Colum McCann demeure fidèle à son entreprise littéraire, esquissant la destinée de personnages brisés par l’existence qui parviennent, avec courage, à surmonter les épreuves qui les frappent. L’écriture fouillée et précise de l’auteur cerne avec brio les nuances psychologiques des personnages au gré d’une véritable et constante révolution des points de vue. 

 

Il y a dans les récits de Colum McCann une constante : il ne cesse de fouiller les consciences, d’arpenter les psychés complexes qui mènent parfois les êtres à des situations critiques. Souvent décrit comme l’écrivain des âmes damnées de la Terre, des parias ou des oubliés, l’auteur irlandais excelle dans l’art de saisir les tréfonds de l’être en proie aux affres de sa destinée. Il aime à dépeindre cet héroïsme inconnu, qui vient se loger dans l’esprit des hommes et des femmes oubliés et leur redonner la grandeur que la société ne daigne pas leur accorder. Mais Colum McCann n’est pas qu’un romancier investi d’une mission de réhabilitation des oubliés, des méprisés ou des déclassés. Il ne serait pas juste de l’identifier à un Zola universel qui choisit ses sujets au fond même des sociétés, dans cette zone grise où les êtres survivent sans même qu’on le soupçonne. Ses récits ne sont pas seulement des étendards voués à exprimer un nouvel héroïsme moderne, dans la lignée des Saisons de la Nuit, épopée des hoboes (vagabonds) et des bâtisseurs de gratte-ciels méprisés par la rigueur implacable du monde. Il semblerait que ce qui fonde son originalité est sa saisie du commun et du point de crise de l’existence, moment où tout bascule.

 

Quoi de mieux que de révéler ce moment non pas au sein de ceux qui ont déjà tout et qui peuvent parfois s’exempter de ces coups du sort – même si nul ne peut réellement s’en affranchir – mais au sein d’êtres universels, plus humbles, êtres du commun dont la souffrance est une chambre d’écho de la nature humaine ?

 

Le carrefour des destinées

 

Les nouvelles de ce recueil, Treize façons de voir, prenant comme il se doit le titre de la plus importante d’entre elles et la plus longue, ont été écrites, comme le rappelle l’auteur, avant et après son attaque par un homme, alors qu’il venait de prêter assistance à une femme « qui venait elle-même de se faire attaquer dans la rue »   , le 27 juin 2014. Elles en portent à la fois les stigmates et préfigurent, si l’on est superstitieux ou si l’on croit en des signes du destin, ce qui arriva à l’écrivain lui-même. Le fil d’Ariane qui relie ces cinq nouvelles est en effet la destinée fatale qui rattrape – mais parfois sauve – leurs héros ou héroïnes (car Colum MacCann place souvent sur le devant de la scène des femmes au destin singulier, hors du commun, comme dans son roman Zoli).

 

Il y avait longtemps, depuis Ailleurs en ce pays (2000, traduit en 2001), si l’on excepte le recueil collectif intitulé Etre un homme (2014), que Colum McCann ne s’était de nouveau plongé dans l’art de la nouvelle. Ses romans, on le sait, sont cependant souvent construits comme une étroite imbrication de plusieurs intrigues, nouvelles croisées qui alternent bien souvent au gré des chapitres et qui donnent l’impression que l’on se trouve face à un faisceau d’histoires, un carrefour de destinées qui se croisent, si bien que l’on vient à se demander si, au fond, Colum McCann n’a jamais véritablement été autre chose qu’un brillant novelliste. Son écriture en effet s’y prête particulièrement : heurtée, incisive, au plus proche de la fêlure existentielle, âpre à rendre la détresse intérieure, les regains d’espoir, les plongées, de nouveau, dans les affres de la désespérance.

