Accroissement du chômage, ralentissement de la croissance : les promoteurs de la réduction du temps de travail se remobilisent.  

Même avec le renfort d’Albert Einstein, qui préconisait en 1933 de réduire le temps de travail, il sera compliqué de remettre au centre des discussions de politique économique la réduction du temps de travail, tant la droite et le patronat ont martelé, depuis les lois Aubry, à quel point celle-ci avait contribué à affaiblir notre économie.

Un appel publié il y a quelques semaines par la revue Alternatives économiques a participé, modestement, à remettre la réduction du temps de travail sur le devant de la scène. La polémique déclenchée ces jours-ci à propos d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur les 35 heures, non publié, y contribue à son tour, de même qu’une note du think tank Ecolinks, datant de 2015 et publiée sur le site de la Fondation Jean Jaurès, qui préconise d’aller vers la semaine de 4 jours.

Le livre de Pierre Larrouturou et de Dominique Méda, qui ont tous les deux déjà beaucoup œuvré en faveur de la réduction du temps de travail, s’inscrit dans le même mouvement, en nous rappelant les arguments en sa faveur pour remédier au chômage de masse que renforcent certaines évolutions récentes.


Actualité de la RTT


Plusieurs phénomènes, nous expliquent P. Larrouturou et D. Méda, plaident en faveur de la réouverture de ce débat. C’est tout d’abord le cas de l’accroissement du chômage, et de la chaîne de ses conséquences. Entre juillet 2008 et janvier 2016, le nombre total d’inscrits à Pôle emploi est en effet passé de 3,5 à 6,5 millions, soit 3,0 millions de chômeurs supplémentaires, sans compter le nombre de ceux et celles qui sont sortis du marché du travail. Cette massification du chômage se traduit par une forte élévation de ses coûts, de 80 à 100 milliards par an (4% du PIB) selon les estimations retenues par les auteurs, qui se partagent entre l’Unédic, la Sécurité sociale et l’Etat et les collectivités locales. Un tel niveau de chômage a également de fortes répercussions aussi bien sur les rémunérations, que sur les conditions de travail, ainsi que sur la situation des chômeurs âgés – puisqu’en même temps que l’âge de la retraite recule, le nombre des chômeurs de plus de 50 ans a été multiplié par 2,4 depuis 2008.

 

A ce premier ordre de phénomènes s’ajoute le constat que l’on ne peut plus miser sur la croissance pour réduire le chômage, en particulier lorsque l’on considère le faible rendement, à la fois en matière d’activité et d’emplois, des très importants plans de relance budgétaire puis d’injection de liquidités menés ces dernières années dans différents pays du monde. L’échec de ces politiques est net au Japon, mais également aux Etats-Unis, si l’on prend en compte la dégradation du taux d’emploi enregistré par le pays. En outre, les niveaux de l’endettement public et privé, qui ont beaucoup contribué à soutenir la croissance, ont désormais atteint leurs limites.

 

Enfin, P. Larrouturou et D. Méda invitent également à faire le lien entre les gains de productivité très importants réalisés ces trente dernières années, leur mauvais partage, et l’augmentation du chômage et de la précarité. Dans ce sens, ils observent que dans tous les pays, une forme ou une autre de partage du travail s’est bel et bien instaurée, avec, selon le cas, plus ou moins de chômage, de petits boulots ou d’emplois à temps partiel : ils rappellent ainsi qu’entre 1994 et 2014, l’Allemagne a créé 4 millions d’emplois sans augmentation du nombre global d’heures travaillées.

 

La démonstration est parfois un peu déroutante : les arguments invoqués et les textes cités en référence concernent des périodes différentes insuffisamment mises en cohérence. Les effets de la crise financière, en particulier, ne sont pas suffisamment soulignés. Incomplet sur les développements récents de la crise, le propos l’est aussi au sujet des trois scénarios, qui, selon les auteurs, occupent actuellement le devant de la scène, s’agissant de la réduction du chômage. Le premier scénario invoqué est celui de la révolution technologique, qui fait peser des menaces sur un grand nombre d’emplois tandis que le développement de l’économie numérique invite à imaginer une sortie du salariat.

