Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Cette semaine, interrogeons le sens du maillot de bain et les contradictions sociales qui s'y attachent !

 

Revoilà (enfin) l'été, et, avec le soleil, le temps des piscines, ou des plages pour ceux qui ont la chance de partir à la mer… Avec la baignade, on retrouve également un geste devenu banal, mais qui reste étonnant si on prend le temps d'y penser : se mettre en maillot de bain. C’est-à-dire se déshabiller en public, se montrer quasi-nu devant les autres. Or ce geste n'a pas toujours été accepté – et pas forcément pour les raisons auxquelles on pourrait penser : la pudeur, le tabou de la nudité, en particulier féminine, etc. Des raisons plus complexes peuvent en effet jouer.

 

Corps nus et corps social

Au début du XIe siècle, voilà ce qu'écrit un poète andalou, Ibn al-Mugallis, au sujet des hammams : « le hammam est un lieu où les hommes se ressemblent tous, qu'ils soient valets ou maîtres ». Un autre juriste, Abû al-Hasan Muhtâr al-Ru'ainî, renchérit : « que le hammam soit maudit, car le savant et l'ignorant y sont égaux ». Il s'agit bien d'une critique, assortie d'ailleurs d'une condamnation : le bon croyant doit éviter de fréquenter le hammam. Caroline Fournier a récemment consacré un bel ouvrage à l'importance des bains en Al-Andalus, où le hammam est un bâtiment fondamental des villes : les condamnations répétées des juristes et des oulémas, tout au long de la période, n'y changent rien. Mais cette condamnation dit quelque chose : plus que la nudité elle-même, ce qui est dénoncé ici, c'est l'absence de hiérarchie sociale au sein du hammam. Or les hiérarchies forment l’ordre du monde : une société harmonieuse, est une société où chacun est à sa place. Si les frontières se brouillent, si les gens changent de statut, le désordre et le chaos ne sont pas loin…

La nudité égalise, elle empêche de reconnaître le statut des autres ; ce qui veut dire, à l'inverse, que les habits suffisent pour situer une personne dans la société. Au Moyen Âge, il suffit d'un coup d'œil sur vos habits pour savoir immédiatement qui vous êtes : la couleur, l'étoffe, la qualité ou le style de la coupe, le couvre-chef et autres accessoires, autant d'indices qui renvoient directement à votre richesse, votre statut, votre famille ou votre clan.

Évidemment, on comprend bien pourquoi les juristes râlent : eux font partie des savants – c'est le sens même d'ouléma – et on peut imaginer qu'ils n'apprécient guère de côtoyer des pauvres et des ignorants qui ne les reconnaîtraient pas. C'est bien ce que veulent les puissants de toutes les époques : être reconnus, distingués, et éviter surtout d'être confondus avec la foule, le peuple ou la plèbe. En enlevant leurs beaux habits pour plonger dans les vapeurs du hammam, ils perdent l'un des symboles les plus importants de leur supériorité sociale. Aujourd'hui encore, le style de vos habits, leurs marques, leur valeur, disent des choses sur vous, sur la place que vous occupez dans la société. N'en déplaise à M. Macron, il ne suffit pas de travailler pour se payer un costume à 1200 euros...

 

Déshabiller pour égaliser ?

 

On pourrait donc penser qu'il suffit d'enlever ses vêtements pour retrouver une égalité idéale. La démocratie parfaite grâce au bikini ? Ce serait oublier que le maillot lui-même est un vêtement, donc lui aussi susceptible d'être un symbole de votre statut Entre maillots une ou deux pièces, slips ou shorts de bain, Calvin Klein et La Redoute, il y a parfois un monde. La piscine ou la plage ne sont pas, ou plus, des lieux où disparaissent les frontières ou les normes sociales. Faut-il alors aller plus loin, et faire tomber le maillot ?

C'est bien une des idées qui motivent le courant naturiste : tous à poil, tous égaux. Une idée derrière laquelle on retrouve les échos du jardin d'Eden – vous savez, cette époque sympathique où on était tous heureux comme au pays des Schtroumpfs, avant qu'Ève ne se lance dans la compote de pommes... Qu'on soit pour ou contre, il faut reconnaître qu'ils marquent un point : il y a une égalité sociale des corps nus. En examinant les vêtements des gens autour de vous, vous pouvez probablement en déduire assez précisément leurs occupations, voire leurs revenus ; cet exercice serait beaucoup plus difficile si ces gens étaient nus (si vous lisez ce billet au travail, vous ne devriez pas imaginer vos collègues tout nus, ça risque de mal finir).
 

Mais même cette idée peut être critiquée. En effet, même nus, les corps ne sont pas muets : le bronzage, les tatouages, les piercings, autant d'indices qui peuvent à leur tour se faire des symboles de hiérarchies sociales. L’obésité ou l’accès au sport sont aussi liés au niveau social, de même que les soins médicaux ou esthétiques qui permettent d’avoir de belles dents, de beaux cheveux, une belle peau… Et bien sûr, l’âge marque : le jeunisme n’est pas la dernière des inégalités sociales contemporaines. Les plagistes revendiquent une absence totale de règles et normes, mais les jugements sur les corps trop vieux, trop mous, ou trop gros sont légion. Même dénudés, nos corps et le regard qu’on leur porte disent des choses sur les inégalités de notre époque.

Que les savants andalous se rassurent : il ne suffit pas d'aller au hammam pour gommer les hiérarchies sociales. La véritable égalité est plus difficile à obtenir... Sur ce, un bel été à tous et toutes, qu'il soit en costume ou en maillot !

 

Pour aller plus loin :

- Caroline Fournier, Les Bains d’al-Andalus, VIIIe-XVe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

- Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1995.

- Christophe Granger, Les Corps d'été. Naissance d'une variation saisonnière, XXe siècle, Paris, Autrement, 2009.

 

 

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