 

L’auteur l’admet lui-même, ce recueil est singulier car, au cours de son écriture, il fut lui-même victime de l’un de ces coups du sort qui frappent universellement ses personnages, coup du destin qui, aussi surprenant soit-il dans sa collusion entre la fiction et le réel, n’est pas si inédit quand on songe à la manière dont de nombreux écrivains ont dû, un jour, éprouver la situation dans laquelle ils ont plongé leurs propres héros. Du donquichottisme inconscient. La clé de cette étrange coïncidence est fournie par l’auteur lui-même :

 

« Il me semble parfois que nous écrivons notre vie à l’avance et que, d’autres fois, nous sommes seulement capables de regarder derrière nous. Mais en fin de compte, chaque mot que nous écrivons est autobiographique, peut-être plus encore quand nous essayons d’éviter toute autobiographie   . ».

 

N’est-ce pas tout simplement que l’auteur, écrivant la nature humaine, se trouve parfois inclus, par une circonstance factuelle, dans le monde très large qu’il décrit, à visée universelle ? Fatalement, tôt ou tard, l’écrivain du destin universel est rejoint par cette universalité même.

 

Points de vue et perspectives du récit

 

« Treize façons de voir », distribué en treize chapitres, met en abyme dès le titre le procédé de la focalisation tournante, propre à la technique cinématographique érigée par McCann en principe d’écriture et de structuration. A proprement parler, il n’y a pas treize points de vue différents, mais plusieurs qui s’entrecroisent : nous suivons la destinée d’un vieil homme qui se précipite peu à peu vers la mort, nourri par l’éternel souvenir de sa femme morte trop tôt, remontant sans cesse au bonheur évanoui de ses jeunes années, de sa rencontre, pris en tenailles entre la sollicitude de sa domestique Sally et l’ingratitude de son fils Elliot.

 

Elle ne pourra rien faire pour le sauver (elle aurait pu, mais le tragique selon McCann place les héros dans la situation de l’ironie des pièces antiques : ils précipitent leur destin à chaque instant, alors qu’à chaque instant, ils auraient pu se sauver inconsciemment de la pente inéluctable où ils ignorent s’être engagés). Ironie toujours, c’est indirectement le fils ingrat, rivé à son téléphone, sans sollicitude pour son père, qui le conduira à la mort.

 

Parfois, le récit décroche : l’on suit le regard des caméras, autre mise en abyme du rôle du narrateur inquisiteur, les pensées de Sally, des policiers, et le futur tueur apparaît à la dérobée. Comme dans un roman policier, McCann déroule la succession des indices aux yeux d’un lecteur non encore averti et qui, alors, n’y prend pas garde. Mais le mal veille, sur fond de rancœur et de blessure, d’ingratitude et de revanche. Cette tragédie est celle d’une vengeance et d’une confusion fatale comme il en arrive souvent, vengeance que rien n’aurait pu empêcher, même si l’auteur suggère, par de menus détails, qu’elle aurait pu être évitée. Les ingrédients sont connus depuis Sophocle. Tué en aveugle, sans même avoir le temps d’en prendre réellement conscience, le héros vieillissant de « Treize façons de voir » éprouve, au moment de mourir, la plongée dans un grand vide, selon l’idée si bien formulée par l’auteur que « l’esprit est un puits si profond »    .

 

Fatalité, souffrance et violence

 