 

Le second scénario envisagé est celui du démantèlement du droit du travail, censé handicaper les entreprises dans la course à la compétitivité. Enfin les auteurs identifient un troisième scénario, celui de la dérégulation du temps de travail et de la promotion du temps partiel. Les principales actions aujourd’hui préconisées pour réduire le chômage, comme la libéralisation des secteurs réglementés, la réduction du coût du travail ou encore le développement des mini-jobs, avec lesquelles la confrontation aurait pourtant été intéressante, ne sont évoquées ici que de manière indirecte.


La semaine de 4 jours


Partant de cette analyse, P. Larrouturou et D. Méda défendent la solution consistant à réduire le chômage par la réduction collective du temps de travail. Un premier chapitre remet celle-ci en perspective historique, tant en ce qui concerne la France qu’en ce qui concerne les principaux pays développés. A ce sujet, les analyses de Guy Démarest montrent que si la croissance est une condition permissive de la création d’emplois – elle permet de la financer –, c’est le partage du travail qui en est la source directe, mais aussi que le succès de certains pays en matière d’emplois se paye du développement du travail à temps partiel et de l’augmentation des inégalités   .

 

P. Larrouturou et D. Méda entendent également rétablir la vérité sur les 35 heures. Ils pointent notamment la faiblesse de la réduction du temps de travail et l’absence de contrepartie en matière de création d’emplois, autorisées par la deuxième loi Aubry. Mais ils rappellent aussi le bilan positif de la réduction du temps de travail en matière d’emploi (même si les évolutions de la réglementation ont ensuite interdit toute évaluation de long terme). L’ensemble de ces éléments, qui constituent le bilan des 35 heures telles qu’elles ont été mises en place en France, sont bien connus, même si la droite, le patronat et certains économistes les contestent toujours farouchement.

 

Une réduction forte du temps de travail est, pour les auteurs, le seul moyen d’obtenir des créations d’emplois significatives. Le livre s’attache donc principalement à défendre la semaine de 4 jours-32 heures – ou tout autre système visant à réduire le nombre de jours travaillés de 1 sur 5, en fonction des contraintes du métier, de l’entreprise ou du service, etc.

 

Pour en assurer le financement au niveau de l’entreprise, les auteurs préconisent une exonération des cotisations sociales représentant 8% du coût du travail (dont 6,4% seraient à la charge de l’Unédic et 1,6% à la charge de l’Etat), cela pour les entreprises ayant réduit leur durée réelle à 4 jours-32 heures et créé au moins 10% d’emplois en CDI. Cette exonération, assortie d’un blocage des salaires mais aussi de l’abandon de certains avantages salariaux et non salariaux, permettrait de garantir le financement intégral de la mesure.

 

Là encore, les exemples pris en référence sont la plupart du temps anciens et leur présentation reste assez schématique. Si 400 entreprises sont déjà passées à la semaine de quatre jours, comme l’écrivent les auteurs, il s’agit, semble-t-il, principalement des entreprises passées aux 32 heures dans le cadre de la loi Robien, qui date de 1996. La théorie peine à prendre en compte les difficultés pratiques de la mise en place d’une telle réduction du temps de travail, à commencer par l’intégration et la formation de nouveaux embauchés, mais également de la réorganisation des entreprises pour ne pas perdre en efficacité.



En outre, comme le remarquent les auteurs, si l’on voulait permettre aux chômeurs de longue durée de bénéficier des créations d’emplois liées au passage à la semaine de quatre jours, il faudrait muscler les dispositifs d’accompagnement, de formation et de requalification, dont le moins qu’on puisse dire est que leur efficacité reste encore à démontrer.


