Nouveaux éclairages sur les figures historiques de Jésus et Matthieu.

Jésus et Matthieu est à la fois un livre d'histoire, et un livre d'exégèse. Au fil de quatorze études plus ou moins reliées entre elles, Daniel Marguerat, professeur d'études bibliques à l'université de Lausanne, rassemble les principaux résultats de la recherche historique et philologique récente pour repenser à nouveaux frais la provenance de plusieurs questions majeures du message évangélique.

 

Les trois « quêtes » du Jésus de l’histoire

 

La première partie du recueil propose un bilan sur les travaux qui ont été menés sur Jésus en tant que personnage historique. Il s’agit d’observer la lettre des Evangiles, non plus comme une parole sacrée, mais comme un texte située, daté, qui nous apporte des renseignements historiques sur l’homme qui s’appelait Jésus et qui a réellement vécu en Palestine il y a deux mille ans.

D. Marguerat rappelle qu’on distingue traditionnellement trois « quêtes » du Jésus historique. La première, dite « libérale » se produit au XIXème siècle. Des auteurs comme David Strauss ou Renan font une lecture rationaliste des Evangiles qu’ils veulent débarrasser de tout surnaturel en les démythologisant. Jésus est alors perçu comme une figure intéressante de la spiritualité humaine.

La deuxième quête, entre 1900   et 1980 agit avec plus de méthode et de prudence dans la reconstruction de la vie de Jésus et prend davantage en compte l’écart entre l’orientation croyante - et donc partiale - des Evangiles et les données de l’histoire. Des auteurs comme J. Weiss, E. Käsemann ou C. Perrot s’y sont illustrés. Les résultats de cette seconde quête correspondent à la reconnaissance de l’importance du concept de « règne de Dieu » dans la prédication de Jésus et à la compréhension foncièrement eschatologique de sa venue.

Dans les années 1980, on a parlé d’une « troisième quête » pour désigner les recherches de savants actuels - souvent anglo-saxons. Si leur reconstruction de la personnalité et de la vie de Jésus divergent   , tous intègrent cependant un renouvellement de la compréhension de la judéité de Jésus. En reconnaissant davantage la diversité du judaïsme palestinien avant la chute du second Temple, ils ne présentent plus Jésus comme voulant fonder une religion du cœur, loin du rigorisme et du légalisme juifs, comme le soutenait les auteurs de la deuxième quête. Au temps de Jésus, le rapport à la Torah et au Temple était loin d’être les mêmes dans chaque « secte » juive   . Une meilleure prise en compte de la littérature rabbinique a joué un rôle important. Comme le dit Marguerat, « le résultat fut de faire émerger une image de Jésus où les conflits - indéniables - avec ses contemporains ne sont pas interprétés comme des conflits avec le judaïsme, mais comme des conflits à l’intérieur du judaïsme »   .

L’autre nouveauté importante apportée par cette « troisième quête » est qu’on ne recherche plus le Jésus réel, mais un Jésus possible   . Ainsi Ed P. Sanders estime que sur la question de la Torah, Jésus reste proche du pharisaïsme   et en respecte les règles. Simplement, il admet les pécheurs dans la grâce sans l’exigence préalable d’une conversion, ce qui est un point de rupture avec le pharisaïsme. Les paroles de Jésus sur la Torah sont loin d’exprimer un rejet de celle-ci, mais témoignent au contraire de son intangible attachement. On peut même dire que la Torah reste complètement admise par Jésus qui ne discute pas sa validité mais son interprétation.

Marguerat explique ainsi que les paroles de Jésus sur le sabbat et son éventuelle suspension ne sont pas une marotte personnelle mais un sujet très présent dans les réflexions sur l’interprétation de cet interdit qu’on trouve dans la Torah. Le problème n’est pas de savoir s’il faut respecter le sabbat, la réponse est oui, mais dans quel cas il pourrait faire exception.   Tous ces arguments corroborent la perspective propre à la « troisième quête » d’un Jésus essentiellement juif, dont on ne peut comprendre la figure qu’avec une solide étude du judaïsme de son époque.


Jésus, philosophe ou prophète ?

 

Certains auteurs ont présenté Jésus comme un philosophe, un prophète ou encore un révolutionnaire partisan de l’égalité sociale. D. Marguerat relit ces propositions et les nuance pour tenter de mieux cerner la perception qu’en avaient ses contemporains. Il montre dans quelle mesure Jésus a pu être perçu comme un sage, conformément à la tradition d’Israël   : il propose des conseils sur ce qui doit être, à partir de son observation et de son expérience, parle parfois par énigmes et invite l’auditeur à agir. Mais l'auteur montre également ce qui le singularise par rapport à cette figure de sage : le refus de la Loi du Talion par Jésus prônant à la place une morale de la résignation et un idéal de générosité.

