Rentré en grâce dans les dernières décennies, le pèlerinage est un phénomène structurant des mentalités de l’Occident moderne.

Dans le film Ways (La Route ensemble), Thomas Avery (Martin Sheen) part chercher le corps de son fils, décédé alors qu’il accomplissait le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Une fois sur place, il décide de porter les cendres de son fils jusqu’à Saint-Jacques. S’ensuit un chemin parsemé de rencontres, la moindre n’étant pas celle que Thomas Avery fait avec lui-même. Le pèlerinage dans le film est dépourvu de l’encadrement de l’institution, en l’occurrence l’Église en tant qu’ordinateur du sacré, mais, en revanche, il repose pleinement sur la fonction initiatique du voyage   . Il témoigne aussi de l’intérêt contemporain pour la vitalité de ce pèlerinage qui, en 2014, a compté 238 000 participants et même 272 000 en 2010, lors de la dernière année sainte compostellane   .

 

Si le pèlerinage faisait l’objet d’une désaffection jusque dans les années 1960, il connaît aujourd’hui une nouvelle jeunesse, comme d’autres pèlerinages, rappelant si besoin en était que le « voyage au saint » est un phénomène qui s’inscrit dans la longue durée. Dans la pratique, il est tout sauf linéaire mais au contraire marqué par les flux et les reflux du temps   . C’est justement l’objet du dernier ouvrage de Dominique Julia que de rendre intelligible le fonctionnement des pratiques pèlerines, en se focalisant sur l’Ancien Régime. Des articles ou contributions parfois difficiles d’accès sont ici réunis, précédés d’une introduction lumineuse qui vient éclairer l’ensemble des études débutées dans les années 1990   . Ces travaux viennent se placer dans le prolongement de ceux d’Alphonse Dupront   , au séminaire duquel Dominique Julia participa dans les années 1960 et 1970   . La pensée du « maître » constitue d’ailleurs un fondement et une source essentielle dans la démarche historiographique de Dominique Julia   . En cheminant au gré des sources, qui sont autant de voies praticables, Dominique Julia cherche à rendre compte de ce qu’étaient les pèlerinages à l’époque moderne sur le plan social et sur le plan anthropologique.

 

(Pèlerins de saint Jacques, Groupe statuaire, Pons.)

 

La carte et le pèlerinage

Les premiers chapitres, « Sanctuaires et lieux sacrés à l’époque moderne » et « Continuités et ruptures dans la vie des pèlerinages. De la Réforme à la Révolution française », dressent un cadre général du phénomène pèlerin à l’époque moderne   . Loin d’être une période de désaffection pour les pèlerinages, l’époque moderne voit d’anciens lieux redevenir l’objet d’un enthousiasme renouvelé et de nouveaux sites apparaître, motivés par le besoin de « recharge sacrale » post-tridentin. En effet, la Réforme constitue un événement majeur dans l’histoire des pèlerinages en occident. La condamnation de ceux-ci par le protestantisme, si elle n’est pas toujours suivie d’effets sur le terrain, entraîne, d’une part, la désaffection de lieux de pèlerinages et, contribue, d’autre part, à ériger des frontières confessionnelles. En réaction, elle suscite le besoin de réaffirmer son autorité, d’afficher sa foi. Des lieux de pèlerinages anciens, comme Rome ou Notre-Dame-de-Lorette, continuent quant à eux d’attirer les foules.

 

La Réforme est loin d’être l’unique trait constitutif de l’histoire des pèlerinages à l’époque moderne. L’abandon progressif de celui de Jérusalem au XVIe siècle tient aux conditions d’occupation des lieux saints par les Ottomans et de la difficulté de naviguer en Méditerranée. D’autres effets viennent s’ajouter aux précédents. Ainsi, ce que Dominique Julia appelle la « logique de dissémination »    a pour conséquence de créer des sanctuaires de proximité qui constituent une myriade de lieux permettant une appropriation du territoire au cours de voyages. C’est ce que nous livre le témoignage de Pierre Bernard, maître d’école amiénois qui n’hésite pas à se lever « à trois heures du matin » pour entendre la messe avant d’accomplir sa journée de pèlerinage et de revenir   .

 

Néanmoins, les sondages sur les flux de pèlerins, à Rome, Bari, Lorette ou Compostelle, montrent une perte d’affluence pour les pèlerinages au cours du XVIIIe siècle. Le nombre de pèlerins accueillis à l’hospice de la Santissima Trinità à Rome passe ainsi de 160 000 en 1650 à 100 000 en 1775 et à 94 000 en 1825   . Au-delà des aspects conjoncturels comme les guerres ou les épidémies, l’évolution de la perception du pèlerin par les autorités joue un rôle fondamental. Le pèlerin à la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle est toujours davantage assimilé à un errant, à un mendiant, à une personne dont les mouvements doivent être contrôlés. En France, les ordonnances de 1724 et de 1764 en sont de bons exemples. Les États modernes, à mesure qu’ils s’affirment, cherchent toujours plus à exercer un contrôle social sur leur population et visent à « restreindre l’entrée, la sortie ou le passage des pèlerins de même qu’à réduire de manière drastique le nombre des lits d’hôpitaux qui leur étaient réservés »   . L’action de la Révolution française se révèle comme un moment paroxystique de cette tendance.

