A l’heure actuelle, le terme de « psychose » est moins utilisé par les cliniciens. Il désigne à l'origine un mode de fonctionnement psychique particulier associé à la folie au sens classique (délire, hallucinations, hospitalisation...). D'autres désignations s'y sont substituées, comme celle de troubles de l'humeur, dont le trouble bipolaire fait partie. Pour remédier à ces troubles, médicaments et gestion de soi sont sur le devant de la scène. Mais les praticiens d'inspiration psychanalytique travaillent avec d'autres outils, notamment la suppléance, qui est une construction psychique permettant au psychotique de se soutenir hors de la folie.

Issue des ésotériques travaux de Lacan et point essentiel dans la prise en charge de la psychose, la suppléance est parfois associée à certaines pratiques artistiques très singulières. Sa définition mériterait cependant un surcroît d’étayage théorique et clinique : en quoi soutient ou répare-t-elle la construction psychique du sujet ? A quoi ressemble-t-elle en dehors de cas exceptionnels comme celui de Joyce ? Par ailleurs, si la suppléance permet au sujet psychotique de ne pas s’effondrer, comment y accède-t-il et peut-on l’y aider ? La solidité qu’elle lui confère est-elle fiable ? Constance Gard, docteur en anthropologie psychanalytique travaillant dans un établissement public de santé mentale, aborde ces questions en situant également la suppléance par rapport à la « compensation » et au « sinthome ».

 

(Dessin : Didier Bourgeois)

 

Nonfiction.fr : Les psychotiques sont actuellement pour la plupart médicamentés et aidés par des thérapies adaptatives. Pourtant, les psychanalystes soulignent la capacité du psychotique à se soutenir hors de la psychose grâce à ce qu’ils appellent une « suppléance ». Elle serait opérante chez certains écrivains, comme Joyce, via l’écriture. Cette suppléance peut également être issue d’une rencontre humaine ou d’une heureuse alliance entre le sujet et son environnement (par exemple son travail, un loisir…). Constance Gard, vous avez écrit une thèse sur l'approche lacanienne de la psychose et travaillez en hôpital psychiatrique, pouvez-vous nous parler de la suppléance ? Est-il possible d’enseigner la manière dont elle peut être mise en place ?

Constance Gard : Je ne vois vraiment pas comment l’enseignant, le formateur, le psychanalyste pourraient « enseigner » les modalités de la suppléance ou la façon de « la mettre en place ». Ce sont bien les patients qui, à travers leur discours, nous enseignent quelque chose de ce qui fait suppléance pour eux. Encore faut-il en effet les écouter, savoir ce qu’on écoute dans ce qui se dit, et, disons, « créer de l’espace » pour que la parole puisse se déployer, pour que le patient vous fasse confiance également, même en se méfiant, ce qui est assez raisonnable en fin de compte. A l’image de la musique, il ne s’agit pas tant d’entendre des notes que d’être sensible à la façon dont elles entrent en relation les unes avec les autres, autrement dit, à la musicalité.

Il y a un certain nombre de repères chez Lacan pour faire un diagnostic - un diagnostic de structure - qui n’implique pas nécessairement une folie ou un état pathologique. Lacan disait que chacun est « normal dans sa structure », que celle-ci soit névrotique ou psychotique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il s’agit de distinguer la structure (c’est « l’architecture » avec laquelle on s’est construit, faite du rapport du sujet au langage, ce que nous appelons « réalité » n’est pas autre chose) des symptômes (les « indicateurs » visibles d’un malaise ou d’une maladie). Les symptômes se « déclarent » à un moment donné... ou pas. C’est donc la question des causes de ce que nous appelons le « déclenchement » qui se pose. 

En ce qui concerne la causalité de telle ou telle psychose, aucune hypothèse explicative (facteurs environnementaux, neuro-développementaux, facteur « traumatique », génétique etc.), prise isolément, ne permet d’affirmer son origine ou son évolution. Sur le « Pourquoi ? » nous spéculons tous dans nos spécialités respectives. Sur le « Comment ? » là nous avons des choses à repérer, à distinguer, et le dialogue pluridisciplinaire, non seulement est intéressant, mais il n’est pas vain. 

