Avec cette pastorale italienne écrite en 1902, Edith Wharton renoue avec le grand style du XVIIIe siècle et ses genres, mais explore déjà le thème si moderne du désenchantement et de l'impuissance au monde. 

 

Le premier roman d'Edith Wharton a de quoi surprendre. On est d'abord frappé par le titre, qui évoque non pas l'univers luxueux et subtilement cruel de la haute société new-yorkaise, dont les lecteurs du Temps de l'innocence ou des Beaux mariages sont familiers, mais plutôt une pastorale aux tons pastels. Les premières lignes n'atténuent pas ce dépaysement : Les Amours d'Odon et Fulvia nous transportent dans l'Italie de la fin du XVIIIe siècle, où colombines et curés de comédie évoluent comme sur une scène de théâtre.

 

A la manière du XVIIIème siècle

 

La structure, classique, est celle du roman d'apprentissage. Le lecteur suit les pérégrinations sentimentales et géographiques du jeune Odon Valsecca, héritier présomptif du duché de Pianura. Après une jeunesse passée chez de pauvres parents nourriciers, puis dans le château de son grand-père piémontais, il est envoyé à Turin pour parfaire son éducation. C'est là qu'il rencontre la jeune et belle Fulvia, fille d'un universitaire progressiste, qui lui fait découvrir les mouvements réformateurs venus de France. Oscillant entre ses idéaux d'homme des Lumières, et son goût pour l'art et les plaisirs raffinés de sa caste, Odon voyage, de Naples à Florence, de Rome à Venise, croisant sans cesse la route de Fulvia, avant que la mort de son cousin ne le ramène à Pianura où l'attend la couronne ducale. Mais la mise en pratique des principes réformateurs qui lui sont chers se révèle plus difficile qu'il ne l'avait pensé.

Le récit se déroule au rythme de scènes qu'on trouve habituellement dans les romans d'aventures, clichés de la littérature populaire auxquels on ne s'attendrait pas sous la plume de Wharton: fuites par des portes dérobées, chevauchées au clair de lune, masques laissant soudain apparaître un visage inattendu. Les personnages eux-mêmes correspondent à des types connus: le jeune noble au grand cœur, la jeune fille vertueuse, la comédienne piquante, le bossu spirituel. Ils se définissent moins par leur épaisseur psychologique que par leur fonction littéraire, ce que souligne bien souvent leur nom: l'aristocrate français et noceur, venu en Italie pour y goûter les plaisirs qui font, selon lui, cruellement défaut à la France des Lumières, et dont Odon fait la connaissance sur la route de Venise, s'appelle ainsi le marquis de Cœur-Volant!

Certaines scènes frappent également par leur aspect résolument conventionnel: ainsi la première apparition de Fulvia aux yeux éblouis d'Odon, dans un paysage idyllique de cerisiers en fleurs. On a l'impression, à la lecture de ces passages, d'un exercice de style à la manière d'un roman du XVIIIe siècle, d'un pastiche. Les clins d'oeil à la littérature de l'époque sont d'ailleurs nombreux (Odon est plongé dans la Nouvelle Héloïse lorsqu'il voit Fulvia pour la première fois) et Wharton insère, dans le cinquième chapitre de la quatrième partie, le pastiche avoué du journal de voyage de l'agronome Arthur Young.

 

L'idéalisme déchu

 

La trame narrative, quant à elle, est relativement lâche. Si l'incipit et l'excipit, invoquant tous deux la figure tutélaire de saint François d'Assise, fonctionnent en pendant et confèrent une unité au récit, les épisodes en eux-mêmes se succèdent au gré des vagabondages d'Odon. Des personnages apparaissent, puis disparaissent, sans que le lecteur sache ce qu'ils sont devenus. Wharton écrit en ce sens dans son autobiographie: "Les Amours d'Odon et Fulvia n'était pas du tout un roman, dans le sens où j'emploie ce terme, mais seulement une chronique romantique, qui déroule ses épisodes comme les fresques légendées ornant les murs des palais dans son arrière-plan."  

De fait, Les Amours d'Odon et Fulvia est surtout remarquable par son évocation pittoresque de l'Italie. Wharton, grande voyageuse, y a effectué de nombreux séjours et peu après la parution des Amours d'Odon et Fulvia, elle publie Villas et jardins d'Italie et Paysages italiens. On peut en fait lire ce premier roman comme un récit de voyage, émaillé de descriptions de villes et de paysages, de références à Piero della Francesca et au Bernin. La mise en scène de personnages historiques, par exemple le poète Vittorio Alfieri, l'évocation précise de la situation politique et religieuse italienne à la fin du XVIIIe siècle témoignent d'un grande familiarité avec la culture et l'histoire du pays, et c'est peut-être cette recréation colorée, un brin théâtrale, d'un territoire et d'une époque, qui fait le plus grand charme de ce premier roman.

Qu'y a-t-il de commun, pourrait-on alors demander, entre Les Amours d'Odon et Fulvia et les chefs-d'œuvre plus tardifs de Wharton? Peut-être la mélancolie sous-jacente, le sentiment grandissant d'incompréhension et d'impuissance qu'éprouve le héros face au monde qui l'entoure. Le jeune Odon Valsecca découvre, au fil des années, combien il est difficile de réaliser un idéal. Le désenchantement de la dernière partie vient tempérer l'exubérance des premiers chapitres, et annonce déjà la tonalité douce-amère du Temps de l'innocence

 

Les amours d'Odon et Fulvia

Edith Wharton

Flammarion

480 pages 

22 Euros