Si les réformes nécessaires de l’Euro ne peuvent pas être réalisées, mieux vaut y renoncer pour sauver le projet européen.

L’Europe n’a toujours pas surmonté la crise. Son PIB réel reste en deçà de celui de 2007 et la situation des pays du Sud est encore beaucoup plus mauvaise. Stiglitz en rend l’euro responsable, expliquant que ses malfaçons ont placé ces pays dans une situation inextricable. Celle-ci a atteint son paroxysme lorsque la Troïka leur a imposé des politiques d’austérité et des réformes de structure inappropriées.

Pour asseoir sa démonstration, l’auteur examine les effets de l’euro, revient sur les attentes que ses fondateurs entretenaient à son propos, dont il montre qu’elles ont été depuis en grande partie démenties par les faits. Et il relie ces attentes aux théories économiques sur lesquelles ceux-ci s’appuyaient, et sur lesquelles leurs successeurs continuent de s’appuyer, pour en faire une critique dévastatrice.

Au vu de ces éléments, il paraîtrait indispensable, pour éviter un plus grand gâchis, de plus grandes souffrances et redonner vie au projet européen, d’adopter de nouvelles règles permettant à la zone euro de fonctionner. Mais, à défaut de pouvoir le faire, il vaudrait mieux renoncer à l’euro (en particulier, mais pas seulement, pour tous les pays en difficulté), explique l’auteur, plutôt que continuer de subir la stratégie déplorable, de navigation à vue, que mènent aujourd’hui les institutions de la zone euro.

Car c’est une stratégie qui divise, en opposant, au sein de l’Europe, les créanciers aux débiteurs, à un moment où celle-ci aurait besoin d’être forte et unie pour aborder les défis que posent le réchauffement climatique, le terrorisme international ou encore la crise des migrants. Et pour répondre à l’insatisfaction croissante de la majorité de la population qui a vu son revenu stagner, ses perspectives se détériorer au cours des dernières décennies et qui est aujourd’hui de plus en plus portée à se tourner vers les extrêmes (comme on l’a vu récemment avec le vote sur le Brexit, auquel l’auteur consacre alors une postface).

D’un grand intérêt, comme toujours avec Stiglitz, ce livre est cependant beaucoup trop long notamment parce qu’il multiplie les redites. Ce qui fait qu’il est très difficile d’en rendre compte in extenso. Pour contourner cette difficulté, nous nous concentrerons ici principalement sur le premier et le plus important des trois chapitres où l’auteur examine les malfaçons de l’euro   . Ensuite, sur les deux premiers chapitres qu’il consacre à présenter les solutions possibles selon lui et les mesures à mettre en œuvre dans chacune des deux principales options : réussir à conforter l’euro ou y renoncer   . Nous passerons plus rapidement sur le reste du livre. Car pour finir c’est sans doute le détail de ces propositions qui devrait permettre de se faire l’idée la plus précise des chances que nous aurions de voir ces options se réaliser. Mais, auparavant, il est nécessaire de rappeler les mauvais résultats de l’euro.

De mauvais résultats

La création de l’euro ne semble pas avoir accéléré, si on la compare à la tendance de long terme, la croissance de la zone euro avant la crise de 2008. Depuis lors, au cours des huit dernières années, le PIB réel de la zone euro n’a quasiment pas augmenté. En comparaison, les Etats-Unis ont enregistré une croissance de près de 10%. Et sur la même période, de 2007 à 2015, le PIB par habitant a augmenté de plus de 3% aux Etats-Unis, alors qu’il a baissé d’un peu moins de 2% dans la zone euro. Si bien qu’à fin 2015, l’écart entre le PIB de la zone euro et celui correspondant à la tendance longue de l’ensemble des pays qui la composent atteignait 18%, ce qui est considérable.

Bien évidemment, les pays en crise au sein de la zone euro ont enregistré des performances encore plus mauvaises, qui se sont accompagnées, comme le rappelle Stiglitz, d’un cortège de souffrances (mesurables par exemple à travers les taux de chômage des jeunes atteints dans ces pays).

L’Allemagne elle-même ne paraît bien s’en sortir que par comparaison avec les autres membres de la zone euro. Elle n’enregistre en effet qu’un taux de croissance réel annuel moyen de 0,8% (même s’il faut prendre en compte, la concernant, la diminution de sa population en âge de travailler à un rythme de 0,3% par an).

Les défauts de la monnaie unique

Il faut relier ces mauvais résultats aux défauts de la monnaie unique. L’adhésion à une monnaie commune a privé les pays de la zone euro de plusieurs instruments essentiels pour agir sur la croissance et l’emploi. Elle leur a ainsi retiré le contrôle de leurs taux d’intérêt et celui de leur taux de change. Elle a également fortement contraint, par l’instauration des critères de convergence (qui les obligeaient à avoir un déficit public inférieur à 3% et une dette publique inférieure à 60% du PIB), leur capacité d’user de la politique budgétaire. Et aucuns mécanismes d’ajustement supplémentaires ne sont alors venus compenser ces limitations.

