Le premier roman de Leye Adenle brosse le portrait d’une société où la violence devient le paradoxal lien structurant de la société.

Le polar africain est présenté dans les travaux de Karen Ferreira-Meyers comme un « phénomène relativement récent »   . Le genre a longtemps subi sur le continent africain une forme de réprobation : on y voyait qu’une simple distraction, voire un divertissement des enjeux importants que posait le renouvellement social et économique d’après les indépendances. Le genre commence à se développer timidement dans les années 1980, puis prend son essor dans les années 1990. Il séduit alors même des écrivains reconnus comme Mongo Beti. On trouve cependant les premières traces du genre dans les années 1970 au Nigeria   .

 

Or, c’est bien de la plume d’un écrivain nigérian, Leye Adenle, qu’est né Easy Motion Tourist, dont une traduction de David Fauquemberg, titrée Lagos Lady, est parue cette année chez Métailié, dans la collection « Noir ». L’auteur nous livre là son premier roman. Issu d’une famille de notables, il a suivi une formation en économie et en communication ; il est aujourd’hui chef de projet à Londres, mais il s’est aussi essayé au métier d’acteur. Or, l’économie aussi bien que le théâtre sont des éléments clefs de son roman.

 

En effet, l’intrigue se déroule dans les quartiers aisés de la ville de Lagos. Mais le livre montre au lecteur le dessous des cartes, conformément à une règle du polar énoncée par Sylvère Mbondobari et Bernard de Meyer : « Fondé sur une dynamique de dévoilement de ce que cache l’apparent ordre social, le genre a pour vocation de mettre au jour le chaos sociopolitique et de le représenter dans sa brutalité quotidienne. »   . La richesse des uns apparaît donc comme le fruit de manœuvres douteuses et de pratiques de corruption généralisée. On retrouve là un des ingrédients fondamentaux du roman noir. L’intérêt du travail de Leye Adenle est sans doute de montrer combien les classes sociales les plus aisées sont intrinsèquement liées aux classes les plus méprisées de la société. Les riches ne peuvent exister sans les petits délinquants qui exécutent leurs basses œuvres. Ni les prostituées qui non seulement contentent leurs fantasmes, mais servent aussi de victimes toutes désignées, puisque méconnues et oubliées de tous, pour de sombres trafics dont le fin mot nous sera révélé à la fin du roman.

 

Si l’univers représenté dans le roman est bien fait de chaos et de violence, il repose sur le combat des dominants, dans les beaux quartiers de la ville, contre les dominées, les subalternes qui vendent leur corps pour quelques milliers de nairas : toute l’intelligence du romancier est de montrer que les lignes de fracture sont en même temps des liens profonds. L’économie informelle et délinquante n’est que l’ombre portée des réussites économiques de quelques-uns.

 

Cette union des deux versants de l’économie prend la forme d’un terrible conflit. Et s’il est bien une enquête dans le roman, que le lecteur suit avec une avidité d’autant plus grande que le romancier est très habile à ménager suspense et tension, le mystère n’y réside pas tout entier. Il est aussi celui qu’Ambroise Kom associait au genre policier dans un article de 2002 : il vient surtout « de la difficulté qu’éprouvent les personnages à appréhender la modernité qui surgit en postcolonie et qui s’impose avec plus ou moins de violence »   . Pour faire face à cette violence, l’une des armes des personnages est le théâtre : ils jouent des rôles pour survivre. Ou pour aider celles qui en ont besoin. Il en est ainsi du personnage central du roman, Amaka : jeune avocate qui aide les prostituées de Lagos en usant de séduction pour démasquer les hommes puissants qui se montrent violents envers elles. Mais le jeu est bien sûr dangereux et Leye Adenle s’ingénie à placer toujours son personnage dans un équilibre instable où elle risque sans cesse le pire.

 

Cependant, la modernité à laquelle les personnages doivent faire face est celle de la mondialisation. La ville de Lagos est prise entre de supposées traditions de violences magiques et de crimes rituels – qui cachent d’ailleurs bien des choses, comme on le voit au fil de la lecture – et une visibilité sur la scène internationale. L’autre personnage principal, Guy Collins, est un journaliste britannique qui découvre la violence de la ville. Leye Adenle fait habilement alterner des chapitres à la première personne, nous plongeant dans la subjectivité désorientée de ce jeune homme, et des chapitres à la troisième personne, centrés sur le personnage d’Amaka qui semble toujours avoir une longueur d’avance et qui sait se jouer de la figure du journaliste britannique aussi bien que de tous les codes de la société nigériane. Au sein de cette violente modernité, elle semble bien maîtriser les différents langages du monde pour parvenir à élucider le mystère de ces crimes dont sont victimes les prostituées de la ville.

 

Parmi ces codes, les nouvelles technologies jouent un rôle important. Internet ou les possibilités offertes par les appareils de téléphonie modernes deviennent dans le roman des embrayeurs qui font passer le lecteur d’un personnage à l’autre, ménageant ainsi des surprises et des effets de suspense. Le roman propose de nouvelles techniques de construction narrative, rejoignant en ceci les tendances contemporaines du cinéma de Nollywood où sont mises en avant ces nouvelles technologies   . Le roman se construit ainsi comme un réseau à travers lequel les personnages se relient les uns aux autres : la violence apparaît alors comme l’envers tragique de ces nouveaux moyens de communication.

 

Le roman de Leye Adenle plonge bien le lecteur dans un univers dominé par la corruption et la violence. Son originalité vient très certainement du fait qu’il fait de cette violence à la fois ce qui déstructure le lien social, mais en même temps ce qui fait la cohérence de la société. L’invention du personnage d’Amaka tient alors du coup de maître puisqu’elle traverse les différentes couches de la société et inverse les instruments de domination. La subversion, qui s’exprime dans le roman à travers l’ironie et l’humour noir, constitue alors la tentative de briser le cercle de la violence.
 

Lagos Lady

Leye Adenle

Traduction de David Fauquemberg

Métailié

336 pages, 20 euros