Il y a d’abord l’usage que fait McCann du tragique et de la fatalité le fondement de ses récits. Ses personnages courent à leur perte, ils sont aux prises avec leurs propres faiblesses et doivent dominer leurs démons. Alors, McCann se décrit lui-même à travers un double, le héros de la nouvelle « Quelle heure est-il, maintenant, là où vous êtes ? », écrivain laborieux en proie aux affres de la création, cherchant à étendre la toile crédible de son intrigue – celle d’une femme, Kimberlee, qui attend désespérément l’appel de son fils parti en Afghanistan. La détresse des mères fait le lien avec la nouvelle suivante, « Sh’khol », récit d’une femme séparée de son mari, ayant adopté un enfant sourd-muet – Tomas – dans un orphelinat russe, et qui tente de vivre avec lui, seule, apprenant à composer avec son étrangeté et les impossibilités de la communication. Mise au pied du mur du destin, face à cet enfant facétieux qui imite le geste tournoyant de la canne de Chaplin, héros du film muet en qui il se reconnaît, sa fugue la plonge soudain dans des abîmes de remords, de culpabilité et de terreurs. McCann sonde alors ces souffrances intérieures, inexprimables, et l’on croit que le destin s’est précipité lorsque l’enfant finit par être retrouvé, dépouillé de sa combinaison, étrange mue qui l’a peut-être rendu à sa mère singulièrement grandi par cette épreuve.

 

Ecrivain de la souffrance, McCann jamais ne s’y complait. Il cherche à comprendre, par le discours indirect libre, plongeant parfois dans le courant de conscience propre à son illustre aîné et compatriote James Joyce, ce qui peut bien se tramer dans l’esprit de ses personnages. Dans « Traité », un autre coup du sort met en présence une victime avec son ancien bourreau reconverti en politique et croyant faire peau neuve en toute bonne conscience. Que va faire Beverly, elle aussi muée – en religieuse – face à cet agresseur qui l’a jadis violée, humiliée dans sa féminité, allant jusqu’à lui mordre le sein jusqu’au sang, la traitant de « puta » ? Plongée elle aussi dans les affres du doute, elle se vengera mais d’une manière très subtile, inscrivant à jamais dans l’esprit de son ancien bourreau sa présence plus forte encore que toute dénonciation publique. Alors que l’on croit que c’est elle qui demeure le personnage le plus attendrissant, l’on en vient à se demander – et McCann laisse libre le champ aux spéculations –, si sa vengeance en apparence douce n’est pas d’une cruauté encore plus abominable. Et l’on s’interroge avec l’auteur sur ce qui peut bien tourner cette roue infernale de la perversité.

 

C’est la violence qui frappe sans prévenir, comme un coup de folie, qui clôt ce recueil par le récit « Comme s’il y avait des arbres ». Sous un titre oxymorique, la nouvelle retrace en quelques pages le lent basculement d’une destinée. Un témoin qui voit, peu à peu, le drame se développer sous ses yeux, se remémore le scénario d’une attaque au couteau, celle de Jamie sur un terrain de sport, et l’onde de choc qui s’est ensuivie, raccourcie comme une précipitation tragique, à la toute fin du récit. On songe à la Chronique d’une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez. Récit de l’inéluctable, de l’impuissance, par un témoin qui n’a pas eu le temps ou la vitesse ou le réflexe assez précoce, d’intervenir. Et la violence, l’autre violence, celle des témoins extérieurs, médusés et paralysée dans leur inaction – « personne disait rien »   –, avec cette ellipse de la négation qui trahit le discours intérieur du héros qui maîtrise mal la syntaxe des émotions.

 

Dans ce nouveau recueil de Colum McCann, l’écrivain reprend donc avec dextérité ce qui fait le propre de son style, ce parcours des consciences à aiguillages multiples, où se croisent les destins individuels. On suit d’un bout à l’autre le fil d’Ariane d’une réflexion sur le déplacement de la violence, qui n’est jamais là où l’on croit, peut-être plus diffuse qu’elle n’y paraît, contaminant les victimes, comme un legs obscur de leurs bourreaux. Mais le fond même de ces récits n’est jamais totalement obscur et l’écrivain ménage souvent des échappées, des trouées d’espoir dans un univers crépusculaire où son Irlande natale, diffusée et redistribuée entre chacune de ces nouvelles, s’ouvre parfois au domaine le plus poétique quand bien même elle illustre le désespoir : « le ciel avait sombré dans la mer d’Irlande »  

 

Treize façons de voir

Colum McCann

Belfond, février 2016

210 p., 20, 50 euros