L'oeuvre moins connue de Jean Starobinski, critique d'art, de musique et de littérature.

« Je crois aux livres comme je crois aux maisons et aux arbres  », répond Jean Starobinski à un questionnaire que lui avait adressé une étudiante de Vincennes.

 

L'ensemble, intitulé « Pourquoi j'écris », a paru dans la Gazette de Lausanne le 4 juillet 1970 et clôt la partie de ce recueil d'une centaine d'études (sur les plus de huit cents écrites par le critique) consacrée à « la littérature et la beauté du monde », la plus volumineuse, avant celle sur »les arts et la beauté du monde », divisée en trois sections: « regarder », « écouter », et « les temps de l'écoute ». Martin Rueff propose en ouverture un essai biographique accompagné de documents iconographiques qui illustrent « l'œuvre d'une vie », ainsi qu'une postface (« Pour tout l'amour du monde ») qui permet au lecteur de saisir les grandes options de la critique de Jean Starobinski pour la situer dans le siècle.

 

Une vie dédiée à l’art

 

C'est la seconde fois que la collection Quarto de Gallimard rassemble l'œuvre d'un critique littéraire, à l'égal des écrivains auxquels il se consacre. En effet, Antoine Compagnon et Christophe Pradeau avaient publié en 2007 les Réflexions sur la littérature d'Albert Thibaudet, professeur à l'Université de Genève, comme le fut plus tard Jean Starobinski. Depuis Diderot et Baudelaire, la critique littéraire est, on le sait, un genre littéraire reconnu. « Et puis, Jean Starobinski est un grand écrivain », ajoute Martin Rueff qui a demandé des textes d'escorte à des spécialistes pour tourner cette œuvre vers un public nouveau : Michel Jeanneret, Laurent Jenny, Julien Zanetta et Georges Starobinski, le fils du critique lui-même, musicologue désigné pour présenter les travaux de son père sur Monteverdi et Mozart notamment.

 

Né en 1920, à Genève, où son père Aron avait émigré de Varsovie en 1913, pour poursuivre ses études universitaires, Jean Starobinski est surtout connu pour ses travaux sur les Lumières, notamment sur Rousseau (La Transparence et l'obstacle, 1957) et sur la Révolution (L'Invention de la libertéLes Emblèmes de la Raison), mais aussi pour ses recherches sur la mélancolie, qu'il a menées de manière interdisciplinaire, grâce à sa double formation de littéraire et de psychiatre. Sa thèse de médecine, Histoire du traitement de la mélancolie, soutenue en 1960, à été publiée en 2012 par les éditions du Seuil dans L'Encre de la mélancolie.

 

Le lecteur découvre dans ce recueil d'articles, publiés tout au long de soixante-dix ans de labeur, d'autres objets livrés à l'interprétation du critique, qui n'ont pas toujours été fixés ou repris dans des livres: Ronsard, Chénier, Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Valéry, Breton, Claudel, Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve, Jaccottet, Yves Bonnefoy, Char, mais aussi Kafka (l'un des premiers écrivains auquel il s'intéresse, dès 1943), Calvino ou Ramuz. Mais Starobinski se passionne également pour les peintres : Guardi, Tiepolo, Piazzetta, Goya, Füssli, Van Gogh, Pissarro, Balthus, Michaux, Garache, sans oublier la musique, puisqu'il fut un mélomane fervent, et qu'il jouait du piano dans son bureau, comme pour faire des pauses dans son travail d'écriture.

 

C'est en faisant  appel à cet art qu'il rend hommage à son ami Roland Barthes, le 20 mars 1980: « Son élégance, sa gentillesse (où la simplicité s'alliait à l'exigence du style), son acuité étaient celles des êtres qui prennent pour modèle de leur existence la perfection d'une mélodie. Son œuvre littéraire, pour qui la considère dans son ensemble, est celle d'un musicien des idées.»

 

La critique littéraire comme pratique interdisciplinaire

 

Le lecteur trouve dans ces articles des motifs obsédants comme les statues, étudiées notamment dans l'œuvre de Baudelaire, mais aussi les ruines ou le secret. À la question « Pour qui écrivez-vous ? », qu'une étudiante lui pose en 1970, il répond: « Pour le lecteur dont l'image se crée dans le travail même du texte. Lecteur exigeant, travail difficile: d'où mon souci de clarté, de rationalité. Je façonne un autre lecteur, un meilleur lecteur, en me corrigeant. Le lecteur est toujours au futur, cible que s'invente la flèche.»

