À la fois récit émouvant du combat contre la maladie d’une femme d’exception par son fils en deuil et méditation sur la difficulté de penser la mort.

Dans un ouvrage très émouvant, le journaliste politique David Rieff  revient sur la lutte désespérée de sa mère contre la mort. Il retrace le combat d’une femme exceptionnelle, que l’on connaissait surtout pour ses essais et articles sur la photographie : Susan Sontag   . Ici, s’il n’est pas question de l’intelligence hors du commun de la célèbre romancière et essayiste américaine, ni de son parcours brillant, ni de l’incroyable richesse des expériences que sa vie a comportées, c’est cependant un peu de chacun de ces aspects que l’on aperçoit à travers l’évocation de l’insatiable appétit de vivre de cette femme.

Le 28 mars 2004, alors qu’il rentre d’un reportage au Moyen-Orient, David Rieff apprend de sa mère "qu’il y a peut-être quelque chose qui ne va pas". Le lendemain, les médecins sont formels : Susan Sontag, après un cancer du sein contracté trente ans plus tôt, apprend qu’elle est atteinte d’une leucémie et qu’elle est condamnée à court terme.

David Rieff, livrant les événements qu’il a vécus dans toute leur brutalité, fait ici un récit saisissant des étapes qui ont conduit Susan Sontag à cet état de "sursis" dans lequel l’a enfermée le diagnostic des médecins. Il confie à quel point il se sent coupable et montre ce que ce sentiment a d’inévitable : "Y échapper reviendrait à conclure que l’on est parvenu à accéder à toutes les demandes du disparu, ce qui revient à dire que l’on aurait passé sa vie entière à assister à la mort de l’être aimé." Mais Mort d’une inconsolée n’est pas seulement le livre d’un fils en deuil. Car cet état de "sursis" que décrit David Rieff est aussi emblématique de la condition humaine, comme le sont les personnages des Sursitaires de Canetti, qui portent autour du cou un médaillon, où est inscrite la date de leur mort.

Offrant une réflexion riche en références littéraires et philosophiques, ce livre propose au lecteur une méditation sur l’impossibilité pour l’humain de penser la mort et la mortalité : "Où je suis, la mort n’est pas. Où la mort est, je ne suis pas." a dit Épicure.

Une des formes particulières que prend cette impossibilité fondamentale est l’attitude du malade. En effet, David Rieff explique ici comment un individu qui se sait condamné par la médecine arrive à garder tout de même espoir. En l’occurrence, c’est une angoisse très forte de la mort et le sentiment d’être "spéciale" qui ont porté Susan Sontag à lutter jusqu’au bout, à tenter tout ce qui était possible. Mais le récit prend aussi une valeur exemplaire, chaque fois que l’auteur étudie le processus psychologique à l’œuvre chez le malade et son entourage. Il analyse ici avec beaucoup de justesse la puissance du déni, qui est présentée comme une forme nécessaire de mensonge à soi-même et aux autres, mais aussi la pensée magique, et les théories plus au moins rationnelles auxquelles se raccrochent les individus pour expliquer la maladie. En particulier, l’auteur évoque la théorie de Wilhelm Reich, selon laquelle le cancer est le produit de la répression sexuelle du sujet. L’on examine ici en profondeur le besoin de "se raconter des histoires" pour espérer. Mais ce qui prédomine en définitive, c’est l’envie de vivre, présente jusqu’au bout : "Je crois que pour elle, il était impossible de ne pas mener une lutte contre la mort."  

Cet espoir inaltérable, auquel Susan Sontag associait son entourage, est précisément ce qui a empêché l’auteur d’envisager la mort de sa mère avec celle-ci, de son vivant : "j’aimerais l’avoir serrée contre moi, j’aimerais avoir pris sa main." Mémoire d’une inconsolée est la réparation de son regret ; c’est la "cérémonie d’adieu" qu’il n’a pas eue.


* À lire également : un entretien avec David Rieff

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Crédit photo : Arnaud Février © Flammarion