Diverses contributions autour de la question de l’instrumentalisation de l’art par les politiques. 

Si Stendhal dans Le rouge et le noir affirmait que la politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, on sait néanmoins que l’art militant (révolutionnaire ou nationaliste) a relevé le défi des rapports de la politique et des arts. Mais comment donc les politiques s’inscrivent-ils dans cette dimension ? Entre l’affirmation selon laquelle l’art n’a aucun rapport avec la politique et celle qui risque de réduire l’un à l’autre, n’existe-t-il pas d’autres options ? Si heureusement, comme en témoigne ce nouveau recueuil à travers de nombreux exemples historiques. Il n’y est pas question de l’art de la politique, mais bien de l’art politique (des artistes militants), c'est-à-dire l’art instrumentalisé par les politiques, qui peut prendre la forme d'un art public (commandes). Ce type d'art se caractérise par la volonté de montrer, de manière calculée, l’humanité dans ses œuvres (quand ce n’est pas la cité ou une nation). Admirer les œuvres, rassemblées en un lieu distingué par les politiques (musée, espace public,...), c’est donc approfondir le sens de cette humanité ou de cette nation. Le visiteur devient véritablement citoyen par la contemplation même.

 

Il est dommage que l’ouvrage ne nous propose pas une synthèse théorique sur cette question des rapports entre art et politique. C’est au lecteur de la dégager des différents cas présentés (de Sumer à nos jours) à l'appui de l'iconographie proposée. Pour autant, chaque article apporte sa contribution au débat, les uns soulignant que « art » ne s’applique pas systématiquement aux œuvres antérieures à une certaine époque   , les autres indiquant que la politique des rois n’est pas comparable à celle des démocrates, y compris, bien sûr, en matière d’art en public. Tous s’accordent à reconnaître que c’est bien la conjonction « et » qui fait la force de la proposition du directeur de cet ouvrage (art et politique). Elle rend compte d’une découverte liée à la conscience d’une réciprocité qui s’est construite et que l’on a progressivement théorisée au cours du développement de l’esthétique. Du coup, ce qu’on cherche à penser par cette proposition, ce n’est pas un élément ou l’autre (l’art ou la politique), mais le rapport qui simultanément produit les termes liés, lesquels changent de statut par rapport à leur situation possible d’extériorité. La formule mise en évidence par la conjonction indique que le rapport recréée les deux termes, ou chacun des deux.

 

Les deux premiers articles (signés Catherine Bréniquet-Coury et Luc Bachelot) s’intéressent à la Mésopotamie et à l’espace du croissant fertile, ainsi qu'au néolithique à l’âge urbain. Ils montrent comment « l’art », en particulier celui des édifices, accompagne le pouvoir politique. L’examen du complexe palatial à Uruk (3700/3000 env.), puis de l’iconographie de la nouvelle capitale de l’Assyrie (Ninive), montre la conjonction entre la ville, la royauté, l’écriture et la scénographie des victoires, mais aussi la fonction politique des images. Les auteurs nous expliquent la stèle des Vautours de Tello, et les éléments des épopées d’Akkad (dans ses rapports avec les populations de Zagros, puis d’Élam). Comment ne pas y observer l’utilisation des images comme technique visant à créer, renforcer ou développer l’adhésion à un pouvoir politique ? Cependant on ne peut guère parler de « propagande », parce que ces images, situées dans des palais, n’étaient pas accessibles à tous, et cela même si leur fonctionnement est assimilable à celui de la langue (ce qui fut longtemps, sous l’impulsion de Roland Barthes, le mode d’approche de la propagande. L’auteur montre que ces images s’apparentent plutôt au fonctionnement des rites sacrificiels, imposant alors une lecture non linguistique de ces ensembles formellement proches de la propagande   , mais en réalité très éloignés d’elle.

 

Le détour par l’Égypte, grâce à Benoît Larson, conforte l’hypothèse d’une utilisation des images par le pouvoir. Le chercheur parle même d’une « culture de l’image », relevant que l’image précéda l’écriture et la supplanta dans la décoration des temples et des chapelles funéraires. Rares sont en effet les surfaces des édifices à ne pas être couvertes de représentations figurées. Le chercher se penche sur l’imagerie des temples qui met en scène le roi d’Égypte. Celle-ci offre un matériel d’une extrême richesse (vocabulaire iconographique, disposition, figures de style) pour la connaissance des rapports entre ce qui ne peut être dénommé « art » pour l’époque, et le pouvoir, mais aussi de la différence entre les fonctions sacerdotales et les fonctions de pouvoir. Comme le montre Stamatios Tzitzis, ce n’est pas la même situation en Grèce, et plus exactement de l’art politique des Grecs (notamment démocratique, selon Solon, Lycurgue,...) Un exemple emblématique, est lorsque Périclès décide les grands travaux de reconstruction de l’Acropole, après la paix de 448.


Les travaux de Maria Teresa Schettinosur Rome, ceux de Hassan Abdelhamid sur les fables de Kalila et de Ivan Biliarsky sur l’héritage dynastique des images à Byzance reviennent articulent technique du pouvoir et œuvres destinées à manifester selon les cas, la puissance de l’empire ou le pouvoir effectif de Dieu sur les hommes. Les œuvres – qu’il s’agisse de monuments ou de monnaies, puisque désormais, pour nous, les vestiges antiques de toutes sortes font partie du patrimoine artistique - sont ici fortement liées à la légitimation du pouvoir.