Ensuite, il y a un autre problème dans la façon de parler « matériellement » d’un concept ou d’une notion comme la suppléance : c’est-à-dire que ce n’est pas quelque chose qui s’observe de façon tangible. D’abord parce qu’il s’agit toujours d’un agencement, ce n’est pas une suppléance toute seule, c’est un élément qui fonctionne dans un certain « écosystème ». Ensuite, parce que cela répond à un processus, un tricotage préalable assez long, un tricotage que le patient apporte déjà et « met à la question » en somme, ou qui se maille au fil des séances. Mais tout comme ce que nous appelons la « forclusion », la suppléance se déduit à partir des effets qu’on observe. 

Suppléer, c’est « pallier à un manque », « remplacer », tenir lieu de ou tenir lieu pour. Il ne s’agit pas de quelque chose qui serait spécifique à la psychose. L’usage du terme chez Lacan n’est pas tellement fréquent. Que ce soit l’objet phobique, le fantasme ou la métaphore délirante, la fonction de suppléance intervient toujours par rapport au signifiant du manque dans l’Autre. 

 

Nonficton.fr : Pouvez-vous définir cette notion de « manque dans l’Autre » ? La suppléance pallie au manque dans l’Autre ?

Constance gard : Par l’« Autre », entendons banalement l’autre au-delà du semblable, ce qu’il y a au-delà de la parole. Le manque dans l’Autre désigne aussi bien les limites du langage à me définir, que la nécessité de se fier à la parole de l’Autre.  Lorsqu’il parle des « jeux de langage », Wittgenstein se place ici, dans la « foi » qui sert de base à nos certitudes fondamentales. L’enfant apprend en croyant l’adulte. Apprendre à parler, se fier et partager une certaine réalité avec l’autre, cette entrée dans le système sémantique commun repose sur une confiance-croyance de base. La philosophie a traité ce sujet depuis longtemps. Une confiance qui bascule brutalement au moment du déclenchement de la psychose. Prenons l’exemple d’une personne qui remet en cause sa filiation : tout à coup, ce n’est plus si sûr que son père est son père, ou que cette femme est bien sa mère. Après tout, c’est juste ce qu’on lui a dit et ce qui est écrit sur sa carte d’identité… ce ne sont que des mots… et les mots mentent. Il se peut que le sujet en reste sur cette perplexité, mais très souvent, il peut élaborer une autre réponse, une autre interprétation, l’exemple paradigmatique étant ce qu’on appelle « le délire de filiation ».

Parler de « manque dans l’Autre », c’est dire que cet Autre (parental, sociétal, religieux…) ne peut pleinement répondre à la question du « Qui suis-je ? » et ses déclinaisons : « Qui suis-je pour l’Autre, que me veut l’Autre ? ». Et plus banalement, évidemment je fais de grossiers raccourcis, ce que la psychanalyse désigne également par « castration ».

Ce qu’il faut préciser également, c’est que, quel que soit le type de suppléance, il ne s’agit pas d’une baguette magique qui fait que ça y est, tout va bien. Ça ne rend pas forcément « heureux ». La suppléance c’est, dans les névroses comme dans les psychoses, une modalité de faire tenir la réalité. Les solutions psychotiques sont un peu plus remarquables, puisqu’elles ne sont pas indexées sur les « normes » que produit la métaphore paternelle.

 

Nonfiction : Pouvez-vous expliquer cela à un non-spécialiste ?

