Martine Menès redonne aux cauchemars leur fonction : faire regarder de près l’objet irreprésentable de l’angoisse.

Dans L’Interprétation des rêves, parmi l’ensemble des rêves, Freud distingue la catégorie des rêves d’angoisse et évoque le cas particulier des cauchemars, dont il remet l’examen à plus tard. Il tentera d’y revenir, et fera des cauchemars une entité spécifique sur laquelle il donnera quelques pistes de réflexion rapides dans Au-delà du principe de plaisir (1920) et dans Révision de la science des rêves (1932)   . Dans son Séminaire XI - Quatre Concepts psychanalytiques, Lacan invite les psychanalystes à s’intéresser au cauchemar. Selon lui, c’est l’effraction du « Réel » qui réveillerait le dormeur. Aussi s’étonne-t-on que les cauchemars n’aient pas davantage donné lieu à des travaux importants. C’est chose faite avec Les Cauchemars, ces sombres messagers de la nuit, où Martine Menès s’engage dans les voies laissées ouvertes par Freud et Lacan, et fait des cauchemars une expérience cardinale de la psychanalyse.

 

Approche des cauchemars par le détour des rêves

 

Il faut d’abord faire le détour par le rêve avant de statuer et de déterminer si les cauchemars constituent un cas limite du rêve ou une formation à part. La première partie de l’ouvrage de M. Menès (« Rêves et cauchemars, des messages codés ») y est consacrée. Soucieuse de ne jamais considérer les connaissances analytiques comme acquises, M. Menès reprend patiemment la question à son point de départ et rappelle les intuitions de l’Antiquité sur les rêves. La spécificité de l’approche analytique n’en apparaît que mieux : il s’agit d’interpréter le récit du rêve comme un rébus, entité par entité, en regardant chacune d’entre elles comme un « signifiant » dont le mécanisme repose sur le « déplacement » et/ou la « condensation » de plusieurs significations juxtaposées. Dans tous les cas, le rêve ne peut être interprété qu’en prenant appui sur les associations du rêveur lui-même, ce que confirment plusieurs exemples tirés de la clinique personnelle de Martine Menès ou de rêves relatés par Freud. 

 

La syntaxe du cauchemar est la même que celle du rêve. Savoir s’ils ont la même visée est moins facile à élucider. Aussi, Martine Menès s’attache-t-elle à rappeler que la fonction du rêve est de permettre au dormeur de prolonger son sommeil. Mais le rêve soutient aussi des désirs adjacents. Il apaise le manque en cernant un objet du désir auquel il accole une image, un nom, un « signifiant » plus précisément. Le cauchemar serait-il dans ce cas l’échec du rêve ? Ou aurait-il une visée différente de lui ? Cette question nécessite un nouveau détour par ce que M. Menès intitule « l’enfance du rêve », qui permettra de distinguer les « rêves d’angoisse » des « cauchemars véritables ». 

 

Pourquoi les enfants font davantage de cauchemars

 

Les linéaments de tout cauchemar seraient à rapporter au vécu de la petite enfance. Les premières expériences oniriques sont le plus souvent désagréables. L’enfant n’a pas les moyens de faire la différence entre la réalité et les images qui l’habitent la nuit et, jusqu’à 3 ans, sa mémoire fonctionne sur un mode analogique, qui ne lui permet pas de constituer des souvenirs conscients à partir de ces expériences nocturnes. Pourtant, dès que l’enfant a l’âge de parler de ses rêves, ceux-ci apparaissent comme une expression du désir du rêveur plus claire que chez les adultes. M. Menès reprend à ce sujet le fameux rêve de fraises fait par la jeune Anna Freud. Mais il n’échappe pas à Freud que le cauchemar est aussi beaucoup plus fréquent chez les enfants. Ce qui permet d’expliquer la prévalence  des cauchemars à cet âge de la vie, c’est la situation de l’enfant dans le processus d’« homestication », écrit M. Menès en reprenant (et expliquant) le néologisme de Lacan.

 

Dans l’enfance, l’excès colore tout désir et livre le sujet à une « jouissance » qui devra être bordée. Tant que l’enfant est sous l’emprise de l’excès de son désir, il est exposé à l’angoisse. Dans un premier temps, il attribue la restriction de son désir à un « Autre » tout-puissant, qui incarne à la fois le « Lieu » du langage (il est son interlocuteur privilégié), et qui est en même temps celui qui lui prodigue des soins maternants. Dans cet état de dépendance, l’enfant vit l’alternance de gratifications et de restrictions comme frustrante.

 

Il aura encore à faire l’épreuve de devoir reconnaître que cet Autre parental, loin d’être tout-puissant, est lui-même soumis à des restrictions. L’existence de l’Autre est, elle aussi, contingente (lui non plus n’a pas toujours existé et n’existera pas toujours). Lui aussi est sexué et doit se reconnaître dans cette incomplétude. L’épreuve d’avoir à connaître ces restrictions liées à la finitude et à l’incomplétude humaines, Freud l’appelle trauma infantile. La phobie le jour, les cauchemars la nuit, accompagnent souvent l’élaboration que les enfants doivent faire de ce trauma en un manque structurant. Le mur auquel chacun se cogne, Lacan l’a appelé de manière elliptique le « Réel », précisant que le Réel, c’était ce qui revenait toujours à la même place. Or, s’il est une expérience qui se répète, c’est bien celle des cauchemars traumatiques.

