Anthracite, dernier roman de Cédric Gras aux éditions Stock, retrace le sort incertain du Donbass, témoin des mutations politiques de l’Ukraine et du floutage de ses frontières, lors d’un été de violences et de chaos.

 

Le territoire de l’ex URSS est loin d’être inconnu pour l’auteur de trente-quatre ans : grand voyageur vers l’est, Cédric Gras avait jusque-là publié trois récits de voyage et un recueil de nouvelles, qui témoignaient de ses séjours en Russie. C’est au même moment où l’histoire d’Anthracite a lieu qu’il est à la tête de l’Alliance française de Donetsk dont il est le fondateur, et qui a fermé depuis.

 

Un regard tangent au cœur du contexte politique ukrainien

 

Au printemps 2014, le pays se présente aux yeux du monde scindé en deux factions : les loyalistes pro-Union Européenne, les « Ukr », et les séparatistes pro-Russie ; les deux se livrent une guerre à coups d’obus dans les territoires du sud-est du pays identifiés comme rebelles à l’unité nationale. Anthracite est un roman qui nous entraîne derrière les coulisses de ce conflit national, sans jamais cesser de nuancer les positionnements et les destins des uns et des autres, et prenant ses distances du regard euro-centré. C’est par la voix élégante de Vladlen que le lecteur tente d’appréhender les raisons de la guerre, ses racines et ses conséquences. Le nom même du narrateur, contraction de Vladimir Ilitch et de Lénine, porte en soi les stigmates du passé soviétique, chargé d’idéaux et d’espoirs, qui caractérise le peuple du Donbass, cette zone géographique charnière entre deux blocs antithétiques, l’Europe et la Russie, qui semble apparaît comme une zone fantôme dans la mémoire des hommes.

 

C’est le geste d’un coup de baguette qui déclenche le mouvement du récit, il est le signal donné par le personnage de Vladlen à son orchestre pour jouer l’hymne national ukrainien mais aussi le point de départ d'une fuite perpétuelle dans le territoire du Donbass. Un seul geste, peut-être inconscient ou encore audacieux, tend à redéfinir de manière définitive les contours de l’existence de Vladlen.

 

Vladlen, ce chef d’orchestre habitué à voyager en Europe, alors distant de la réalité du Donbass et de la République populaire de Donetsk, voudrait plutôt vaquer à son affaire extra-conjugale avec son premier violon Essénia ; c’est pourtant son geste provocateur qui l’oblige à fuir la ville, et qui le plonge dans cette steppe dont le paysage est celui d’industries sidérurgiques et de mines. Recherché par les séparatistes, il part retrouver Émile, son ami d’enfance responsable d’une mine, dans une petite ville au nord de Donetsk ; les deux finissent par déguerpir, en quête d’un endroit susceptible de les abriter pendant l’été, le temps que les conflits s’apaisent.

 

Il en résulte un véritable périple dans les entrailles de la région, où les deux amis se retrouvent souvent catapultés dans des situations aussi absurdes qu’hilarantes. Les rencontres s’enchaînent de manière dynamique, mais le temps du récit est également scandé par le voyage en voiture : à bord de la Volga d’Émile, symbole de la production russe, ils finissent par faire le point sur leurs vies respectives, dans l’amertume des constats et dans la détresse des regrets.

 

Ainsi, un monde révolu émerge à nouveau dans leurs mémoires : l’enfance des fils  de mineurs, le quotidien des mères-piliers devant l’absence des pères disparus, le paysage urbain de ces barres de béton toutes identiques et le crépuscule du rêve communiste inaccompli.

 

Le charbon comme élément fictif et symbole de la grandeur du pays

 

L’aventure sur quatre roues se déroule dans le sillage de l’anthracite, une variété de charbon extraite des mines du Donbass, qui est devenu l’emblème même de cette région géographique mais qui incarne pourtant les vestiges d’un grand développement industriel d’antan, étouffé par la faillite des usines lors de l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Le charbon évoque à la fois la chape de grisaille qui surplombe les immeubles, mais aussi le sort d’une région de mineurs et d’ouvriers, en proie à l’abandon économique, loin du regard central de Kiev. Se dessinent ainsi, au fil du récit, tous les ingrédients nécessaires pour créer un peuple mécontent et écrasé, et donc sensible aux cris séparatistes pour une « Nouvelle Russie », dans la gloire d’une ancienne civilisation qui s’estompe dans la misère.

 

Méditation d’existences croisées sur l’avenir national

 

Le fil rouge du trajet des deux amis est éminemment féminin : d’une part Essénia, jeune amante de Vladlen méfiante et d’un tempérament direct, d’autre part Zlata, la femme d’Émile restée sous le soleil du Portugal. Le souvenir des relations ratées des deux hommes talonnent le récit, et décident leurs destinations successives. Ce voyage à l’improviste remet en question l’intégralité de leurs existences, et devient également l’occasion pour comprendre leurs sentiments vis-à-vis de la réalité politique. Se sentent-ils ukrainiens ou russes ? Veulent-ils s’élancer dans l’avenir européen ou préfèrent-ils se réfugier dans leur passé soviétique ? Anthracite nous apprends qu’il n’y a pas de noir et de blanc, et que toute prise de position est inévitablement traversée par des tensions complexes et souvent contradictoires.

 

Ainsi, au fur et à mesure des pages, le Donbass n’est plus seulement une région contestataire du pouvoir central, étranglée par la corruption, mais apparaît comme tributaire de forces internes et contraires à la manière d’un enfant blessé et malmené par la séparation des parents, qui ne choisit pas vraiment de quel côté se ranger.

 

Que ce soit d’un côté ou de l’autre, les acteurs du conflit semblent habités par le même sentiment de vide, la même envie de revanche et le même désir de défendre une identité balafrée par les événements historiques. Le besoin d’appartenance, dans un univers où l’effondrement de l’URSS a tout chamboulé, semble vital, que ce soit d’un point de vue linguistique ou social.

 

Anthracite parvient à peindre une multitude de personnalités bouleversantes, dans un registre qui frôle le comique à plusieurs reprises ; plus qu’un simple répertoire, toutes les figures croisées au cours du voyage, bien que parfois esquissées, permettent de creuser la question de l’identité, à la fois sociale et politique. Chaque « blok-post », qu’il soit tenu par l’armée ukrainienne ou par une milice séparatiste, est l’occasion de se plonger dans la réalité complexe d’un pays et dans le silence assourdissant des idéaux. La langue employée par Vladlen est précise et soignée, tout comme les images poignantes qu’elle évoque. Toutefois, c’est peut-être l’efficacité même de cette voix qui peine à ce que l’on s’attache au personnage principal, comme si la beauté de la langue le mettait à distance, l’empêchant de se dévoiler entièrement. Certains éléments semblent nous échapper et demeurent suggérés : il aurait sans doute été intéressant de développer davantage le rapport que Vladlen entretient avec sa femme et son fils, qui restent des personnages périphériques, incarnés par des voix au téléphone ou des échos lointains.

 

Le road-trip dans le roman semble donc avoir plusieurs fonctions. Il permet d’explorer la mentalité d’une région grâce au déplacement continu, et les paysages du Donbass industriel aident à se repérer dans l’espace et à donner une forme au périple. Le voyage est également un processus de maturation personnelle, comme le témoignent les deux personnages : à travers les événements politiques, ils parviennent à renouer un ancien lien d’amitié, et à prendre le recul nécessaire sur leurs vies

 

 

Anthracite

Cédric Gras

Stock, août 2016

336 p., 20 euros