Constance gard : « Métaphore paternelle » et « Complexe d’Œdipe » désignent à eux deux un processus complexe qui organise le psychisme à travers un certain nombre d’« opérations ». Il s’agit principalement de l’entrée dans la « réalité symbolique » qui se fait via le langage et la place que l’enfant a pour l’Autre (la mère, le père ou leur substitut). Mais aussi de stabiliser l’image du corps, de « localiser » et d’« ancrer » l’énergie pulsionnelle (il s’agit de « traiter » psychiquement les excitations du corps). Enfin, l’enjeu est de pouvoir s’orienter dans l’existence : grandir, comprendre le monde qui l’entoure, désirer en son nom et se projeter en avant nécessite chez l’enfant un processus d’individuation qui ouvre sur un espace sécurisant, à bonne distance de ses géniteurs, premières figures de l’« Autre ».

Ainsi, Métaphore paternelle et complexe d’Œdipe font fonction d’orientation, une sorte de « boussole » dans la construction de l’identité du sujet au sein d’un univers symbolique fait d’altérité (différence des sexes, différence des générations, différence culturelle) et de doute  concernant, disons, les questions existentielles. Tout cela se fait évidemment à l’insu du sujet, c’est inconscient.

Les éléments du complexe d’Œdipe peuvent être présents mais s’ils ne sont pas mis en fonction, s’ils sont « forclos », le délire ou une suppléance se chargera de répondre sur ces trois niveaux : le problème du sens (comment interpréter ce qui m’arrive, mes pensées, les réactions de l’autre etc…), le problème du corps, et le problème de l’Autre. 

Mais l’Autre social, cette consistance de culture et de langage qui préexiste à chacun, la façon dont s’organisent les pratiques sociales, les discours, les manières d’agir communes etc…sont également des repères identificatoires. Ce n’est donc pas étonnant que quelqu’un qui ne s’est pas construit sur une architecture œdipienne soit éminemment concerné par l’Autre social, cherche à le repenser, à le réformer ou le transformer, pour le meilleur et pour le pire…

 

Nonfiction.fr : On parle de « suppléance » dans la psychose, mais également de « compensation ». Quelle est la différence ?

Constance Gard : Compensation est un terme de la psychiatrie. « La compensation idéo-affective » (entité qu’on retrouve chez Henri Claude et Marcel Montassut), est décrite comme un mécanisme psychologique d’adaptation, de régulation à son environnement, et constitue un monde imaginaire de « dédommagement ». Dans sa version morbide, elle envahit la symptomatologie, s’affirme sous forme de croyance et « produit » du sentiment. Mignard et Montassut ont proposé le terme de « délire de compensation » pour parler de certains états délirants qui répondent à ce tableau. C’est en partie (en partie seulement) la thèse freudienne de La perte de la réalité dans la névrose et la psychose.

La psychanalyse reprend ce terme, mais il ne s’agit pas de décrire une sémiologie   .Il y est plus spécifiquement question du rapport au langage, du rapport à l’Autre et de repérer le montage narcissique qui permet de stabiliser, équilibrer ou corriger l’image du corps, et donc de polariser l’identification imaginaire. Faux self, personnalités « as if » (Hélène Deutsh), « identifications conformistes » sont dans ce registre-là. 

Le terme de « compensation » se situe en général sur l’axe imaginaire (entre autres, celui du rapport à l’autre et à l’image), là où la suppléance fait souvent référence à une « invention », un agencement un peu plus consistant que fabrique le sujet. Il s’agit de toute façon de désigner une « solution » – Freud dit « tentative de guérison », pour parer à la désintégration symbolique (les mots perdent leur sens commun, ou une signification renvoie sans cesse à une autre etc.) et à la fragmentation de l’image du corps.

Mais ces mots appartiennent aussi à la langue courante, donc on peut s’étendre longtemps sur pourquoi Lacan a parlé de « compensation » ici, de « suppléance » là, de « compensation par le sinthome » ailleurs, etc. 

 

Nonfiction.fr : Pouvez-vous donner un exemple de ce que Deutsch a appelé « personnalité «as if» » ?