 

M. Menès consacre la troisième partie de son ouvrage (« Le cauchemar, traitement du Réel ») à déplier le rapprochement entre les cauchemars et le Réel. De là, elle reprend les questions laissées en friche par Freud : à quoi tient la différence entre le rêve d’angoisse et le cauchemar ? Comment comprendre que le cauchemar se répète ? S’agit-il d’une réplique à l’identique, ou bien le sujet cherche-t-il dans le cauchemar à cerner l’indicible pour savoir mieux s’y prendre avec les restrictions imposées par le Réel de l’existence ? 

 

De la répétition du trauma infantile à la réitération d’un traumatisme

 

M. Menès ne répond pas de manière univoque, mais elle rapporte le témoignage d’Aharon Appelfeld dans Le Garçon qui voulait dormir   : évadé à 8 ans d’un camp nazi où il avait été déporté, ballotté pendant les trois années qui suivirent son évasion, et finalement accueilli en Israël, Aharon Appelfeld rêve toutes les nuits de son exil. Mais il rêve aussi de l’enfance heureuse qu’il a eue auparavant, et c’est en répétant des cauchemars de séparation qu’il finit par réussir à concevoir des relations plus apaisées. Qu’en est-il du cauchemar traumatique qui se reproduit à l’identique, en particulier chez des adultes ? Nina Berberova offre à M. Menès l’exemple d’un tel type de rêve dans Le Mal noir   . Dans de tels cas, le sujet traite-t-il encore son trauma initial, ou bien fait-il l’expérience d’un traumatisme distinct, tel que celui repéré par Freud dès le lendemain de la première guerre mondiale dans les névroses traumatiques ? 

 

Avec ce nouvel ouvrage, M. Menès retrouve l’angle qui lui avait permis dans La Névrose infantile, un trauma bénéfique   de reconsidérer le complexe œdipien, et de rendre compte de ce qui s’y jouait sans recourir à la représentation imaginaire du complexe d’Œdipe. Dans Les Cauchemars, ces sombres messagers de la nuit, elle trouve l’occasion de confirmer son pari sur la marge de manœuvre dont dispose le sujet, là où Freud oscille d’un passage à l’autre quant à savoir si le traumatisme vécu peut encore être « traité » par l’inconscient. Martine Menès dégage une visée, spécifique selon elle, des cauchemars traumatiques : tentant d’établir une liaison entre les impressions traumatiques, les cauchemars chercheraient par la répétition à substituer l’angoisse à l’effroi.

 

Dans sa conclusion, Martine Menès élargit à l’ensemble des rêves l’hypothèse selon laquelle ils seraient probablement la voie « vers le Réel » (les cauchemars étant pour leur part la voie royale vers le Réel. Parmi les images que Freud avait utilisées pour tenter de nommer le point inanalysable de tout rêve, l’expression d’« ombilic » a connu la plus grande postérité. Or ce point inanalysable, non représentable, de notre finitude et de notre incomplétude, le cauchemar conduit à le regarder de trop près. Telle est la thèse que défend M. Menès en développant les remarques suggestives de Lacan. Soucieuse de retrouver chez Freud des développements que son successeur a donnés, M. Menès souligne que c’est par le sentiment de l’inquiétante étrangeté que Freud a le mieux conçu l’ébranlement suscité par la rencontre de ce point limite.

 

On retrouve dans ce dernier livre de M. Menès les qualités pédagogiques de l’auteur de L’Enfant et le savoir   et de La Névrose infantile, un trauma bénéfique   . M. Menès écrit toujours avec la plus grande rigueur. Elle navigue souplement entre des références freudiennes et lacaniennes, qu’elle s’attache à ne jamais employer sans avoir réellement pointé leurs convergences et leurs divergences, à partir d’une lecture vaste et précise de l’un et de l’autre. Elle livre quelques vignettes cliniques d’enfants ou d’adultes qu’elle a reçus en analyse, mais elle rouvre aussi le dossier des cas emblématiques de Freud : le rêve de A. Freud et celui de Freud, dit de « l’enfant mort », rapportés l’un et l’autre dans L’Interprétation, le cas du petit Hans de Cinq psychanalyses ou celui de « l’Homme aux loups » dans le même recueil. Des témoignages, d’écrivains le plus souvent, trouvent aussi leur place dans cet ouvrage riche en interprétations finement amenées : A. Appelfeld et N. Berberova, on l’a vu, mais aussi P. Lévi, M. Foucault, etc.

 

Entre rigueur théorique et sensibilité de l’écriture

 

Martine Menès s’est approprié son savoir analytique de manière si intime, elle l’incarne par sa clinique et sa lecture interprétative de manière si ajustée qu’elle réussit une fois de plus à donner une impression de facilité, là où elle a en réalité la science et l’art de trouver des formulations souvent saisissantes de clarté. C’est peu dire que cette impression de facilité ne doit pas nous leurrer et que repérer l’articulation rigoureuse de la démonstration de Martine Menès appelle une lecture méticuleuse. Devant une question qui exigeait rien moins qu’une écriture sensible, elle parvient à trouver un équilibre heureux entre rigueur théorique et vrais moments poétiques.

 

L’ouvrage confirme la perspective particulièrement large et éclairante qu’apporte l’angle choisi. M. Menès sait poser les bonnes questions. Fait-elle œuvre de recherche ? Cela peut probablement se discuter, encore que la troisième partie et la conclusion de Les Cauchemars, ces sombres messagers de la nuit puissent sûrement y prétendre. Mais le point de vue qu’elle propose à ses lecteurs offre une orientation si solide qu’elle suffit largement à imposer l’ouvrage