partage d’une culture commune [qui] apparaît comme le lien fédérateur par excellence ». En quoi, disent-ils, le médiateur doit « jeter des ponts entre les cultures et les publics, faciliter les échanges et, plus généralement, atténuer les tensions entre groupes sociaux ou ethniques, telles qu’elles s’expriment parfois à travers les violences urbaines ou péri-urbaines ».

 

Émancipation et démocratie

Outre l’exposition des éléments constitutifs d’une profession, les auteurs rassemblent une bibliographie parfaitement à jour des considérations les plus importantes portant sur la médiation culturelle. Elle est remise entre les mains des étudiants qui pourront ainsi s’orienter dans l’essentiel.

Elle ne concerne pas seulement une histoire de la médiation. Les auteurs font émerger les problèmes qui intéresseront de nombreux lecteurs. Ils reconstituent le cheminement qui conjoint progressivement les arts, la culture, le public et son rôle politique. Mais c’est pour mieux voir s’installer une perspective plurielle. Elle monte en puissance avec la multiplication, après la Deuxième guerre mondiale, des infrastructures culturelles. Sociologues (donc Pierre Bourdieu), acteurs culturels (Francis Jeanson) en viennent à parler non plus « du » public, mais « des » publics. Quand ils ne commencent pas, c’est de cas de Jeanson, à parler des « non-publics », selon une notion qui veut désigner les exclus des propositions culturelles. Cette perspective a pour corrélat le passage de la question de l’animation culturelle à celle de la médiation.

Où l’on voit bien que la médiation culturelle a des attaches avec la notion d’émancipation dont nous héritons de la philosophie des Lumières. Que cette dernière ait été concrétisée d’abord par l’éducation populaire, les actions éducatives, l’inclusion sociale, l’instruction ou la vulgarisation, c’est sans doute vrai. Il n’en reste pas moins vrai que la médiation culturelle s’en saisit à nouveau en se construisant autour de plusieurs stratégies : le rapport à la connaissance (et à la transmission d’informations), le rapport aux sens (la pratique du médiateur engage sa propre sensibilité), le rapport à l’autre (très souvent confondu avec des populations isolées ou exclues), le rapport à l’argent (le modèle économique de fonctionnement de la médiation étant incontournable), la « médiation hybride » (une expression qui permet de noter le positionnement relatif aux enfants ou aux adultes, aux habitués ou aux néophytes, etc.).

Mais si l’on veut être complet sur ce plan, il convient encore d’envisager l’émancipation de la profession elle-même, par rapport aux logiques de la « bonne volonté » culturelle. La professionnalisation de ce rôle social a largement contribué à faire émerger les spécificités du travail de médiateur. De surcroît, la formation nouvelle des médiateurs a marqué des changements dans l’organisation du secteur culturel. Mais simultanément, le tournant commercial des établissements culturels a déplacé la médiation du côté du marketing, ce qui ne relève plus exactement du même registre que celui de l’émancipation.

 

La sphère de la culture

Plus généralement, l’intérêt de ce livre résulte encore de sa manière de parcourir point par point la sphère de la culture, dans son organisation actuelle en France contemporaine. L’enquête sur cette profession de médiateurs culturels passe, en effet, par les structures élaborées depuis 1950. Elle poursuit les données statistiques et relie des paramètres qui recoupent les classes sociales, les formations, les études et les postes occupés par ce milieu professionnel. Elle donne à lire des aises et des malaises, et notamment une soif de reconnaissance qui, pour l’heure, n’est pas vraiment comblée.

De cette exposition de la profession de médiateurs, on retiendra surtout la position intrinsèquement instable de la médiation : nécessaire et superflue, centrale et périphérique, dispendieuse mais enrichissante. Mais on n’oubliera pas de se poser la question de savoir si la médiation doit se mettre au centre de la proposition culturelle ou non. Encore la réponse des auteurs est-elle franche : la proposition artistique et culturelle doit demeurer au centre et la médiation, et se laisser surprendre par elle.

 

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Elisabeth Caillet, Patrice Chazotte, Fanny Serain, François Vaysse (dir.), La médiation culturelle : Cinquième roue du carrosse ?, par Christian Ruby