Constance Gard : Ce que nous enseigne la psychopathologie, c’est que cette perception que nous avons de notre corps comme étant le nôtre ne va absolument pas de soi, c’est un « construit » du langage, un équilibre fragile. Idem pour la pensée. Lorsqu’elle évoque les « personnalités « as if » », Hélène Deutsch décrit des personnes qui s’adaptent en s’identifiant à leur environnement, comme par « mimétisme psychique ». Elles sont souvent bien adaptées mais le rapport à l’autre se fait sans consistance affective propre. Pour donner une image, il s’agit d’une réalité en deux dimensions. Il manque le quelque chose en plus qui vienne singulariser le sujet. Ce quelque chose en plus, c’est, en termes freudiens, l’Idéal du moi, en termes lacanien, le phallus. Il s’agit d’une fonction « typifiante » dans le désir du sujet. L’identification conformiste reste en deçà, il s’agit d’être conforme à une image, par exemple à partir de « clichés », comme avoir une image toute faite de ce que c’est qu’être un homme ou une femme, ou un bon employé. Il peut s’agir d’une image donnée par les normes sociales ou par un modèle (un ami, une personnalité forte de l’entourage etc.), ou encore un groupe d’appartenance. J’avais une patiente qui lestait clairement son identité sur le look d’un groupe d’appartenance. Elle accordait une grande importance à être conforme aux codes vestimentaires de son groupe de fans de Claude François. Evidemment, faire la Claudette ou la rockeuse a un peu passé de mode, puis elle a eu un fils, donc elle a reporté ça sur son fils : le mettre au look d’une norme dominante choisie. Dans le rapport à l’autre, il s’agit de quelqu’un de sensitif, littéralement « égocentrée » (ne pouvant envisager que son point de vue), très perméable aux variations d’humeur de l’autre, aux intentions qu’il a à son égard. C’est un rapport à l’autre et à soi qui n’est pas dialectisé.

 

Nonfiction.fr : A propos de ces « solutions » ou constructions psychiques qui peuvent permettre à un sujet psychotique de ne pas basculer dans une symptomatologie envahissante, nous avons parlé de la suppléance et de la compensation. Pouvez-vous nous parler du « sinthome », qui est également l’un de ces « garde-fous » ?

Constance Gard : La solution par le sinthome est plus spécifiquement conceptualisée chez Lacan. Il s’agit de penser autrement une clinique des psychoses où le sujet s’est arrangé du langage. Il ne s’est pas nécessairement exclu de tout discours établi (principe de réalité), mais il se situe hors la « normativité » signifiante du névrosé. Le sinthome (ancienne orthographe du mot symptôme), on peut dire que c’est un symptôme déshabillé du symbolique. Il fait fonction de nomination, d’artifice (habileté pour), d’instrument de nomination. Je laisse de côté la question de la sexuation parce que cela nous emmènerait trop loin. Vous avez mentionné James Joyce. Ce n’est pas un cas clinique mais Lacan a été interpellé par son écriture et son histoire, et étant à ce moment-là en train de poursuivre sa théorie des psychoses et du rapport à la langue, il en a fait un paradigme pour exposer son concept de sinthome.  Il s’agissait de mettre l’accent sur ce nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire par l’« ego » constitué (ou reconstitué) par son écriture, son activité d’écrivain et la renommée qui va avec, ce dernier point étant chez lui capital pour se refaire un nom. L’objet « écriture » est peut-être son objet « délirant » (comme le serait une voix hallucinée), mais il la fait entrer dans le système de l’échange (publication). Publier, c’est se séparer de son écrit, ça renvoie donc à la perte et à la question du regard de l’Autre : « en appeler au public » – c’est ça publier, donc ça peut également se compliquer… Pas besoin d’être un grand écrivain : un étudiant qui doit écrire son mémoire, faire une thèse, l’artiste amateur ou professionnel qui affiche ses œuvres…ce mouvement qui va de l’espace privé de l’atelier ou du bureau, à l’espace « commun » et banal de « l’exposition » publique, des règles universitaires etc… implique non seulement d’accepter le « jeu social » qui va avec, mais également de pouvoir supporter cet acte « déclaratif » en quoi consiste ce moment d’exposition à un public. 