Qualifier Jésus de prophète ne va pas sans poser problème. Si Jésus a pu être perçu comme tel par ses contemporains, notamment les premiers chrétiens, ce titre a été remplacé par d’autres depuis. Jean parle du « dernier prophète » pour désigner Jésus en Q 3, 7-9.16b-17   , et Jésus s’adresse à Jérusalem comme tueuse de prophètes   . Sans s’auto-désigner comme prophète, il « s’inscrit, d'après Marguerat   , par cette lamentation prophétique dans la lignée, des prophètes rejetés »). L’œuvre de Luc (c’est-à-dire l’ensemble formé par l’Evangile de Luc et les Actes des apôtres) le présente comme le prophète rejeté.   C’est d'ailleurs dans cet Evangile qu’on lit la plus claire affirmation du fait que la foule a considéré Jésus comme un prophète : « Un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple »   . L’Evangile de Matthieu lui préfère au titre de prophète celui de « Juge du monde », au sens où Le Christ, comme l’écrit Marguerat   « s’identifie avec ceux que le monde fragilise, méprise ou rejette, comme lui-même fut, à la suite des prophètes qui l’ont précédé, fragilisé, méprisé et rejeté. » Si par la suite les Chrétiens n’ont plus tellement appliqué à Jésus le titre de prophète, c’est sans doute parce qu’il risquait de se faire taxer éventuellement de « faux prophète » par certains et que le titre de prophète a été jugé insuffisant face aux titres de la haute christologie. La « christologie haute » étudie le Christ à partir de sa position élevée dans les cieux, c’est-à-dire de sa divinité. Du coup, elle applique, par exemple, le titre de « Fils de Dieu » au sens littéral et insiste sur la divinité de Jésus, tandis que la « christologie basse » part de Jésus en tant qu’homme pour comprendre qui est le Christ, et applique une titulature qui n’implique pas nécessairement la divinité, par exemple en désignant Jésus comme « messie » ou « prophète ».



La surprenante généaologie de Jésus d'après Matthieu



Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Marguerat présente certaines analyses sur l’Evangile de Matthieu, dans sa spécificité. Le début de l’Evangile de Matthieu consiste en une généalogie que Margerat problématise finement : « la généalogie dit l’appartenance à une lignée ; elle dit la filiation, l’insertion dans l’histoire d’un peuple »   , elle vise à inscrire Jésus dans la descendance de David dont Israël attendait le Messie. Mais elle révèle quelque chose de surprenant : non seulement Jésus est fils d’Abraham chez Matthieu, donc enfant d’Israël (alors qu’il est fils d’Adam dans la généalogie de Luc, donc fils de l’humanité), mais à cette descendance principalement centrée sur les mâles comme le veut la tradition, se mêlent quatre femmes à la réputation pour le moins douteuse (Rahab la prostituée, Bethsabée l’adultère, Tamar qui couche par ruse avec Juda son beau-père et Ruth, l’amante de Booz) et aucune n’est juive ! Marguerat lit cette irruption des femmes païennes dans la généalogie de Jésus comme la préfiguration de la surprise que sera en Jésus le partage aux nations du monde du salut qu’Israël lui croyait réservé.

 

Le dialogue matthéen avec le judaïsme

 

L’auteur s’attache à la question du rapport au judaïsme, puisque l’évangile de Matthieu est présenté à la fois comme l’évangile le plus juif ( par la titulature qu’il utilise) et à la fois comme l’évangile le plus hostile aux juifs   . C’est en examinant dans quelles conditions est né le premier Evangile que Marguerat comprend le rapport de Matthieu au judaïsme. Après la destruction du second Temple en 70, le judaïsme, traumatisé, essaie de se reconstruire, cette tentative est le fait des pharisiens. Une orthodoxie apparaît au sein du judaïsme qui était alors pluriel. Se resserrant sur l’orthodoxie, le judaïsme rompt avec ceux qui sont en désaccord avec elle, alors qu’avant les croyants baptistes adeptes de Jean et les judéo-chrétiens gravitaient librement autour de lui. La communauté chrétienne à laquelle appartient Matthieu se trouve alors fragilisée par ce judaïsme qui prend ses distances   .