D’autres leviers contre le chômage


Du point de vue du financement, P. Larrouturou et D. Méda assurent que les créations d’emplois auxquelles seraient conditionnées les exonérations, pour peu qu’on limite au maximum les effets d’aubaine, devraient garantir la neutralité budgétaire de la mesure. Sur la base d’une estimation de 1,5 à 2 millions d’emplois créés, son coût brut serait de 35 milliards pour l’Unédic, soit la totalité des cotisations chômage, avec toutefois, en contrepartie, 29 milliards de recettes supplémentaires pour la Sécurité sociale, les caisses de retraite complémentaire etc., au titre des cotisations sociales : une fois recyclées, ces nouvelles recettes permettraient d’indemniser les chômeurs restant à la charge des caisses vidées de l’Unédic.

 

A cela s’ajouterait un coût de 14 milliards pour l’Etat, qui prendrait en charge une partie des exonérations, toujours en coût brut, mais en incluant le coût d’une exonération plus forte les deux ou trois premières années pour les PME-TPE afin d’éviter les baisses de salaires ; mais là aussi, le coût serait équilibré par des économies significatives sur les 45 milliards que coûtent aujourd’hui à l’Etat et aux collectivités locales le chômage et ses conséquences.

 

Les auteurs reconnaissent que cette mesure ne règlera ni le chômage de longue durée, ni le chômage des jeunes sans qualification, qui seront peu nombreux à être embauchés dans le cadre des recrutements permis par la réduction du temps de travail. D’autres leviers devraient ainsi être mobilisés en parallèle, dont la reconversion écologique, créditée du potentiel de créer plus de 300 000 emplois à partir d’une estimation tirée d’une étude du CNRS – mais ce serait sous la condition de se donner les moyens de financer cette reconversion au niveau européen.

 

P. Larrouturou et D. Méda proposent également d’investir massivement dans le logement pour résorber la pénurie grave dont souffre la France sur ce plan, et de créer à nouveau, selon leur estimation, 250 000 à 300 000 emplois, en mobilisant pour cela la plus grande partie du fonds de réserve sur les retraites. Ils proposent également de développer les services à la personne, l’économie sociale et solidaire, de favoriser le commerce équitable et l’économie circulaire, etc. Mais ces pistes ne sont que brièvement évoquées, avant que les auteurs n’ouvrent encore davantage le compas en expliquant que la semaine de quatre jours est un moyen pour aller vers une société où chacun pourra avoir part aux quatre grandes sphères d’activité que sont la vie personnelle, la vie professionnelle, le complexe culture-éducation-sports-loisirs et le complexe citoyenneté-vie associative, syndicale et politique. Où l’on reconnaîtra des objectifs défendus de longue date par Dominique Méda.


Loin de se réduire à une simple arithmétique de l’emploi, l’enjeu politique est donc de taille. Comment, alors, relancer le débat nécessaire et urgent sur la réduction du temps de travail ? Il conviendrait, expliquent les auteurs, de donner la parole à des pionniers, c’est-à-dire à des entreprises ayant déjà adopté la semaine de 4 jours, et de faire réellement le bilan de ces expériences. Mais il s’agirait aussi de relancer l’expérimentation sur le sujet, à la fois en permettant à des entreprises de réduire le temps de travail pour éviter les licenciements, et en permettant aux entreprises en bonne santé d’expérimenter la semaine de 4 jours pour créer des emplois. Ce n’est qu’après ce temps de l’expérimentation et de l’évaluation que viendrait celui de l’élaboration d’un ou de plusieurs scénarios pour conduire un élargissement le plus vaste possible, voire un recours à la loi, préalablement négociée, et dont le principe pourrait même être soumis à référendum.

 

Si on peut douter de l’efficacité de la méthode, il est assuré que le sujet mérite un débat serein et constructif, dont les modalités sont déjà à inventer.