 

 

Une excellente synthèse des rapports entre arts et politique dans le moment de la Révolution française, nous est proposée par Stéphane Mouré. Appuyé sur l’immense documentation accumulée, il ordonne les pièces permettant de mettre en correspondance la prise de la Bastille et la fête de la Fédération d’un côté, et la chute de la royauté et l’ouverture du Muséum de la République (le Louvre), de l’autre, afin d’expliquer la conquête révolutionnaire de la monumentalité, libérée de la tutelle de la monarchie. Le point de départ de sa réflexion est classique, il s’agit du propos, à première vue énigmatique, de Jules Michelet, dans son Histoire de la Révolution française (1847) : « Le Champ-de-Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution ». Partant de ce trait, il reconstitue le champ de signification de cette antiphrase : il n'y a eu aucun art révolutaionnaire, sinon un regroupement de tous ces « gens » qui se libèrent des pesanteurs et des symboles de la monarchie. Ces derniers symboles sont de pierre, tandis que la fête du Champ-de-Mars constitue un symbole vivant, puisque ce symbole « c’est l’homme », rendu à lui-même sous la forme d’une fête collective. Pour tenter d’épuiser la signification de ce propos de Michelet, l’auteur organise trois parcours.


Le premier est celui de l’affrontement des révolutionnaires aux œuvres de l’Ancien Régime, lequel passe par l’ensemble des objets qui marquent l’ancienne appartenance qu’il importe de soumettre à une certaine violence. Nul, à l’époque, ne peut se soustraire à cette confrontation, dont le premier marqueur est la prise et la destruction de la Bastille. Le deuxième parcours est celui d’une réflexion sur l’iconoclasme produit par les révolutionnaires eux-mêmes. Là naît la question des « vandales » (Abbé Grégoire). Certes, dans les premiers temps d’une révolution, son cours tumultueux s’ordonne à des destructions. Il faut qu’elle confère une certaine radicalité à son propos, en supprimant les trop évidentes marques du passé. À ce titre, les gestes iconoclastes ne sont pas sans manifester une certaine conscience publique. Les circonstances exceptionnelles enferment la nécessité d’une violence à l’encontre des monuments anciens. Mais cela ne saurait durer, si d’aventure on veut aller plus loin et construire autre chose. C’est au moment où la Révolution invente le terme « terrorisme » (Louis-Sébastien Mercier), puis reprend le terme de « vandale » (tourné en qualification diffamante au grand dam des Vandales), que l’on accuse certains révolutionnaires de renverser toutes choses sans penser à la pédagogie des citoyennes et des citoyens et au futur. Les « vandales », ce sont ceux qui détruisent sans dramaturgie, pour leur satisfaction personnelle ou pour se livrer à des trafics juteux.


Il est donc temps de concevoir une « éthique de la destruction » : ouvrant droit à des exigences conservatrices, au discernement entre le vandalisme et la destruction des seuls monuments du despotisme, et enfin à une mise en réserve des monuments des arts, qu’on se doit de respecter et de mettre à la disposition de tous dans des musées (dialectique destruction-préservation).


Le troisième parcours renvoie à un cas, objet de discussions, mais aussi d’un remaniement d’interprétation. C’est celui bien connu et souvent répertorié du monument élevé à Louis XIV (Martin Desjardins), place des Victoires (à Paris), un Louis XIV, érigé en l’honneur de la paix de Nimègue (1678) entouré d’esclaves qui selon la tradition de la sculpture figurent les vices domptés et foulés au pied, mais devenus, pour les révolutionnaires, des pays réduits (honteusement) par la force. L’auteur, après avoir renoué avec ces connaissances, revient sur Michelet : si la Révolution a du renoncer à figurer artistiquement le peuple (projet d’un Hercule sans-culotte, An II), c’est aussi sous l’égide du Jean-Jacques Rousseau de la Lettre à d’Alembert : le peuple ne peut guère être représenté, il ne peut que se présenter lui-même ; de là cet espace vide, autrement dit, un espace que nul ne peut s’approprier, dans lequel nul ne peut s’incorporer, le lieu du pouvoir s’avérant désormais infigurable.


Sur la question du fascisme, enfin, Marco Fioravanti propose de montrer que la rencontre entre celui-ci et les arts, en général néo-classiques, n’est pas fortuite. Mais il ne s'agit pas non plus d'un simple effet de la formation des partisans du fascisme. Ni hasard, ni subjectivité, donc.


Au terme de ce parcours, une question de demeure : le directeur de la publication a-t-il voulu laisser le lecteur construire lui-même la théorie des rapports art et politique, ou pense-t-il qu’une telle théorie est impossible à élaborer.

 

En tout cas, on voit bien, au fil des articles, qu’affirmer que l’art est une politique au sens du gouvernement est un propos intenable ; mais que de soutenir au contraire que l'art n’a aucun rapport avec la politique d’État est non moins intenable ; Quant à affirmer que les oeuvres d’art politique sont une politique est un propos limité : au mieux elles peuvent participer à la légitimation du politique ; Ce qui est le plus envisageable, c'est de considérer que l’art quoique non politique interroge le politique, et que l'œuvre d'art non politique, peut par-là même exercer une efficacité politique.