Par comparaison, trois puissants mécanismes d’ajustement permettent au système de monnaie unique de fonctionner aux Etats-Unis : premièrement, la mobilité des personnes au sein d’un espace caractérisé par une langue et une identité commune ; deuxièmement, une solidarité financière entre Etats, en partie automatique puisqu’elle résulte notamment des programmes sociaux nationaux ; et, troisièmement, le fait que le système bancaire soit, dans une large mesure, national. Sans dispositifs institutionnels équivalents, avec des pays aussi différents, on ne pouvait pas espérer que la zone euro fonctionne correctement, conclut alors Stiglitz.

L’erreur a consisté à croire, s’agissant des crises, que la réduction des déficits publics (censée rétablir la confiance et favoriser l’investissement) et le libre jeu des marchés garantiraient, en cas de difficulté, le retour à la prospérité, et qu’à défaut de pouvoir ajuster les taux de change, la dévaluation interne (c’est-à-dire la baisse des prix) permettrait de réduire les déficits commerciaux en boostant les exportations. Dans les faits, la limitation des dépenses publiques et/ou l’obligation d’augmenter les impôts a contribué à affaiblir davantage les pays en crise, et la dévaluation interne n’a pas permis aux exportations de progresser suffisamment pour aider à améliorer significativement la situation de l’emploi (l’essentiel de la réduction du déficit commercial est venue d’une baisse des importations consécutive aux politiques d’austérité).

Mais le défaut majeur de construction du système de monnaie unique a sans doute été l’absence de mesures pour limiter les déficits commerciaux et/ou les excédents sans lesquels les premiers n’existeraient pas, alors que les pays composant la zone étaient très différents. Ils étaient donc susceptibles de réagir différemment à des chocs asymétriques (comme le développement de l’économie chinoise) et/ou de connaître des évolutions divergentes de leur productivité (en particulier en fonction des politiques salariales qu’ils décideraient de mener, comme on l’a vu dans le cas de l’Allemagne). Le problème que posent ces déficits est lié à l’obligation de les financer au risque d’un désengagement, plus ou moins brutal, en lien avec la libre circulation des capitaux, d’une partie des financeurs lorsque la dette atteint un niveau qu’ils jugent trop élevé.

Lorsque la crise de l’euro a éclaté, l’argent a ainsi quitté les systèmes bancaires des pays faibles pour passer dans ceux des pays forts. L’absence de solidarité entre pays a fait le reste, note Stiglitz : « Dès que certains pays de la zone euro ont dû de l’argent à d’autres pays membres, l’union monétaire a changé de nature : ce n’était plus une association entre partenaires égaux s’efforçant d’adopter des politiques à leur avantage mutuel ; la BCE et les autorités de la zone euro sont devenues des agences de recouvrement de créances au service des pays créanciers, notamment l’Allemagne (…) »   . La structure de la zone euro aggrave les différences entre les pays. Au total, « avec les meilleures intentions, l’Europe a créé un système économique plus instable et plus divergent – un système où les pays riches s’enrichissent et les pays pauvres s’appauvrissent, et où l’inégalité s’accroît au sein de chaque pays. »   .

Des politiques inappropriées

Stiglitz décrit ensuite longuement les effets des politiques macroéconomiques et structurelles qui ont été imposées aux pays en crise. Il pointe l’ampleur des drames en cours dans ces pays, en particulier en Grèce, en Espagne, au Portugal et à Chypre. Il dénonce l’incompétence de la Troïka : « chaque fois qu’un pays mettait en œuvre (l’) un de (ses) programmes, il connaissait un grave effondrement économique, parfois une récession, parfois une dépression, après quoi la reprise était au mieux lente ; et […] ces résultats étaient toujours une surprise pour la Troïka […] »   . Et révèle ses objectifs réels : « L’objectif réel des renflouements de l’Espagne, de la Grèce et des autres pays en crise [consistait] à sauver les banques européennes qui avaient prêté de l’argent à ces pays plus qu’à secourir ces derniers. »   .

Il ajoute, point important, que ces politiques ont été poursuivies, alors même que l’immense majorité des économistes universitaires avait dénoncé l’austérité. Dans la zone euro, le taux de chômage moyen est à 10,2% à l’heure où ce livre va sous presse, précise-t-il. Dans ces conditions, il ne fait absolument aucun doute que des réductions de dépenses publiques aboutissent à des réductions du PIB   .

