L’Inde du Premier ministre Narendra Modi suscite l’inquiétude chez de nombreux observateurs. Les nationalistes hindous mettent en péril la construction nationale que les pères de l’indépendance ont tenté laborieusement de promouvoir pour une cohabitation apaisée des diverses communautés religieuses que le pays accueillait. La gauche, dont la composante communiste marxiste est la plus significative, ne semble pas être parvenue à mobiliser une population de plus d’un milliard d’individus, comme en témoigne la sévère défaite du Front des Gauche aux législatives au Bengale occidental en avril dernier.

Dans cette chronique, Nathalène Reynolds propose une analyse de la gauche indienne.

Aujourd’hui elle revient sur la défaite du Front des gauches en avril dernier.

 

Du 4 avril à 5 mai 2016 se sont déroulées des élections législatives dans l’État indien du Bengale occidental. La victoire du Congrès Trinamool (parti régional bengali) a été éclatante. Le Front des Gauches dont le Parti communiste indien (marxiste) est la composante dominante a, pour sa part, subi une défaite sévère. Il a, il est vrai, gouverné le Bengale de 1977 à 2011, laissant de tristes souvenirs. En outre, son entente électorale avec le Congrès (parti national indien) aurait été la cause de l’érosion d’une audience déjà bien entamée.


La gauche indienne est divisée en bien des mouvements qu’il faut parfois qualifier de groupuscules. Le Front des gauches au Bengale occidental comprend, outre le Parti communiste indien (PCI) et le Parti communiste indien (marxiste)   , le Parti socialiste révolutionnaire   , l’All India Forward Bloc, le Parti communiste indien révolutionnaire   , le Marxist Forward Bloc, le Samajwadi Party(Parti socialiste)   , le Parti socialiste démocratique   , le Biplobi Bangla Congress (Congrès révolutionnaire bengali), enfin le Parti des travailleurs indiens   .


Avant de tenter une analyse des récents résultats électoraux au Bengale occidental   , il faut mentionner la difficulté à interviewer les observateurs de la vie politique du Bengale occidental basés à Kolkata. L’observateur étranger ne peut manquer de se demander si les différentes tendances qui rythment la gauche bengalie ne sont pas plus préoccupées d'analyser la politique du Front des gauches lorsque celui-ci gouvernait l'Etat du Bengale (1977-2011) que de viser à une unité pourtant urgente à considérer les enjeux immédiats déjà évoqués dans cette chronique. Nombre d’analystes indiquent que la popularité de l’All-India Trinamool Congress (AITMC) ne sera guère durable, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du Peuple indien)   lui succédant.


Pour autant, la Chief Minister (Cheffe de l’Etat), Mamata Banerjee, s’emploie à rassurer l’importante communauté musulmane du Bengale occidental   , refusant d’adhérer aux campagnes nationalistes hindoues dont nombre d’États de l’Union indienne sont la cible. Le PCI(M), dans son analyse de la défaite de mai 2016, souligne pourtant l’inimitié que feignent d’éprouver, l’un à l’égard de l’autre, le Bharatiya Janata Party et le Trinamool Congress.  


Il y a, de toute évidence, plusieurs problématiques d’importance qui expliquent le lourd antagonisme qui divise les diverses gauches. De surcroît, celles-ci   tolèrent mal l’hégémonie que le PCI(M) s’est attaché à exercer, notamment au Bengale occidental. Cette formation semble davantage préoccupée de se maintenir au pouvoir que de se placer à la tête de mouvements sociaux. Le récent verdict des urnes au Bengale occidental, montre que le Parti communiste marxiste, en dépit de l’autocritique à laquelle il s’est livré au lendemain des élections législatives de mai 2011, n’est pas parvenu à regagner la confiance des masses populaires. L’explication, certes recevable, de son difficile accès à la population en raison de la politique de terreur (selon l’expression dont il use) du Trinamool Congress   ne parvient pas à totalement emporter l’argument. Les générations nées durant le long règne du Front des gauches seraient-elles tentées par un autre modèle ?


Il faut bien reconnaître le malaise d’une fraction privilégiée de la société bengalie, toutes affiliations politiques confondues (le plus souvent, issue des castes supérieures) qui ne semble pas vouloir admettre que le peuple – ou, pour reprendre une expression marxiste, les masses populaires – corresponde à une réalité. Nombre d’entre eux ne paraissent guère fréquenter les milieux ouvriers des villes bengalies, encore moins les zones rurales. Certes, hommes et femmes politiques se rendent dans de tels lieux lors de campagnes électorales, mais ils se contentent le plus souvent de s’adresser du haut d’un podium à une audience réunie pour la circonstance. D’autres motifs peuvent conduire par exemple des universitaires à un court séjour en milieu ouvrier ou urbain, telles des études de terrain ; néanmoins, la distance sociale demeure. Un cadre du Parti communiste indien qui ne souhaite pas révéler son identité déclare même regretter que la « déclassification » des cadres du mouvement communiste, issus le plus souvent des classes moyennes, n’ait pas eu lieu.


