Une série d'entretiens qui révèle une tentative inégalée de donner une dimension philosophique à l’espérance logée dans le monde.

Adorno disait d’Ernst Bloch qu’il était « l’un des rares philosophes qui ne reculent pas en tremblant à l’idée d’un monde sans domination ni hiérarchie »   . La pensée de ce philosophe allemand – dont toute l’œuvre constitue la tentative inégalée de donner une dimension philosophique à l’utopie, à l’espérance logée dans le monde – reste en grande partie méconnue en France. Les entretiens traduits et réunis dans cet ouvrage fournissent aujourd’hui une belle occasion d’approcher cette philosophie. La pensée souvent difficile du philosophe est rendue plus accessible par ces dialogues vivants, à une époque où Bloch, alors professeur à Tübingen, était déjà un philosophe reconnu.

 

Dans ces entretiens, lui qui n’appréciait guère le genre autobiographique, revient sur son itinéraire intellectuel et politique. Il aborde les principaux aspects de sa philosophie de l’espérance, ainsi que les engagements politiques du marxiste non-orthodoxe qu’il fut. On découvre également les vicissitudes historiques qui ont marqué sa vie. Juif, bien que non pratiquant, Bloch a connu les deux guerres mondiales et les émigrations douloureuses. Devenu professeur en RDA à son retour des États-Unis, il a dû faire ses bagages de nouveau lors de la construction du mur, et s’est enfin installé à Tübingen, où il a enseigné de nombreuses années.

 

Les dialogues menés avec T.-W. Adorno et G. Lukács sont d’un grand intérêt, non seulement pour l’envergure intellectuelle des deux philosophes, mais aussi parce qu’ils ont été des interlocuteurs importants. Bloch et Lukàcs reconnaissent que dans leur jeunesse, leur amitié était si forte, qu’on ne pouvait distinguer les idées de l’un de celles de l’autre ! Mais pour des raisons différentes, Adorno comme Lukàcs se sont par la suite fortement éloignés du philosophe. Non seulement Bloch rejettait les positions de l’École de Francfort, notamment le pessimisme foncier de l'étude critique de la société, mais il ne partageait pas davantage l’engagement communiste orthodoxe de Lukács. C’est précisément la divergence de ces positions, alliée à une grande estime réciproque, qui rend ces discussions si fécondes et intéressantes.

 

Utopie et religion

 

L’utopie que vise à cerner Bloch tout au long de son œuvre est un concept complexe, en particulier parce qu’il est au carrefour de nombreux champs d’investigation. Pour la penser, Bloch se réfère d’abord au domaine religieux : l’utopie, telle qu’on la trouve dans les religions, pourrait être considérée comme la matrice des autres utopies sociale et scientifique. Lorsqu’il s’agit de « l’utopique dans la religion », écrit-il, apparaît « le Royaume céleste, ce qui apparaît vers la fin, donc ce qui est proclamé, ce qu’apporte le messie, le Christ », et dans ces « images lointaines de souhait [...] avec une vision effrayante et une grande profondeur », on doit aussi « voir ce qui résonne et est mis en mouvement dans les utopies sociales »   . En effet, si la religion est grosse des utopies, c’est parce qu’elle propose une réponse à l’angoissante question de la mort. Par exemple, la résurrection du Christ dans le christianisme apparaît comme le remède contre la mort dont la pensée hante terriblement l’homme   .

 

Car si Bloch se veut, en marxiste, fidèle à la critique de la religion comme permettant à la classe régnante de continuer à régner, il décèle en elle cependant un potentiel utopique extrêmement fort   . Il trouve d'ailleurs dans l’Apocalypse de Saint Jean une illustration de sa thèse selon laquelle la religion est porteuse d’utopie : « Regarde, je rends tout nouveau, afin qu’on ne se souvienne plus du précédent »   .

 

Utopie et marxisme

 

Bien que la pensée de Bloch mette en avant la pensée de l’utopie, elle se revendique également comme explicitement marxiste.   Or, c’est apparemment paradoxal puisque Marx, dans le Manifeste du Parti communiste, s’était nettement démarqué de ce qu’il appelait le « socialisme utopique » qui désignait l’ensemble des doctrines des penseurs socialistes du début du XIXème siècle .