Les réformes structurelles réclamées par la Troïka ont aggravé le désastre, explique-t-il. Bien peu de ces réformes étaient susceptibles de réduire le déficit commercial (et pour cause puisqu’elles portaient dans la majorité des cas sur le secteur des biens non échangés) ou encore de stimuler la croissance. Et les réformes du marché du travail sur lesquelles la Troïka a particulièrement mis l’accent participaient de l’austérité, puisqu’elles avaient principalement pour objectif de réduire encore davantage les salaires.

Au lieu de cela, il aurait fallu aider ces pays à restructurer leur appareil productif par une politique industrielle adaptée (mais la politique industrielle est pour l’essentiel prohibée dans la zone euro) et viser la réduction des inégalités ou encore, s’agissant de la Grèce en particulier, la réduction du pouvoir des oligarques (ce que la Troïka s’est bien gardée de faire).

Des réformes à opérer pour créer une zone euro qui fonctionne

L’ensemble de ces éléments plaide ainsi pour une réforme de grande ampleur du fonctionnement de l’euro. « Les réformes de la structure de la zone euro doivent viser à instaurer un système économique susceptible d’assurer simultanément le plein emploi et une croissance robuste dans chacun des pays membres, avec des déficits de comptes courants soutenables, et cela en l’absence de flexibilité des taux de change et de politique monétaire indépendante. »   , explique Stiglitz.

Il dresse alors la liste de toute une série de changements structurels qui devraient être mis en œuvre selon lui. La plupart de ceux-ci ont déjà été proposés par d’autres ; mis en relation avec les éléments du diagnostic ci-dessus, ils n’en ressortent toutefois que plus cohérents. On peut cependant regretter que ce livre (dont ce n’était toutefois clairement pas l’objet) ne confronte pas ces mesures aux autres programmes de réformes de l’euro, plus ou moins aboutis, qui ont pu être proposés.

Les réformes à opérer, selon Stiglitz, consisteraient  ainsi dans :

- une garantie commune des dépôts bancaires, pour éviter que les capitaux ne sortent des pays en difficulté ;

- une mutualisation des dettes au moyen, par exemple, d’euro-obligations garanties par la zone euro dans son ensemble dont le produit serait ensuite prêté aux différents pays pour leur éviter d’avoir à emprunter dans une devise qu’ils ne contrôlent pas ;

- une réforme des critères de convergence pour se concentrer sur le déficit structurel (celui qui existerait si l’économie était au plein emploi) et en sortant les dépenses d’investissement ;

- la création d’un fonds de solidarité pour la stabilisation pour aider les pays en crise, qui pourrait prendre la forme, par exemple, d’un financement commun de l’assurance chômage ;

- la création de nouveaux stabilisateurs automatiques comme l’impôt progressif, de bons systèmes d’indemnisation du chômage et d’autres formes d’assurance sociale ;

- un encadrement flexible de la création du crédit, qui puisse être modulé en fonction de la situation de certains pays ou types de crédit ;

- la mise en place de réglementations visant à prévenir les excès des marchés et donc l’apparition de bulles ;

- la mise en œuvre de politiques budgétaires, orientées vers les investissements nécessaires (ils sont nombreux), pour ne pas laisser tout le poids du macroajustement peser sur la politique monétaire ;

- une politique de réduction des excédents commerciaux au moyen, par exemple, d’une taxe sur ceux-ci ;

- des politiques budgétaires et salariales expansionnistes dans les pays en excédent ;

- des investissements pour améliorer la qualité des infrastructures dans les pays les moins bien dotés ;

- un élargissement du mandat de la BCE pour y inclure les objectifs de plein emploi et de croissance, ainsi que de stabilité financière ;

- une réforme des cadres juridiques, réglementaires et fiscaux de l’Europe qui aiderait à orienter le secteur financier sur le long terme pour le mettre au service de la société et qu’il remplisse son rôle d’intermédiation ;

- une réforme de la gouvernance d’entreprise, là aussi pour corriger son orientation court-termiste ;

- une réforme du système des faillites pour instaurer un super "chapitre 11", c'est-à-dire d'étendre ce dispositif de gestion des faillites d’entreprise aux Etats-Unis aux  pays où une telle procédure n’existe pas, pour permettre aux entreprises en faillite de se réorganiser ;

- une promotion des investissements environnementaux et l’instauration d’un prix du carbone élevé au niveau européen et d’une taxe sur les produits en provenance des pays qui n’assigneraient pas au carbone un prix aussi élevé ;

- une limitation de la course au moins-disant en matière fiscale ;

- et, parce que la redistribution devrait être abordée au niveau européen, un impôt sur les revenus supérieurs à un certain seuil (250 000 euros) à un taux modéré (15%), le produit de cet impôt pouvant servir à financer certains efforts comme la réinstallation des migrants ou l’aide extérieure.