 

Pour autant, la Révolution française ne signifie pas la fin des pèlerinages. Elle constitue, au contraire, un observatoire privilégié des logiques de recompositions constamment à l’œuvre. Dominique Julia suggère d’étudier les pèlerinages comme élément nuançant la thèse d’une déchristianisation brutale à partir de l’automne 1793. Les stratégies pour conserver les reliques, ou pour les mettre de côté en sont un exemple   . Toutefois, au-delà d’un phénomène social de grande amplitude, les pèlerinages sont aussi une expérience du sacré.

 

(Foule de pèlerins devant la cathédrale Saint-Jacques en 2016.)

 

Du geste du pèlerin à la geste du pèlerinage

 

À une cartographie et une analyse sociologique des flux pèlerins, Dominique Julia ajoute l’analyse approfondie de sources du for intime, tels que journaux de voyage, guides, récits ou encore lettres. Ces différents textes permettent de s’approcher de l’expérience des voyageurs. D’emblée, l’historien prend soin de préciser qu’il s’agit la plupart de temps de sources stéréotypées, qui correspondent en fait un genre littéraire préétabli, celui du récit de voyages. Il a ses codes, comme le réemploi des guides et d’autres récits de voyages, ses topoi, son style propre. L’historien doit alors faire parler les silences ou, s’il a de la chance, saisir une remarque de l’auteur qui permet d’éclairer son état d’esprit, comme telle allusion à un vœux ou telle expression plus spontanée de piété   . Sans aucune naïveté pour faire parler les auteurs à leur place, et avec une grande modestie devant la « pudeur » des récits   , Dominique Julia cherche à approcher ce que ces récits peuvent nous révéler de la piété à l’époque moderne et de la perception de la pratique du pèlerinage.

 

Il prête tout d’abord une attention particulière aux voyages. Le livre fourmille d’exemples qui sont autant de petits faits survenus au cours de ces périples et qui en constituent toute la sève. Il montre les fatigues engendrées par la marche, la promiscuité des corps dans les hôpitaux, le choix primordial des compagnons de route. Les voyages ne sont pas faits en ligne directe mais par des voies détournées, que l’écriture se chargera ensuite de réagencer selon un ordre cohérent.

 

A cette première dimension, s’en ajoute de manière évidente une autre, celle de l’expérience sacrée que constitue le pèlerinage. L’auteur le rappelle à plusieurs reprises : le pèlerinage est une démonstration de piété, ce dont témoigne attention particulière aux ex-voto, qui sont autant de manifestations de la piété. Le voyage est aussi le moment d’une renaissance. C’est pourquoi le corps présente une importance primordiale. Comme il l’écrit, « l’instant du toucher consacre l’arrivée au terme – le pèlerinage n’est pas une errance –, l’accomplissement de la route et du vœu »   . C’est d’ailleurs cette prédilection pour le toucher qui peut poser problème aux autorités ecclésiastiques dans le cadre d’une pastorale tridentine qui s’axe résolument sur le « voir », dans l’idée de « discipliner les approches ». Le souci de garder une trace, comme l’achat d’une conque, l’obtention d’une médaille, est animé par le désir de maintenir présente cette puissance sacrale acquise au prix de la marche, et aussi d’y faire participer son entourage.

 

De manière plus globale, ces récits montrent que les pèlerinages sont des expressions volontaires de la foi. Ils s’affichent comme des parcours de foi. Ce sont de « saints voyages » qui visent à accorder des grâces. En ce sens, les pèlerinages sont des mobilités actives qui répondent à un projet spirituel. Néanmoins, les voyages ne sont pas uniquement des parcours spirituels puisqu’ils comprennent aussi une dimension de rencontre avec l’altérité, marquée par des moments de relâchement où s’exprime la curiosité des voyageurs.

 

C’est tout le mérite du travail de recherche de Dominique Julia que de lever un pan du voile de cette expression de la piété occidentale. À cet égard, on ne peut qu’être sensible à l’anthropologie historique du fait religieux que pratique Dominique Julia, donnant à voir une histoire religieuse s’approchant de ce que devait être le sentiment religieux, et de ses manifestations, au-delà de concepts monolithiques comme celui de « religion populaire » que l’historiographie récente a révisé   .