 

Nonfiction.fr : Ce que nous appelons « déclenchement » psychotique correspond-t-il à un effondrement identitaire ?

Constance Gard : Le terme de « déclenchement » implique une « réponse » du sujet. Le moment de déclenchement ou de décompensation est en général précédé de prodromes (ce que les psychiatres du XIX°s appelaient « période d’incubation » (Georget, Moreau de Tours, Falret, Lasègue ….) Aujourd’hui, quelqu’un comme Henri Grivois parle de « psychose naissante » pour décrire le premier épisode psychotique, qui peut être unique). Le moment où se « déclare » la psychose correspond souvent à un moment où le sujet change de place dans la relation à l’Autre alors même que la relation symbolique à celui-ci manque à sa place. Devenir parents (procréation), être promu (convoque l’Idéal du moi et souvent un changement de place vis-à-vis de ses pairs), mort d’un proche, se marier, divorcer, être quitté etc… ces situations impliquent un changement dans la situation symbolique du sujet :  une structure symbolique est nécessaire pour encadrer ces différentes transitions dans la vie. Tout un chacun peut être bousculé, positivement, ou dramatiquement par ces événements de la vie. En chaque cas il faut repérer dans le discours du patient ce qui, pour lui, s’est effondré. L’effondrement identitaire n’implique pas forcément un effondrement du symbolique. Un syndrome de dépersonnalisation par exemple, peut s’observer dans n’importe quelle structure psychique, c’est la structure narcissique du moi qui est, dans son essence, instable. Parler de « trouble du narcissisme » ne veut donc pas dire grand-chose et n’implique pas la remise en question du système sémantique commun, même si chacun a sa représentation du monde comme « la réalité », et même si cette dernière fait sens singulièrement pour chacun.

 

Nonfiction.fr : Cette réorganisation qui se fait par la suppléance ou par le « sinthome », est-elle stable ? Le psychotique qui parvient à se stabiliser grâce à une suppléance ne risque-t-il plus de « déclencher », c’est-à-dire de se mettre à délirer par exemple, d’avoir un épisode maniaque… Le déclenchement est-il inéluctable ? 

Constance Gard : La compensation par l’imaginaire est instable, donc susceptible de se défaire (« décompenser »). Le rapport imaginaire à l’autre, s’il n’est pas suffisamment articulé au symbolique, oscille entre sentiment de séduction et sentiment de persécution. L’autre est toujours là pour vous prendre votre place, vous déposséder, vous viser. Moins qu’un conflit entre deux personnes, il s’agit d’une identification avec le semblable qui est susceptible d’entrer en conflit avec l’image de soi en train de se constituer.

Concernant une suppléance signifiante, c’est-à-dire qui réorganise la place symbolique du sujet, l’agencement peut tenir très longtemps et ordonner sa façon de hiérarchiser ses manières d’être et de vivre ses relations à l’Autre et au désir. Il y a ensuite les choix que chacun fait, plus ou moins consciemment, pour éviter de se confronter à une place qui viendrait profondément déstabiliser sa relation au monde. 

 

Nonfiction.fr : La différence que vous venez de faire entre compensation et suppléance me paraît éclairante. Quant au fait de dire que (c’est) la suppléance (qui) peut être solide, cela me paraît relever d’un parti pris assez courageux, de surcroît facteur d’espoir pour les psychotiques. Vous auriez très bien pu vous défiler en disant, comme beaucoup : « Bon après, on ne sait pas trop ce qui tient ce qui ne tient pas… » Non : on sait. Donc quelque part, la responsabilité du clinicien est engagée. L’idée n’est pas que les psys. finissent passibles de poursuites quand leurs patients psychotiques déclenchent, mais qu’un point de stabilisation puisse au moins être envisagé. Car si ce n’est en rien le cas, pourquoi faire une psychothérapie ou une analyse…