Il faut dire que les disparités sont telles, que l’adhésion à une idéologie de gauche généreuse n’est guère suffisante pour pousser les différentes sections de la société civile à prendre le chemin de quartiers ou de villages où la population souffre d’une pauvreté endémique. Au demeurant, suite au mouvement de Naxalbari de la fin des années 1960   les Bengalis éprouvent un enthousiasme modéré face à l’engagement de personnes issues de milieux favorisés (notamment de jeunes étudiants) à leurs côtés. Ils ne s’opposent pas aux visites d’hommes politiques, d’universitaires ou de membres de la société civile, mais considèrent souvent de tels gages comme peu satisfaisants.


L’Inde a subi de profonds changements qui contribuent à la modification d’une société peu encline à laisser place à une véritable mobilité sociale. Encore fréquemment, une piètre condition économique rime avec une appartenance aux basses castes. Pour schématiser, les strates les plus défavorisées tendent à ne plus admettre avec fatalisme le caractère irrémédiable de leur condition. Faute souvent d’oser lutter ouvertement à l’encontre de ce qu’ils jugent comme une iniquité découlant de la puissance de l’élite qu’elle soit politique, économique ou intellectuelle, elles n’hésitent pas à apporter leur soutien à des figures telle Mamata Banerjee au Bengale occidental.


La scène mondiale est, à n’en pas douter, le théâtre de populismes qui témoignent de la remise en cause de la confiance que les populations accordaient traditionnellement aux élites. Mamata Banerjee a sans doute pressenti ce phénomène bien avant les élections législatives de 2011. Elle continue ainsi de s’habiller de façon très simple voire pauvrement ; et ce qui est aux yeux des élites une manipulation n’est pas sans exercer un certain attrait parmi les classes inférieures. En effet, la tenue vestimentaire est en Inde comme ailleurs, l’une des clés du statut social.


Un environnement politique modifié


Le PCI(M), lors de son XXIè Congrès (19-21 janvier 2015), s’est déclaré attaché à une lecture des événements mondiaux qui, au demeurant, suscite le consensus au sein des gauches indiennes, à savoir le « reflux des valeurs progressistes universelles suite à l’échec du socialisme »   . Alors que nombre d’observateurs estimèrent que la chute du bloc que dirigeait l’Union Soviétique sonnait le glas de la prééminence d’idéologies qui avaient rythmé la scène internationale, en particulier suite à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), le mouvement communiste indien fit face à nombre de critiques qui récusaient davantage encore son utilité. Ce fut là une assertion que les divers partis communistes, en Inde, rejetèrent. Il ne s’agissait pas moins, pour eux, de rappeler aux sections de l’opinion, conscientes des enjeux mondiaux et nationaux mais aussi séduites par le modèle occidental, qu’une Inde aux inégalités déjà criantes se devait d’avancer avec circonspection sur la voie d’un développement que la libéralisation économique, selon les voix dominantes, favoriserait.


De même leur fallait-il s’atteler à une tâche délicate : persuader les sections de la bourgeoisie qui n’adhéraient pas inconditionnellement à la logique du marché et l’intelligentsia progressiste   que leur rôle demeurerait.


Certes, le Front des gauches continuait de gouverner le Bengale occidental et était périodiquement réélu dans le Kérala ; néanmoins, certains politologues insistaient sur la marginalité de ce phénomène. Sans conteste l’Inde éclatante   – pour tenter de rendre l’expression d’India Shining – entendait écarter tout risque d’un communisme qui en était venu, sous l’injonction de l’Union Soviétique, à soutenir le modèle socialiste nehruvien dont il s’était érigé, suite à la libéralisation économique, le garant.


Il est vrai que, dès le milieu des années 1990, le Parti du Congrès qui avait jusque-là dominé les destinées du pays perdait son statut de parti majoritaire, tandis qu’il entamait ce qui ressemble aujourd’hui fort à un irrémédiable déclin. Vers la même époque s’affirmaient sur les scènes régionales des partis tels le Bahujan Samaj Party   et le Samajwadi Party dont l’objectif affiché était de se pencher sur un enjeu que des partis au statut nationaux tels le Congrès mais aussi le PCI et PCI(M)) n’avaient su ou n’avaient cherché à résoudre promptement : la situation d’une large fraction de la population maintenue, notamment par le biais d’un système de castes, dans une position socio-économique inacceptable.