 

Il s'agit bien de comprendre pour faire comprendre. C'est ainsi qu'il écrit à propos de Pierre Jean Jouve en 1972: « Toute interprétation est, indissolublement, interprétation de l'objet à travers nos ressources opératoires, et interprétation de nous-mêmes à travers l'objet ainsi éclairé.» On le voit, la psychanalyse n'est jamais très loin, et un certain nombre des travaux de ce recueil ont d'abord paru dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, dirigée par J.-B. Pontalis, notamment « La vision de la dormeuse » , la très belle étude sur The Nightmare , le tableau de Füssli de 1782. « Comprendre, c'est reconnaître que toutes les significations demeurent en suspens tant que l'on n'a pas achevé de se comprendre soi-même.» 

 

Le critique fait voler en éclats les frontières entre littérature, histoire, sciences et art, bien avant que l'interdisciplinarité ne s'impose, sinon comme pratique réelle, du moins comme mode. Sa curiosité humaniste et encyclopédique lui interdit de s'enfermer dans telle ou telle chapelle critique et lui permet d'être attentif aux temps longs de l'histoire et aux détails les plus singuliers, comme  « les pains d'épices, le gâteau, et l'immonde tartine » , dans sa passionnante étude comparée de Rousseau, Baudelaire et Huysmans, ou encore les « Fenêtres. De Rousseau à Baudelaire ».

 

Cette curiosité studieuse est infatigable et ne se repose jamais sur ses acquis: « Les chefs-d'œuvre révèlent de nouvelles significations, quand on leur pose de nouvelles questions.» Il s'agit d'une méthode critique exigeante, qui refuse toute tautologie et tout enfermement:

 

« La critique n'est pas la représentation fidèle d'une œuvre, son redoublement dans un miroir plus ou moins limpide. Toute critique complète, après avoir su reconnaître l'altérité de l'être ou de l'objet vers lequel elle se tourne, sait développer à leur sujet une réflexion autonome et trouve pour l'exprimer un langage qui marque avec vigueur sa différence. Si étroites qu'aient été, en un temps central de la recherche, la sympathie et l'identification, la critique ne redit pas l'œuvre comme celle-ci s'énonce elle-même. L'œuvre critique se constitue selon sa nécessité propre, à son niveau particulier d'accomplissement, docile à son objet, mais indépendante par sa visée. »

 

Une prise de position non négligeable

 

Le travail du critique n'est pourtant par sourd aux bruits du monde. Il veut faire du beau l'affirmation « décente » de l'homme face aux puissances de destruction, comme l'analyse Martin Rueff. Starobinski conclut en ces termes un article de 1977 sur « La Flûte enchantée et les différents niveaux du pouvoir »: « Dans notre âge d'exil de la vérité, nous sentons que ce chœur désolé parle avec notre voix. Et c'est la raison pour laquelle il peut arriver que nos yeux se remplissent de larmes, quand Mozart chante l'imminence de l'aurore – ce bald, ce bientôt qui n'a pas eu lieu pour notre siècle: "Die düstre Nacht verscheut der Glanz der Sonne, Bald fühlt der edle Jüngling neues Leben "… " La splendeur du soleil chasse la nuit obscure. Bientôt le noble garçon connaîtra la vie nouvelle." Nous attendons encore la vie nouvelle. »

 

Si l'on peut regretter l'absence d'index qui aurait permis de mieux circuler dans cette somme monumentale, on ne peut que se réjouir de cette édition d'articles d'un homme que Pierre Nora définit comme un « trésor vivant », dans le discours de remise du prix de la Fondation de Genève en 2010, où il souligne les trois traits qui font la singularité de Jean Starobinski: « la double formation médicale et littéraire », « le refus d'inféodation à aucune école, à aucun système d'interprétation. Il y a fallu du courage en ces temps marqués par la théorie de la littérature », et enfin « la familiarité avec tous les genres, littérature, beaux-arts et musique