Constance Gard : Non…on ne SAIT PAS ce qui tiendra pour tel ou tel patient, tout simplement parce que la vie n’est pas prévisible ! Donc les rencontres et les vicissitudes de la vie, la position subjective propre au sujet, font de cette « science » qu’est la psychanalyse, si cela devait en être une, une « science conjecturale ». C’est une façon qu’a eu Lacan dans un de ses écrits (Psychanalyse et cybernétique), de renommer les « sciences humaines » en « sciences conjecturales ». Réel et contingences en somme : un réel qui revient toujours à la même place, et les « rencontres ». La suppléance n’est « rien »… mais un élément peut devenir une suppléance. Ce n’est pas une greffe que l’analyste insérerait chez le patient. Ce n’est pas un talisman, il ne s’agit pas DU « sésame » par excellence…En revanche, oui la parole a des effets, oui le travail psychanalytique peut accompagner quelqu’un dans son « travail » psychique, dans la fabrication d’une « solution ». Et s’il n’y a pas nécessairement quelque chose qu’on puisse identifier clairement comme « suppléance », le travail psychothérapique peut « redonner la main » au patient pour « penser » ce qu’il vit et retrouver du champ pour agir et être en relation avec les autres, trouver sa place dans la société. Mais encore faut-il que le patient soit engagé dans ce travail, ce qui n’est pas le désir de tous. 

 

Nonfiction.fr : Autre question, qu’en est-il, plus spécifiquement, du côté de la femme ?

Constance Gard : Il me semble que la question de la transmission, de l’Idéal, du rapport au corps et la façon dont s’articule l’amour et le sexuel, ont des implications différentes chez l’homme et chez la femme. Ce qu’on observe cliniquement, c’est qu’il y a certaines femmes pour qui être mère ne pose aucun problème majeur, ni sur le plan du rapport au corps, ni sur le plan de la filiation. Mais du côté du rapport à l’homme, « déclarée » femme, en position d’objet du désir de l’Autre, elles décompensent. L’Autre homme en l’occasion, n’est en général pas le père de l’enfant. Il ne s’agit pas forcément d’un amant « effectif », ce peut être le regard, la voix, telle parole, une séduction ponctuelle : quelque chose qui fait « rencontre » et « appel » à cette place d’être désirée comme femme. Il peut aussi s’agir d’une rencontre avec une femme, évidemment.

Inversement, il y en a d’autres qui trouvent un appui certain sur une identification féminine in progress, avec ou sans « partenaire », mais pour qui l’expérience de la maternité sera ravageante. Car la naissance est suivie d’une opération compliquée par laquelle la mère doit reconnaitre l’enfant comme le sien, tant sur le plan de l’image spéculaire que sur le plan symbolique de la filiation. Nous sont familières deux grandes configurations cliniques : les femmes pour qui la forme « être mère » (l’événement de corps de la grossesse) et la reconnaissance de l’enfant sont d’emblée problématiques, et celles pour qui l’enfant entre dans le délire, disons comme « motif », comme objet que l’Autre est susceptible de ravir, ou de viser pour la punir, elle. 

Les différents statuts que prend l’enfant ne se distinguent donc pas si on ne repère pas ce qui disjoint les positions subjectives de femme et de mère. Sans quoi, on ne comprend pas comment certaines réussissent à éviter de devenir folle, en évitant d’être mère par exemple, ou en évitant d’être objet du désir de l’Autre (encore une fois, ce n’est pas le fait lui-même « être mère » ou faire une rencontre avec l’autre sexe qui fait problème en soi, c’est ce qui peut être sollicité ou interprété par le sujet  à cet endroit-là comme signification phallique ou inscription symbolique qui fait défaut) ; et on ne comprendrait pas non plus comment pour d’autres, l’enfant est cet objet établi  dans le discours de l’Autre social sur lequel une femme peut prendre appui comme une façon d’être « nommée à » son rôle de mère, de par la capacité « instituante » de l’Autre social.  