Comparant la parabole de l’invitation au festin   Marguerat montre que Luc insiste davantage sur les excuses que se trouvent les invités pour ne pas venir, tandis que Matthieu insiste sur la violence faite aux serviteurs et donne à la parabole une fin inédite avec l’épisode du convive surpris sans vêtement de noces. Il montre que le peuple d’Israël a laissé passer l’occasion de répondre à l’amour de Dieu et que ce sont les chrétiens qui en sont les nouveaux bénéficiaires, non pas en raisons d’une qualité spécifique, mais parce qu’ils n’ont fait que répondre à l’invitation. Leur salut n’est fondé que sur la grâce divine. Derrière l’expulsion de l’homme sans habit de noces, Marguerat lit l’exigence de la justice nouvelle : aimer le prochain. Le peuple chrétien n’est pas un peuple élu comme l’était Israël. Il se forme de tous, et la condition n’est plus l’appartenance à telle communauté mais le respect de la nouvelle justice, proclamée par Jésus sur la montagne : l’accomplissement de la volonté de Dieu équivaut à l’amour d’autrui. Marguerat conclut ainsi l’analyse de la parabole : « le même danger [que celui qui menaçait Israël] guette l’Eglise : confondre le salut avec une possession tranquille sans présenter les fruits de l’obéissance, est une contradiction insupportable »   .

 

Des liens du sang à la familia dei

 

Margerat se livre également à une analyse de la famille dans l’Evangile de Matthieu. Il montre comment dans le texte se mêlent deux visions différentes et opposées de la famille donnée. L’une reprend l’idée de la famille patriarcale traditionnelle, telle que l’entend par exemple la généalogie. C’est en inscrivant Jésus dans une famille, donc par les liens du sang, qu’elle établit l’humanité de Jésus. C’est à partir de ce modèle que sont compréhensibles l’amour d’un père pour son fils ou celui d’un enfant pour ses parents. L’autre exige pour suivre Jésus de rompre avec la famille « biologique ». Dans cette mesure, la famille n’apparaît plus, comme c’était notablement le cas dans le judaïsme, comme un lieu de transmission de la promesse. En outre, l’évangile vise, à partir de la rupture de la famille donnée, à l’élaboration d’une famille reconstruite, la familia Dei, dans laquelle chacun reçoit par choix ses frères et ses sœurs pour former une communauté, rassemblée par la croyance vécue et mise en pratique, permettant aux membres de cette nouvelle famille de se sentir et de se reconnaître fils et filles et Dieu.

 

Indicatif de salut et impératif éthique

 

Marguerat présente également un débat interne à la lecture de l’Evangile de Matthieu : quelles sont les places respectives de l’indicatif du salut et de l’impératif éthique ? L’auteur examine les raisons pour lesquelles on a pu tenir que ce qui primait était l’impératif éthique, c’est-à-dire l’idée que Jésus énonce « les conditions d’entrée dans le Royaume prescrites par Dieu »   . Il met l’accent sur les béatitudes   et insiste sur l’idée que l’impératif matthée ne doit pas être appréhendé comme une image idéale, mais doit bel et bien être mis en pratique. Cela écarte l’idée d’une morale de l’intériorité dans la mesure où il faut concrètement se réconcilier avec son frère et tendre l’autre joue.

En recentrant l’Evangile autour de l’impératif éthique, l’auteur montre comment Matthieu confère aux impératifs de Jésus la valeur de normes littérales pour une existence authentiquement chrétienne. Il concède cependant que les raisons de penser que l’indicatif est dominant sont tout aussi légitimes. Il rappelle en particulier l’analyse de J. Schniewind selon laquelle la grâce a une place importante dans l’Evangile : l’exigence énoncée par Jésus est toujours structurellement subordonnée à la promesse. Les béatitudes promettent le bonheur à ceux qui attendent la justice provenant de Dieu, il ne faut pas les comprendre comme basées sur la rétribution (on ne sera heureux que pour autant qu’on aura été miséricordieux, juste, etc.) mais comme explicitant le contenu d’une promesse messianique, reçue par grâce et donc indépendante des mérites. Comme le commente Marguerat   : « la dimension gracieuse de l’horizon eschatologique ne cède pas la place à un calcul rétributif. » Il s’intéresse à la mise en récit de ces impératifs et les références sotériologiques   . Finalement, impératif et eschatologie ne sont pas deux notions séparées formant chacune une unité, mais qu’elles sont indissociables. C’est ce que constate Marguerat dans le discours d’envoie missionnaire en Mt 10 : « C’est le don du pouvoir-guérir et du pouvoir-prêcher qui nécessite une existence en conformité avec celle de Jésus (…) l’indicatif n’est pas séparable de l’impératif. Le don gracieux n’est pas détachable d’une fidélité de vie exigeante »   .


Avec Jésus et Matthieu, Daniel Marguerat livre un enseignement riche et passionnant, qui a en outre le mérite de rester toujours clair et abordable. Plutôt qu'une somme, c'est une source de réflexion où chaque texte de suffit à lui-même, en répondant clairement à une question posée