Si ces mesures ou des mesures équivalentes ne pouvaient être adoptées, alors la solution de loin préférable à la stratégie actuelle menée par les institutions de la zone euro, c’est-à-dire « faire le minimum pour empêcher l’éclatement de la zone euro mais pas assez pour lui rendre sa prospérité », serait d’accepter un divorce à l’amiable.

Cette prise de position d’un des économistes les plus renommés au monde a tout pour réjouir les quelques économistes français (J. Sapir, F. Lordon...) qui plaidaient depuis plusieurs années en faveur de la sortie de l’euro et allaient jusqu’à élaborer des solutions de dissolution. Les possibilités de réforme de l’euro, à laquelle ils ne croient pas, les intéresseront moins que la critique de ses malfaçons, qui rejoint en effet très largement celles qu’ils avaient pu exprimer eux-mêmes, même si Stiglitz est très éloigné des positions souverainistes adoptées par ces derniers.

La sortie de l’euro d’un ou de plusieurs pays

La difficulté que représente pour un pays la sortie de l’euro est bien résumée par l’auteur : « Organiser une sortie de l’euro pose plusieurs problèmes difficiles : il faut gérer le déficit budgétaire, le déficit des comptes courants et la dette ; créer et maintenir un système bancaire stable, qui procure une offre stable de crédit pour financer les nouveaux investissements ; et mettre en place un nouveau système de transactions financières.   »

Pour ce faire, l’auteur recommande ainsi de :

- passer à la monnaie électronique en abandonnant l’argent liquide, ce qui réglera notamment les problèmes liés à l’impression d’une nouvelle monnaie ;

- rétablir la souveraineté intérieure sur la création du crédit, soit en en chargeant une banque publique, soit en optant pour une mise aux enchères du droit de prêter, assorti de conditions par type de crédit ;

- gérer le déficit des comptes courants par la dévaluation de la monnaie et au moyen de certificats d’importation (une idée suggérée pour les Etats-Unis par Warren Buffett) ; l’Etat remettrait à tout exportateur un certificat d’un montant proportionnel à la valeur de ce qu’il a exporté et tout importateur aurait obligation de payer en plus du prix un certificat correspondant à la valeur de ce qu’il souhaite importer. En égalisant la demande et l’offre de certificats, on équilibrerait automatiquement les comptes courants, ce qui permettrait de garder en toute circonstance le contrôle du déficit commercial, en s’affranchissant des fluctuations, souvent erratiques, du taux de change ; « Dans le monde réel, celui où nous vivons, il vaut souvent mieux ne pas se fier uniquement aux prix – essayer […] de contrôler la quantité du crédit et celle des exportations nettes, et de réglementer les usages qu’on fait du crédit et le montant des dettes libellées en devises étrangères »   , explique l’auteur ;

- gérer le déficit budgétaire ; les déficits ont été réduits « par le sang et les larmes » dans les pays en crise et la monétisation d’une partie de la dépense publique, la restructuration de la dette (ci-dessous) et la mise en place des certificats d’importation (ci-dessus) devraient faciliter cette gestion ;

- enfin, restructurer la dette – c’est sans doute le point le plus délicat  – en espérant que les autres pays de la zone euro useraient de leur pouvoir et de leur influence pour limiter les actions en justice lancées par les créanciers privés.

Là encore, on peut sans doute regretter, même si ce n’était pas l’objet du livre, que ces mesures n’aient pas été confrontées aux quelques programmes qui ont été proposés, notamment par les économistes évoqués ci-dessus, de sortie de l’euro. Et également, et c’est ici que ce manque est le plus criant, que le livre ne se soit pas penché davantage sur le cas de la France, qui reste, pour l’instant, dans un entre-deux, où la préconisation est sans aucun doute plus délicate que pour les pays en crise.

Stiglitz évoque ensuite rapidement une dernière option, celle d’un « euro flexible » dans laquelle il y pourrait y avoir plusieurs regroupements de pays, chacun de ceux-ci étant doté de sa propre monnaie. Les mêmes réformes que dans l’option de sortie simple ci-dessus pourraient être mises en œuvre, mais la perspective à terme redeviendrait celle d’instaurer une monnaie unique qui fonctionne. Ce qui devrait conduire à chercher à limiter les excédents entre ces différents groupes, partager plus efficacement le fardeau de l’ajustement entre pays excédentaires et déficitaires et faire converger les productivités en rétablissant les sources de financement dans les pays faibles.

Ce livre a le grand mérite d’ouvrir le débat sur l’avenir de l’euro et les politiques économiques qui pourraient être menées en Europe. Il pourrait obliger des gouvernements à justifier davantage leurs choix de politiques et favoriser certaines remises en cause, dont on a vu ces derniers mois quelques signaux encourageants. Ce dont il faudra alors savoir gré à Joseph Stiglitz