Une charge excessive contre la construction européenne, accusée de reproduire, sur un mode mineur, les mécanismes propres aux sociétés totalitaires. 

Alors que l'Europe s'apprête à revenir dans le débat national à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, les éditions François-Xavier de Guibert rééditent un ouvrage écrit en 1999 par un universitaire et haut fonctionnaire, ancien conseiller de Philippe Séguin et d'Édouard Balladur. Roland Hureaux y développe une thèse provocatrice : la construction européenne est une entreprise entièrement sous-tendue par une démarche idéologique.

S'il s'inspire notamment des travaux d'Hannah Arendt sur les régimes totalitaires, l'auteur ne va pas jusqu'à comparer l'Union européenne à l'Union soviétique ou au régime nazi, ce qui serait évidemment hors de proportion. Il estime cependant que la construction européenne obéit à une logique similaire, reproduite sur un mode mineur : prétention à l'universel, fondement sur des idées abstraites, volonté de transformer le réel, centralisme technocratique, refus de la démocratie, disqualification de l'adversaire, etc. Roland Hureaux soulève des débats certes légitimes, sur les faiblesses démocratiques de l'UE, sur sa politique monétaire, sur la difficulté qu'ont souvent les pro-européens à répondre aux critiques de leurs opposants sans tomber dans l'anathème. Mais à trop vouloir plaquer sa grille d'analyse sur la construction européenne – qui réunirait selon lui "pas moins de vingt-quatre des vingt-six caractères" d'un régime idéologique – il peine à convaincre de la pertinence de son propos.

Sa dénonciation systématique donne lieu à quelques argumentations tirées par les cheveux. Ainsi, contrairement à ce que tout le monde ou presque prétend, l'Union européenne ne serait pas une construction de nature fédérale, car "une démarche idéologique est, de manière intrinsèque, incompatible avec le fédéralisme". Il est donc nécessaire à la démonstration de l'auteur que l'Europe soit centralisatrice. Pour le prouver, Roland Hureaux recourt à un réquisitoire assez convenu contre la Commission européenne, qui se voit attribuer un pouvoir disproportionné, quand toutes les études récentes montrent que cette institution est aujourd'hui en perte de vitesse au bénéfice des Etats. Parmi les autres clichés du répertoire anti-européen, on apprend aussi que l'UE serait mue par l'unique ambition d'uniformiser à tout crin et de niveler les particularités nationales – l'inévitable partition sur les fromages de terroir n'est pas épargnée au lecteur. On en arrive au fond du problème : pour Roland Hureaux, l'Europe n'est pas un phénomène "naturel", car elle s'attaque à "une dimension ancestrale de l'homme, l'instinct national" – un postulat plus que discutable. À l'idéologie, porteuse de toutes les catastrophes, l'auteur oppose une saine "tradition", aujourd'hui mise à mal par un ensemble de phénomènes coexistant avec le fait européen, dont il dresse le panorama dans un chapitre entier : multiculturalisme, féminisme, hédonisme, drogue, perte des valeurs morales judéo-chrétiennes... Bref, le catalogue complet des obsessions de la pensée antimoderne, ce qui laisse à penser que Roland Hureaux a surtout un problème avec son époque, dont la construction européenne est une manifestation parmi d'autres.

La critique positive de l'ouvrage par Bernard Cassen, reproduite en quatrième de couverture n'en est que plus surprenante, le directeur général du Monde Diplomatique apportant sa caution laïque et internationaliste à un lointain disciple de Joseph de Maistre. Ce parrainage incongru tend à confirmer, à l'image de la coalition hétéroclite qui a porté le "non" au Traité constitutionnel européen, que l'Union européenne agrège contre elle davantage de rancœurs diverses qu'elle ne suscite l'adhésion spontanée.


--
Crédit photo: Flickr.com/ sculpture grrrl's