Prenons maintenant l’exemple de la patiente dont j’ai parlé dans ma thèse pour poser la question du sinthome chez la femme : pas de « déclenchement » de la psychose comme on dit…bien que ce ne soit pas si simple. Elle est venue « consulter » à l’occasion d’une rencontre qui l’a particulièrement ébranlée, une espèce d’évènement au niveau du corps et de la parole qui est venu mettre en branle ses certitudes, son rapport au corps (l’image « assumée » d’elle-même ainsi que le point à partir duquel elle se sent regardée, voire « vue ») et à la jouissance. Sans cet ébranlement, elle ne serait probablement pas venue au CMP. Des séries de suppléances à agencer, à remplacer lorsque l’état de son corps changeait (selon qu’elle grossissait ou maigrissait par exemple), ou à l’occasion d’un changement de sa place dans son univers symbolique (son mariage, une grossesse, une promotion au travail, la rencontre d’un amant qui lui parle d’amour, etc), changements qui n’entrainaient pas un « déclenchement » ou une « décompensation », mais une nécessité à « enclencher » un nouvel agencement, quelque chose à inventer, à trouver.

Rappelons que nous voyons, au cabinet, au CMP ou à l’hôpital, uniquement les personnes qui sont contraintes au soin ou celles qui viennent chercher dans cet espace d’écoute et de parole proposé une zone confidentielle, une place singulière pour « traiter » leur question, pour avoir un interlocuteur– ce n’est parfois pas une mince affaire d’en trouver un…mais enfin, beaucoup bricolent leur « affaire » dans d’autres lieux, sur d’autres chemins que ceux qui mènent vers la psychiatrie, le cabinet d’un psychanalyste ou du psychothérapeute.

 

Nonfiction.fr : Qu’en est-il du traitement médicamenteux ? Les bipolaires disent souvent que, suite à la médicamentation, perdre l’état d’élation dans lequel ils se trouvent en phase maniaque par exemple, est un problème pour eux. Ils témoignent de ce en quoi les médicaments les aident à ne pas basculer dans des états excessivement douloureux ou problématiques, mais les privent aussi de quelque chose qui se situe du côté de la joie de vivre.

Constance Gard : Dans le cadre médical, les traitements proposés, négociés, parfois imposés, dans les états délirants aigus notamment, sont pour beaucoup dans la stabilisation des patients ainsi que dans la qualité du travail de psychothérapie que nous faisons avec eux. Et les psychiatres qui prennent le temps de discuter avec leurs patients, de les écouter pour adapter la molécule, la posologie, réduire le mieux possible les effets secondaires, ces psychiatres-là ne sont pas rares. Il y a évidemment les autres… Et malheureusement, même avec un traitement, même bien accepté par le patient, les symptômes peuvent encore se faire très envahissants pour certains. Mais, souvent, le patient peut acquérir davantage de champ vis-à-vis d’eux, en parler, se positionner par rapport à ce qu’il vit, faire des choix également. Pour beaucoup, le traitement permet de ne pas avoir l’esprit saturé de pensées envahissantes qui entravent le rapport à l’autre et à la parole. Dans certains cas, un traitement très léger pourra ensuite suffire. 

Vous évoquez la délicate question de ce qui reste lorsque qu’un traitement supprime des hallucinations auxquelles tenait le sujet, stabilise son élation, éteint la superbe que pouvait lui donner à l’occasion la place d’exception qu’il occupait dans l’existence selon son délire/sa réalité, ou inhibe de façon importante la perception de ses facultés cognitives. Tout cela se voit en effet. Les patients en témoignent, souvent finement. Il y a parfois un mouvement « dépressogène » qu’il faut accompagner. Le psychiatre doit souvent réévaluer le traitement pour ceux qui sont particulièrement sensibles à la perte. Certains verbalisent directement le souhait de rester un peu « haut » (hypomanie, tachypsychie). Le but n’étant pas « d’éteindre » tout élan vital chez le patient, le psychiatre est en général très attentif à cette demande. Mais une perte peut aussi être éprouvée dans le travail analytique. La problématique de la perte et de la dette (symbolique) est bien connue chez les personnes maniaco-dépressives. Dans le cas d’hallucination, il faut savoir qu’obtenir du patient ce que dit la voix entraine une modification dans le rapport à celle-ci. « Le rapport de confidentialité » à la voix change de statut une fois qu’il en a parlé de la sorte. Encore une fois, parler a des effets. Cela permet de penser son délire, ou en tout cas, de moins être « pensé » ou « agi » par celui-ci. 

