Le fractionnement des identités, auquel semblent devoir assister impuissants les habitants de l'Europe entière, serait-il la réaction à un système de discrimination généralisé?

C'est l'hypothèse que formule le sociologue François Dubet dans Ce qui nous unit (Seuil, 2016), pour souligner l'urgence de reconstruire la vie collective sur la base de valeurs véritablement rassembleuses, l'égalité et le commun, et sur un renforcement de la vie démocratique. A l’occasion de la sortie de ce nouvel ouvrage, il répond à quelques questions de Nonfiction.fr.

 

Matthieu Riegler, CC-by



Nonfiction.fr : Vous expliquez la poussée identitaire que connaît la société française en reliant celle-ci au problème des discriminations. Mais n’a-t-elle pas également d’autres motifs ? Et pourquoi n’évoquez-vous pas la question des migrants ?

François Dubet : Je n’explique pas les poussées identitaires par la seule question des discriminations, mais je m’efforce de traiter cette question à partir des discriminations. Dans ce cadre, il va de soi, à mes yeux, que la question des migrants participe du problème des discriminations.

Vous indiquez que les cas où l’expérience des discriminés prend une forme radicale sont très minoritaires. Vous ne prenez pas position sur un phénomène de radicalisation qui se traduirait par leur augmentation. Qu’en pensez-vous ?

Je décris les formes « totales » de l’expérience des discriminations et il me semble que ceci n’est pas sans lien avec le radicalisme. Mais je ne suis pas sûr, et je le dis, que le radicalisme s’explique seulement par les discriminations et les problèmes sociaux. Les données sur la radicalisation terroriste montrent qu’il y a bien d’autres facteurs comme des crises familiales, le cas des convertis qui ne sont pas discriminés avant de se convertir, etc. Je suppose que les guerres du Moyen Orient ne sont pas sans importance. Encore une fois, je crois raisonnable de ne pas tout confondre.

Les sciences sociales s’emploient à déconstruire les identités. Pourtant, celles-ci résistent expliquez-vous. Mais les références que vous mobilisez sont alors plutôt du côté de la philosophie. Est-ce à dire que la sociologie ne disposerait pas aujourd’hui des moyens pour penser ce phénomène ?

Il me semble dire que le fait que les identités puissent être déconstruites pas les sciences sociales ne signifie pas que les identités ne sont pas consistantes, « solides ». Après tout, il est possible de déconstruire l’idée de sacré et celle de Dieu, mais les religions existent « vraiment » du point de vue social. Quant au problème posé par les discriminations, il est aussi un problème de philosophie politique et morale : qu’est-ce que l’égalité, la justice, la reconnaissance… ? Les acteurs sociaux se posent ces questions, comme les sociétés et les philosophes. Il ne me semble pas que la distance entre la philosophie politique et la sociologie soit aussi grande que nous pourrions le croire.

Vous mobilisez dans ce livre les résultats d’une étude sur les expériences de discriminations. Mais vous ne disposez pas d’une étude similaire sur la majorité. Cela vous a-t-il manqué? Ne pensez-vous pas que cela aurait son utilité ?

Pour les majorités, je n’ai pas fait d’enquête, mais j’utilise celles des autres chercheurs et surtout, je crois citer des sondages donnant l’état de l’opinion sur ces questions. On ne peut pas tout faire soi-même.

Le problème de la représentation des minorités est central expliquez-vous (tout en disant votre insatisfaction à saisir les tenants et les aboutissants de ce qui prend la forme d’une sorte de refus d’être représenté). Comment pourrait-on avancer sur ce point ?

Un des problèmes que pose ce livre est celui de la représentation politique et publique des discriminés. Or cette représentation est faible et discutable en raison de la diversité de l’expérience des discriminations d’une part, et, d’autre part, du phénomène des porte-paroles qui ont la capacité de parler au nom d’un collectif qui souvent n’en est pas un, et qui sont poussés vers des expressions souvent radicales afin d’être visibles et entendus. Dans mon enquête, les personnes discriminées disent le plus souvent qu’elles ne se reconnaissent pas dans celles et ceux qui parlent en leur nom. De leur point de vue, elles et ils sont caricaturés par leurs adversaires, mais aussi par leurs porte-paroles.

Je ne vois d’autre réponse à ce problème qu’un renforcement de la vie démocratique. Vœux pieu, mais je n’en vois pas d’autre

 

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