Pour tenir compte de la diversité, faut-il renoncer à la neutralité républicaine et adopter une laïcité qui valorise les croyances ?

De nombreux travaux ont déjà été consacrés aux objectifs de l’enseignement du fait religieux à l’école. Mais peu d’entre eux ont adopté un point de vue philosophique. C’est le cas du livre de Sébastien Urbanski, maître de conférences à l’université de Nantes. L’auteur réunit des compétences très diverses, en philosophie des sciences, en sociologie de l’éducation (notamment l’étude des représentations des élèves) et, surtout, en philosophie politique, compétences qui rendent ses réflexions extrêmement précieuses.

 

Le projet de l’ouvrage est de s’interroger sur les réquisits d’une laïcité d’intégration dont l’enseignement du fait religieux serait l’outil. Faudrait-il, pour tenir compte de la diversité culturelle du pays, opérer une transformation profonde de l’idéal laïque et, éventuellement, renoncer à la neutralité républicaine, telle qu’elle ressort de la loi de séparation de 1905, pour s’adapter à une « laïcité européenne » qui valoriserait la croyance religieuse ?

 

Emprise du religieux ?

 

La question, à l’évidence, se pose lorsque l’on se penche sur les justifications de l’enseignement du fait religieux par nombre d’idéologues dont l’auteur interroge, avec une rare précision, écrits et déclarations. On prend alors conscience de l’ambiguïté des motivations d’importants protagonistes de cette histoire. Qu’il s’agisse de Dominique Borne (doyen de l’inspection générale d’histoire de 2002 à 2005), ou encore de Luc Ferry, de Régis Debray (pour ne citer que les plus connus), la thèse dominante est celle de l’impossibilité d’échapper au religieux. Non pas à l’idée, que l’on pourrait, à l’instar de Dworkin, qualifier de religieuse, selon laquelle l’univers est compréhensible, ce qu’évidemment un athée acceptera, mais qu’il existe un absolu, lequel renvoie nécessairement à l’infini et à Dieu (Debray n’hésite pas à convoquer le principe d’incomplétude de Gödel pour fonder ces audacieuses hypothèses).

 

S. Urbanski cite opportunément la critique que fait Daniel Dennett du livre de Debray (2001) Dieu, un itinéraire : nous ne savons pas vraiment si l’ouvrage est une interrogation sur le concept de Dieu ou sur Dieu en tant qu’Eternel (comme semble l’indiquer le sous-titre). Or cette ambivalence est paradigmatique de celle qui concerne l’enseignement du fait religieux   , à tel point qu’il est légitime de se demander si l’objectif, plutôt que d’apprendre sur les religions, n’est pas d’apprendre des religions   .

 

Ainsi se trouvent subrepticement imposées, à la fois, une valorisation de la croyance religieuse et l’idée qu’il n’est guère possible d’échapper au fait religieux   . R. Debray, par exemple, prête à celui-ci une dimension identitaire et collective, assez commune à ceux qui adoptent une forme de holisme ontologique lequel, par définition, réduit à peu de chose l’autonomie individuelle. Mais faut-il qu’il en soit ainsi si l’on souhaite consolider le lien social républicain, consolidation qui constitue l’objectif majeur de la laïcité dite d’intégration ? Cette question est cruciale, nous y reviendrons.

 

Mais, auparavant, il nous faut approuver l’auteur lorsqu’il montre l’usage par certains protagonistes (Willaime, Allieu, etc.) de la pensée du philosophe des sciences Thomas Kuhn. L’objectif est clair : considérer les « vérités » religieuses comme il conviendrait d’interpréter les vérités scientifiques, autrement dit faire de la vérité un mythe fondateur du savoir scientifique et relativiser la force de la preuve à tel point que s’effacerait toute différence entre science et religion à propos du statut de la vérité.   Enfin, notons l’intérêt de l’examen de la situation polonaise. Il montre l’incongruité d’une « laïcité européenne « fondée sur l’idée qu’il n’existerait plus en Europe de risques de menées cléricales. Il convient donc de refuser cette inflexion radicale de la laïcité à la française. Faut-il pour autant s’arquebouter sur notre modèle et refuser toute modification ? C’est là qu’apparaît la nécessité de l’appel au républicanisme critique.

 

Pettit et l’idéal de non-domination

 

Selon S. Urbanski le républicanisme critique de Pettit permet « de penser des réalités essentielles pour le présent propos : croyances collectives, laïcité, connaissance »   . L’utilité de cette approche demande à être illustrée.
Il faut tout d’abord rappeler la différence entre domination et ingérence (ou interférence). Elle trouve une illustration saisissante, de nature à éclairer les problématiques contemporaines sur les revendications des groupes minoritaires, dans le cas de l’esclavage.

 

L’esclave, incontestablement dominé, peut ne pas subir d’interférences réelles : « Mon maître peut en effet être d’une bonté telle qu’il choisit de ne pas peser sur mes choix, ou bien encore je peux exercer mon habileté ou mon sens de la flatterie pour toujours parvenir à mes fins ».   À l’inverse, il peut y avoir interférence sans que je sois l’esclave de quiconque si, par exemple, l’État, conformément à la loi, s’ingère dans ma vie en exigeant le paiement de mes impôts.

 

Ne pas être soumis au pouvoir d’un maître, tel est donc, selon Pettit, l’idée essentielle du républicanisme, son idéal de liberté. Dans la situation examinée par S. Urbanski, l’idéal de non-domination est enfreint si les élèves ne sont pas protégés, lors de l’étude du fait religieux dans l’enseignement public, si les croyances religieuses (ou non) des enseignants interfèrent arbitrairement avec leurs propres croyances. La non-domination, l’auteur a raison d’y insister, « requiert un décentrement de la république par rapport aux formes culturelles dans lesquelles elle s’est incarnée » (p. 63). Ce décentrement implique une réflexion sur le nous auquel nous sommes supposés appartenir.

 

Un holisme individualiste

 

Nous l’avons vu, la liberté du sujet est profondément compromise dans les conceptions holistes adoptées par un certain nombre d’auteurs qui font de la religion un invariant de la conscience collective. La question que pose l’auteur est cruciale : « Comment un collectif peut-il “penser” sans court-circuiter les volontés individuelles ? »   . Or, la pensée de Pettit permet, sans nier l’autonomie des faits institutionnels, lesquels apparaissent dotés d’une certaine objectivité, de conserver des explications du comportement faisant appel aux croyances et aux désirs individuels des agents, « le sujet intentionnel étant le seul sujet que nous connaissons ».   Si aucun individu isolé n’est capable de manifester une psychologie humaine complète, sa réalisation ne pouvant s’accomplir qu’en communauté, « la psychologie produite grâce aux relations avec les autres est justement le genre de psychologie auquel croient les individualistes ».   Nous sommes donc en présence d’une ontologie tout à la fois individualiste et holiste, laquelle, comme le résume S. Urbanski, doit partir « non des entités sociales, mais des individus eux-mêmes, pour éclairer les procédures qui leur permettent de “faire collectif” »   .

 

Le républicanisme critique permet donc, ainsi que l’écrit l’auteur, de considérer l’enseignement du fait religieux comme légitime, à condition qu’il satisfasse deux objectifs : « Transmission de connaissances, reconnaissance du statut civique de ceux qui portent des mémoires minoritaires »   . Il est tout de même permis de douter que ces réquisits soient remplis. L’ouvrage de S. Urbanski constitue une précieuse clarification des enjeux de cet enseignement.