Le mouvement communiste, sans ignorer la problématique des castes, continue d’accorder son attention à la question des classes, reflet du rapport des forces économiques qui explique (selon lui) la sujétion des ouvriers et des paysans indiens.


Autre dimension dont la scène indienne a été le théâtre : l’affirmation des partis régionaux. Il faut aussi mentionner la récente émergence de l’Aam Admi Party (AAP, Parti de l’homme [et de la femme] du peuple) que les marxistes qualifient de formation bourgeoise, mais qui n’en reflète pas des préoccupations importantes.


L’ancien secrétaire général du PCI(M), Prakash Karat (11 avril 2005-19 avril 2013), note que les industriels, confrontés à la crise économique et au déclin de la production industrielle, ont recherché un autre « sauveur » : Narendra Modi   , alors Chef de l’Etat du Gujarat, dont ils ont favorisé l’ascension au poste de Premier ministre. Modi, alors que les États de la fédération se livraient à une âpre compétition, avait su attirer de grandes entreprises au Gujerat, lequel jouissait déjà d’un bon niveau de développement capitaliste   . Tout industriel est aujourd’hui encore libre d’acquérir, dans cet État gouverné par le BJP, de la terre à bon marché, de disposer d’électricité à un taux moindre puisque le Gujerat la subventionne, ou de bénéficier de dégrèvements fiscaux   .


Quelle stratégie pour le Front des gauches ?


Rappelant sa position prééminente au sein des gauches, le Parti communiste indien (marxiste), lors de son XXè Congrès qui a eu lieu du 4 au 9 avril 2012 - à Kozhikode (Kerala) -, a souligné à demi-mot qu’il lui revenait de promouvoir une politique de gauche. Au demeurant, « la ligne politique et tactique » de son XIXè Congrès insistait sur la nécessité d’œuvrer en faveur d’une « troisième alternative » qui regrouperait les formations politiques (régionales) qui, le plus souvent, adhérent soit à l’Alliance démocratique nationale   soit à l’Alliance unie pour le progrès (United Progressive Alliance) du Parti du Congrès   .


Cependant, la plupart des partis politiques en Inde demeurent favorables à une libéralisation économique qui ne suscite pas pour autant le soutien populaire. Aussi le PCI(M) continue-t-il d’estimer nécessaire l’organisation de mouvements sociaux, tandis qu’il s’attache à convaincre des formations régionales de s’y joindre. L’objectif est ainsi de faire prendre conscience à ces dernières des vœux des électeurs, lesquels seraient ainsi plus à même de faire pression sur leurs représentants.


En tout état de cause, le PCI(M), lors de sa réunion de Kozhikode, a clairement précisé sa volonté, conformément aux décisions de son XIXe Congrès, d’unir ses forces à celles des « partis sécularistes   non-congressistes »   . Il entendait ainsi s’opposer à la politique néo-libérale que menait « la grande bourgeoisie et les grands propriétaires terriens » et ses conséquences, à savoir une « corruption massive », une inflation considérable tandis que le chômage augmentait. Le « RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh, Organisation nationale des volontaires] et sa branche politique, le BJP » s’étaient saisi d’un climat politique changeant pour davantage promouvoir un « agenda communaliste   ».


Dans de telles circonstances, le XXè Congrès du PCI(M) a jugé nécessaire de combattre et le Congrès et le BJP. Le Parti estime, aujourd’hui encore, qu’il lui faut affirmer l’indépendance de son rôle, tandis qu’il vise à favoriser l’émergence d’une « alliance » à la fois « de gauche et démocratique   .


A lire le compte-rendu des XIXè et des XXè Congrès, on en conclut que la politique du gouvernement de l’UPA-II   fit le lit des nationalistes hindous, lesquels promirent à une population excédée une gestion rigoureuse qui permettrait aux bénéfices de la libéralisation économique de parvenir au plus grand nombre.


Le PCI(M) pouvait-il donc, sans se dédire, envisager une alliance électorale, ou plus simplement une entente électorale, à l’échelon régional avec le Congrès ? Comment convaincre ses cadres et ses compagnons de route d’une telle nécessité dans un Etat comme le Bengale occidental, sans que ceux-ci n’y décèlent une manipulation destinée, en premier lieu, à ne pas perdre sa visibilité parlementaire ?