Pour revenir aux médicaments, il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont ils se ressentent avec ou sans les médicaments…C’est un thème qui a toujours eu une place importante dans les groupes de parole que j’ai animé à l’hôpital. Une fois passé le mouvement binaire pour ou contre, accepter/refuser les médicaments, les choses sont vite bien plus complexes et un débat s’ouvre sur le sentiment d’exister, la façon d’interagir avec l’autre, la possibilité de fonctionner dans le social, d’être « partenaire actif de la société » comme me le disait un patient. La psychothérapie, la possibilité de parler de cette expérience est déterminante.  La vie est faite de pertes et de séparations qu’il ne s’agit pas tant de surmonter que d’intégrer, d’aménager, trouver des relais.

Donc compensations, suppléances, sinthome, ce sont des variations de stabilisation ou de nouage, qui ne mettent pas les mêmes termes en rapport en chaque cas, qui ne nouent pas le réel, le symbolique et l’imaginaire de la même façon. Et selon comment votre réalité « tient », les effets produits dans le rapport à l’autre, à la sexuation, au corps etc. diffèrent. Et vous avez raison de souligner les « compétences propres » du sujet, telle « rencontre », telle « heureuse alliance entre le sujet et son environnement » comme son travail, etc. C’est essentiel pour chacun d’entre nous. Ça va avec « créer de l’espace ». Il faut créer les conditions de rencontres, ou aider à les créer, les encourager. Il faut d’autres champs d’expériences.

 

Nonfiction.fr : En précisant cela, vous ré-introduisez un peu de complexité dans un discours sur l’effet des médicaments qui se résume effectivement un peu trop souvent en termes binaire : « Ils ne sont pas toujours bien vécus ou bien acceptés, mais il faut faire avec. » Ce discours simpliste est fréquent alors que, comme vous le dites très bien, « ce que ça fait » de prendre des médicaments puissants peut être élaboré plutôt que subi passivement et relève, comme bien d’autres choses, de la difficulté qu’il peut y avoir à accepter, dans l’existence, un peu de perte, de manque… ou beaucoup. En ce qui concerne la bipolarité, voulez-vous ajouter quelque chose ? C’est une maladie très actuelle !

Constance Gard : Avec la « bipolarité », nous sommes dans un autre cadre référentiel. Il s’agit davantage d’une appellation pharmaceutique, couvrant le large spectre des tableaux cliniques concernés de près ou de loin par les troubles de l’humeur. L’appellation « bipolaire » ne se limite donc pas à ce que la psychiatrie identifiait comme PMD (psychose maniaco-dépression). Dans la pratique, de nombreux psychiatres l’utilisent car c’est un diagnostic moins stigmatisant, dans lequel chacun peut plus ou moins se retrouver. Il me semble qu’il répond aussi (tout comme « borderline » ou TDAH outre-Atlantique) à la difficulté d’embrasser sous un même terme (psychose) des tableaux cliniques très variés à l’intérieur des deux grands champs des paranoïas et des schizophrénies. Comme me le disait un patient qui connait bien l’institution psychiatrique depuis de longues décennies, « « schizophrène » c’est un peu vieillot comme terme… ». Il soulignait ce côté « old school », qui n’est pas tant celui du mot que des représentations qu’on en a encore aujourd’hui. Mais les représentations qu’on a de quelque chose ne sont pas indépendantes des mots et de leur usage courant. 

 

Nonfiction.fr : Constance Gard, nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions.