Le festival d’Avignon ouvre demain. Comme chaque année depuis maintenant 70 ans, ce seront des dizaines de pièces dans le In, et plus de 1400  dans le Off. Comment saisir la masse pour s’y retrouver ? Qu’y a-t-il de nouveau en 2016 sous le ciel brûlant d’Avignon ? Petite revue elliptique du programme du « In ».

 

 

Olivier Py, directeur du festival d’Avignon pour la troisième année consécutive, se défend d'avoir construit la programmation de l’édition de 2016 à partir d'un « concept ». Il observe cependant qu’« une fois les spectacles mis bout à bout », apparaît « une image du monde »   . Le logo choisi pour cette année en serait-il le symbole ? Il s'agit du Cheval de Turin, un dessin d'Adel Abdessemed dont on a pu voir la version plastique fin 2012 à Beaubourg. Le Cheval de Turin, celui-là même au cou duquel Nietzsche s'est jeté le 3 janvier 1889, dans un accès de délire compassionnel. Lui dont la représentation par Abdessemed donne à voir le danger et l’imminence sinistre qui se joue à la pointe de l'esprit européen, à savoir l'affaissement dans la folie.

 

 

Adel Abdessemed, Le Cheval de Turin

 

 

Puisqu'il s'agit de théâtre, on ne peut s'empêcher d'y voir aussi le cheval de Richard III, rappelé à la mémoire des spectateurs par le plus grand succès critique de 2015, signé Thomas Ostermeier. Alors que 2016 n’a pas encore effacé la vivacité du souvenir de 2015, ce cheval est sans doute celui contre lequel troquer un royaume, et dont l’apparition souligne le dérisoire où confinent l'absurdité et la pathologie de notre continent à l’aube du IIIe millénaire. Olivier Py a identifié nommément cette « sensation crépusculaire » qui plane sur l'Europe, comme l'un des thèmes récurrents de cette édition 2016.

 

L'autre thème, selon lui, est celui de l'impuissance politique : « faire la révolution », « identifier l'ennemi », « s'engager » sont devenus plus que jamais problématiques.  « Comment aujourd'hui faire dignement de la politique ? » La contribution que le théâtre peut apporter au remède, c’est « l'amour des possibles », et un rebond que le festival nourrira cet été en exprimant un imaginaire lumineux, une spiritualité saine, un horizon à réinventer : « nous n'avons besoin d'aucun dieu si nous croyons à la transcendance dans le collectif et si nous apprenons à l'affirmer dans nos vies ».

 

Lorsqu’il se retourne sur la programmation établie, Py croit sentir s'animer la dimension politique du théâtre, et l'aspiration à rencontrer un public citoyen dont « la ferveur et la soif spirituelle opposent à tous les déterminismes un désir d'inconnu et d'imprescrit ». Le pari inaugural, c’est que la culture, et singulièrement le théâtre, peuvent créer souterrainement du mouvement historique. Qu’ils peuvent fertiliser un peuple humaniste, et refonder sa souveraineté par « le refus d'un monde privé de sens ».

 

Le festivalier pourra donc commencer par prendre le ton auprès des œuvres d'Abdessemed réalisées pour l’exposition Surfaces : dix bas-reliefs de tout format qui représentent de grands événements contemporains   .

 

 

Du Moyen-Orient à la Belgique

 

 

L’inspiration politique de l’édition 2016 ressort avec une force particulière de l’axe principal de la programmation qui fait une place de choix au Moyen-Orient. Ce « focus Moyen-Orient » rayonne depuis trois pièces consacrées à Israël (Amos Gitaï, Yitzhak Rabin : chronique d'un assassinat)   , à la Syrie (Omar Abusaada, Alors que j'attendais)   et à l'Iran (Amir Reza Koohestani, Hearing)   . Mais le spectre s’élargit également au-delà de ces trois événements de théâtre, avec deux spectacles chorégraphiques (Fatmeh et Leïla se meurt, d'Ali Chahrour)   , un spectacle poétique et musical (99 de Marc Nammour)   , une programmation cinématographique (Territoires cinématographiques)   , une exposition (Amos Gitaï, Chronicle of an Assassination Foretold)   , des contes orientaux (L'Orient en partage. Kalila et Dimna : des contes orientaux aux Fables de La Fontaine)   , des lectures de textes sur RFI (Ça va le monde !)   ...

 

Un second « focus » géographique, remarque Olivier Py, se manifeste involontairement dans ce programme : un « focus belge », porté par le collectif anversois FC Bergman (Het land nod, « Le pays de Nod »)   , le Raoul collectif (Rumeurs et petits jours)   , prix du festival Impatience 2012   , Anne-Cécile Vandalem (Tristesses)   , et deux spectacles chorégraphiques (We're pretty fuckin'far from okay   et Babel 7.16(Chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, Cour d'honneur du Palais des Papes.))).

 

Déterminer ainsi deux foyers, c'est suggérer une courbe elliptique à tout esprit un peu mathématicien, et fournir un repère au festivalier, qui se meut alors comme une planète autour du soleil. La proximité d'un « focus » et l'éloignement de l'autre varient, mais, sur cette courbe, la somme de leurs distances reste constante (c'est là le principe mathématique de l'ellipse). Mais il y a d'autres couples de focales, et à chacun de choisir son ellipse.

 

 

Source romanesque et performance scénique

 

 

« Une fois les spectacles mis bout à bout » donc, à défaut d'une « image du monde », c'est une image du théâtre d'aujourd'hui qui se dessine. L'image d'un théâtre dont la source d'inspiration se trouve être souvent le roman. C'est le cas d'au moins six  représentations : Ceux qui errent ne se trompent pas (Maëlle Poésy) tiré de La Lucidité, un roman de José Saramago ; 2666 de Roberto Bolano (Julien Gosselin)   ; L'Institut Benjamenta de Robert Walser (Bérangère Vantusso), Lenz de Georg Büchner (Cornelia Rainer), Karamazov (Jean Bellorini)   et Les Âmes mortes de Gogol (Kirill Serebrennikov). Sans compter Tristesses d'Anne-Cécile Vandalem, qui réfère explicitement au genre romanesque du « polar nordique », ou indirectement, Les Damnés par Ivo Van Hove, issu du scénario de Visconti qui est lui-même une puissante émanation de trois grands romans au moins : Les Buddenbrook, Les Possédés et L'Homme sans qualité. Georges Pérec enfin est à la source d'Espaece, même si ce n'est pas tout à fait avec un roman puisqu’Aurélien Bory y propose une adaptation dramatique d’Espèces d’espaces.

 

On sera curieux de découvrir et comprendre comment ces transcripteurs d'un genre dans un autre ont résolu les difficultés de l'exercice, et pourquoi ils préfèrent se charger de l'univers entier d'un roman plutôt que d'écrire directement pour la scène. Cette focale romanesque permet de mieux dégager, par contraste, la singularité de spectacles directement conçus et écrits pour la représentation, soit par des auteurs, soit par des metteurs en scène, soit par des collectifs. On trouve là un rappel de quelques classiques : Eschyle lui-même (Olivier Py), Georg Kaiser pour Le Radeau de la Méduse (Thomas Jolly), ou Thomas Bernhard pour Place des Héros (Krystian Lupa). Mais l’écriture d’emblée pensée pour la scène sera principalement celle d’auteurs vivants : Lars Noren (20 november) et Gianina Carbunariu (Tigern), mis en scène dans deux spectacles en suédois par Sofia Jupither, Frédéric Vossier (Ludwig, un roi sur la lune, mis en scène par Madeleine Louarn), Pascal Quignard (La Rive dans le noir, mis en scène par Marie Vialle), Nicolas Truong (Interview), Angelica Liddell (Qué haré yo con esta espada ?), ou les textes à plusieurs mains signés par des collectifs comme le Raoul Collectif (Rumeur et petits jours) ou La Re-Sentida (La dictadura de lo cool).

 

Quant à la forme la plus ambitieuse de cette démarche, la performance créatrice complète (écriture, mise en scène, scénographie, comédie, performance scénique, entières et personnelles, d'un artiste ou d'un collectif), elle semble marquer un pas de recul cette année. Mais elle demeure au principe des spectacles proposés par Angelica Liddell (Qué haré yo con esta espada ?) ou le collectif FC Bergman (Het land nod).

 

 

Auteurs pluriels

 

 

Ces deux pôles de l’écriture théâtrale – de l’adaptation romanesque à la création in situ – mettent en évidence le champ proprement esthétique du théâtre contemporain, quand les « focus » Moyen Orient et Belgique en soulignent seulement l'aspect idéologique. L'élément commun de cette ellipse esthétique, c'est le désir de l'auteur dramatique, qu'il soit enchâssé tout au fond d'un roman, ou jeté sur le plateau par la performance.

 

Depuis Beaumarchais, auquel on doit d’avoir constitué l'auteur en un sujet de droit, celui-ci est devenu progressivement un sujet démiurgique, voire théophanique : un « Auteur » dont le public s'empare comme d'une idole (une star). Cette place n'a pas disparu du monde théâtral, mais elle a été frappée de relativisme, notamment en raison de l'essor gigantesque du cinéma et des médias, qui ont largement accaparé le pouvoir de forger des idoles. La programmation du festival semble devoir encore confirmer cette dissolution relative de l’Auteur dramatique, s’il en était besoin.

 

On sait désormais qu'un auteur est un être pluriel. Les études sur l'intertextualité l'ont montré, par l'identification des nombreux discours littéraires dont un auteur, consciemment et inconsciemment, est traversé. Les exercices des surréalistes ou des oulipiens – ces stratégies et méthodes d'écriture qui brouillent la paternité d'un texte en pluralisant les rédacteurs sans toucher à son unité – l'ont confirmé depuis longtemps. De toute évidence, le théâtre en a pris acte, et il tire aujourd'hui sa puissance et sa vitalité d'avoir pareillement pluralisé la source créatrice. Une large part des œuvres présentées à Avignon seront le produit de multiples rencontres. Elles dépendront de la singularité et de l'exception de chacun, et de leur fédération autour de quelques uns, parfois de quelque un. C'est un travail de ruche, ou d'essaim, avec un consentement et quelque direction : le consentement de chacun à l'esprit de l'œuvre commune, et la ou les direction(s) concrètes perçues par le groupe.  

 

Tout cela peut aller dans le mur, réussir de manière éclatante, ou encore finir par échouer quelque part. Après la scène, un vieux coin de musée, une étagère de bouquiniste, une case écartée de la mémoire d'un vieillard – c'est tout un pour une œuvre d'art, qui assume noblement sa condition. Particulièrement pour le théâtre, qui s'oublie vite, puisqu'il ne reste pas, puisque rien ne le conserve directement et que tout est à refaire à chaque fois. Dans tous les cas, c'est la chance de cet art d'avoir ainsi dérégulé lentement et sans bruit, depuis plus de cinquante ans, son système créatif, sans déréguler pour autant le tissu juridique de son activité, et sans cesser de construire un système de subventions teinté de mécénat. Déréguler son système créatif, c'est-à-dire avoir rendu flexible, dans les faits, certaines positions étiquetées : auteur, metteur en scène, dramaturge, scénographe, comédien, régisseur et technicien