Il ne suffit pas toujours d'être brillant et polémique pour proposer une philosophie et une littérature pertinente.

Dans une entreprise pleine de modestie et de délicatesse, Stéphane Giocanti entend faire le récit de la vie d’un intellectuel monarchiste et catholique : Pierre Boutang (1919-1998). On doit à ce biographe quelques sauvetages culturels du genre, entre autre celui de Maurras   . En véritable érudit, il apporte un éclairage nouveau à la vie intellectuelle française de l’après-guerre : sans tomber dans le ressentiment, il montre avec justesse comment une partie des penseurs a été évincée du champ intellectuel tout en proposant une courte épistémologie de la biographie d’écrivain.

 

Boutang, fils spirituel de Charles Maurras, rallié à une forme de pétainisme à cause de Mers El Kebir   , Français d’une droite plus légitimiste que bonapartiste, il est radié de l’éducation nationale en 1944. Tout l’enjeu du travail de Giocanti sera de prouver sa légitimité et peut-être de répondre, au moins partiellement, à cette alternative : ou bien Pierre Boutang est un auteur injustement ostracisé par la doxa ou bien c’est un importun de l’Histoire qui a charitablement été mis de côté par les gens sérieux, institutions en tête. Autant préciser tout de suite qu’avec Boutang on ne peut jamais arriver à une franche conclusion.

 

Le philosophe est un fils de camelot du roi charpenté par une très forte piété filiale : « Il aurait pu être socialiste si son père l’avait été »   qui tient la démocratie pour responsable de la défaite de 1940 : « Impuissante et tyrannique, belliciste et désarmée »   . La pensée ne manque pas d’intérêt, elle charme même De Gaulle, pour un temps. Boutang envisage la possibilité de remettre un roi au-dessus des partis en 1958 et qualifie la Ve République de « monarchie républicaine ». Le problème de l’un des porte-voix du royalisme français est le ton. Il ne peut s’empêcher d’aller à l’invective, d’aller à la prononciation d’anathèmes dont la conséquence est au minimum une grande perte de crédit. Il méprise Sartre et Merleau-Ponty avant de mépriser Derrida sans qu’on puisse vraiment comprendre quel système il pourrait leur opposer. Il déteste le nihilisme de Valéry sans jamais en combattre scientifiquement l’existence ni lui opposer autre chose qu’une foi catholique héritée.

 

Romancier, il fait aussi œuvre de critique. Son paysage littéraire va de Vico à Dostoïevski en passant par Péguy et T.S. Eliot   . Il s’agit d’un des derniers humanistes courageux si l’on en croit George Steiner : « J’ai nourri une forte amitié affective pour un écrivain honni chez vous, Pierre Boutang, l’auteur d’Ontologie du secret, malgré ses idées monarchistes que je ne partageais pas, vous vous en doutez. C’était un condottiere de la pensée ; il ne connaissait pas la peur » (« Le panthéon littéraire de George Steiner », Le Figaro, 7 mai 2012).

 

Le reproche que l’on pourrait faire à Stéphane Giocanti est de ne pas nous éclairer beaucoup sur les idées défendues par les monarchistes d’aujourd’hui, dont Boutang est apparemment une sorte de saint patron. Mauriac le tient même, à la fin des années 1950, pour un des maîtres à penser de la jeunesse intellectuelle avec Camus, Sartre et Malraux. On retient la tentation de l’antisémitisme, celle du racisme, ce qui n’aide guère à prendre au sérieux la tendance, sinon pour s’en méfier. On comprend aussi que Boutang n’est ni de droite ni de gauche et qu’il n’est pas non plus un défenseur de l’économie de marché. On apprend encore qu’il est de ceux pour qui la censure antifasciste est liberticide et pour qui la lutte des classes est un sophisme qui doit passer comme une mode.

 

Au fond, à la lecture de la majeure partie de l’ouvrage, le lecteur a le sentiment d’avoir un aperçu fidèle d’une certaine bourgeoisie intellectuelle de droite. Elle se compose, pour ainsi dire, d’une attention redoublée à l’étymologie, d’une érudition infaillible, d’un usage fluide de l’imparfait du subjonctif et d’une absence presque totale de solutions politiques. Boutang devient, au fil de la lecture, l’oncle grognon et savant dont certains propos choquent. Cela devient agaçant quand il s’agit de la morale, le personnage se met alors à ressembler au baron de Charlus, faisant profession de vertu et de conservatisme pour cacher ses propres turpitudes.

 

Le philosophe royaliste est tout de même élu à la chaire précédemment occupée par Levinas, à la Sorbonne en 1976. Une pétition maladroite est aussitôt signée par le « collège de Philosophie ». C’est finalement le chef de l’opposition à Giscard, François Mitterrand, qui résume bien la situation du professeur : « Ce n’est pas au nom de ses principes que je l’accepte, mais au nom des miens. » On a le sentiment qu’il sert alors d’idiot utile, d’adversaire tout trouvé. Les idées qui auraient pu relancer un certain débat, remettre en cause une certaine hégémonie culturelle à l’université ne sortent pas, sont noyées dans le goût du professeur pour une sorte d’ésotérisme que Giocanti essaie bien gentiment d’expliquer. Il en ressort une espèce de définition pêle-mêle du penseur réactionnaire : tatillon, antisystème, dubitatif sur l’Europe, à cheval sur la langue et la domination masculine et contre l’avortement (entre dilettantisme et mysticisme en matière de religion), mais aussi contre la bourgeoisie d’argent incarnée par Giscard.

 

En somme, derrière la philosophie absconse et les romans difficiles, derrière les interventions provocatrices, il est difficile de comprendre ce que les idées monarchistes, incontestablement présentes sur la scène intellectuelle française pendant une période, apportent au débat. Cela est d’autant plus frustrant qu’une certaine vision alternative de la politique semble subsister là et se poser en véritable rempart contre la dérégulation, la concurrence impossible et le raz-de-marée financier. « Ce métaphysicien, nous dit encore Stéphane Giocanti, a en lui une fervente Anglaise qui attend des heures devant Buckingham le passage d’Elizabeth. »