Contre ceux que Marx appelait les socialistes utopiques et qui imaginaient ou concevaient théoriquement à partir d’une anthropologie, les lois permettant une société juste et bonne, Bloch vise avant tout à transformer le réel existant   . Par ailleurs, si Bloch s’estime marxiste, il prend soin de préciser que son marxisme n’est pas reconnu comme tel par tous les marxistes   .


Ce que met en avant Marx, en particulier dans ses fameuses Thèses sur Feuerbach, et que Bloch reprend pleinement à son compte, c’est l’importance de la praxis. Il s’agit, en accord avec les principes de la pensée de Marx, comme le dit dans l’introduction Arno Münster, de « dépasser la facticité dure et anti-utopique du réel, de la réalité d’une société fondée sur l’égoïsme, sur l’individualisme, la propriété privée, l’accumulation des biens et de l’argent par une minorité de privilégiés et de possédants, pour instaurer, avec lucidité et courage, mais non sans un certain sens du réalisme et de la responsabilité, des contre-pouvoirs utopiques réels réalisant le rêve ancien de l’humanité (…) d’une société plus juste, harmonieuse, égalitaire et fraternelle. »   .

 

Au sein du marxisme, Bloch distingue deux courants. Celui qu'il appelle le « courant chaud » est porteur de cet esprit d’utopie et d’enthousiasme, et s’alimente des différentes aspirations à une société plus humaine et plus juste, que l’histoire a charriées. À l'inverse, le « courant froid », qui est celui de la critique économique rationnelle, est dépourvu du moindre enthousiasme rêveur. Si l’utopie chez Bloch est donc bien arrimée au marxisme et en est constitue un élément de plein droit, cependant elle n’en est pas le seul constituant, puisque le marxisme repose aussi sur la critique rationnelle   .

« Le marxisme tout entier [...] n’est qu’une condition pour une vie en liberté, une vie dans le bonheur [...] une vie avec des contenus »  

 

Utopie, rêve diurne et rêves nocturnes

 

L’utopie à laquelle s’intéresse Bloch est constituée par les rêves diurnes. D’après lui, l’analyse des rêves telle que la pratique la psychanalyse est tournée vers le passé   , tandis qu’il existe des rêves éveillées tournés au contraire vers l’avenir, qui peuvent être de véritables porteurs d’utopies.

 

Tendre à réaliser l’utopie, ce n'est donc rien d'autre que de faire advenir quelque chose de ces rêves:

 

« le rêve diurne, quant à lui, se rapporte essentiellement à une meilleure vie individuelle dans l’avenir. Il est, au sens propre du terme, accomplissement du désir (du souhait), par l’avènement de quelque chose qui n’est pas encore, qui est désiré et rêvé sans aucune censure morale. Voici un exemple [ …] : un employé, un homme ordinaire rentre chez lui accablé, après avoir passé, péniblement, sa journée au bureau. Ce dont il rêve, sur le chemin du retour, dépasse de loin les bornes de la conscience morale ordinaire. Et s’il assassinait sa femme ? (…)? Et si, et si, et si… ?

 

Tout cela, ce sont de petits rêves diurnes, des utopies lamentables, privées, à contenu égoïste, projetées dans un avenir qui n’en est pas vraiment un (…) À cela s’ajoutent les archétypes datant d’un temps reculé ainsi que l’avenir en puissance qu’annonce le passé tant que celui-ci n’est pas advenu. L’avenir dans le passé peut être un non-encore-advenu, mais peut aussi être l’objet d’un rêve diurne utopique, comme l’a été la prise de la Bastille ou ce que représente le Liberté guidant le peuple de Delacroix. Ce sont deux rêves diurnes du passé qui désignent un non-encore-advenu destiné aux petits-enfants qui batailleront mieux. (…)

 

Ce qui importe, c’est qu’un rêve diurne est l’arsenal de toute anticipation politique, la base et le fondement de la production artistique, la base de l’affect qui y est essentiellement à l’œuvre, à savoir l’espérance – l’espérance comme affect et comme instruction pour un savoir meilleur. »