Réalisé par Lyang Kim, cinéaste et plasticienne d’origine sud-coréenne, Resident Forever est un documentaire de création qui montre la vie des habitants aux frontières de l'Arménie. Ces frontières avec la Turquie et l’Azerbaïdjan demeurent encore aujourd’hui des zones d’extrême tension militaire. Lyang Kim présente ici son deuxième projet cinématographique sur le thème de la frontière, après Dream House by the Border, un film sur la frontière entre les deux Corées. Pour Nonfiction, Lyang Kim s’entretient avec Dork Zabunyan, philosophe et professeur de cinéma à l’Université Paris 8. Nous republions cet entretien à l'occasion de la sortie en salles du film (séance à 13h chaque jour au St-André-des-Arts à partir du 22 mars).

 

 

Nonfiction.fr : Revenons sur ce cycle de films que tu es en train de réaliser. Tu as été à la frontière entre les deux Corées, dans le Caucase et aussi en Terre Sainte. Est-ce que ta manière de filmer les frontières change en fonction des lieux où tu te trouves ? Comment ton regard évolue-t-il de film en film ? Comment filmer ces frontières dont les tracés sont sinueux et parfois même imperceptibles ?

 

Lyang Kim : La manière de filmer change en fonction des lieux, bien entendu. En même temps, je conserve mon point de vue particulier, à travers la question de l’attachement au lieu de vie. Les frontières sont liées à l’histoire d’un pays, et chaque pays possède une histoire distincte. Je ne peux pas parler de l’Arménie comme j’ai parlé de la Corée, y compris dans la construction du film. L’attachement des Coréens à leur lieu natal n’est pas le même que celui des Arméniens. À cet égard, ce ne fut pas simple de réaliser un film sur un pays qui n’est pas le mien. Dans le cinéma, je découvre que c’est même une démarche plutôt rare. Dans l’art contemporain beaucoup d’artistes partent travailler dans des pays lointains ; j’ai rencontré des artistes occidentaux qui sont venus à la frontière coréenne pour travailler là-dessus. Mais cela marche peu dans l’autre sens, de l’Orient vers l’Occident. Beaucoup de personnes se sont montrées étonnées qu’une Coréenne aille filmer en Arménie.

J’aimerais souligner que je ne parle pas du pays lui-même : je traite de ses frontières. La vie à la frontière arménienne-azérie, avec cette tension militaire permanente, n’est pas joyeuse. Et pourtant les enfants n’ont pas l’air malheureux ; on sent même chez eux une vraie joie. Rappelle-toi la scène dans laquelle les enfants regardent un film muet : il y a aussi le cinéma dans ce village frontalier. C’est aussi pour cela que j’ai réalisé cette scène : pour montrer les enfants qui vivent à la frontière – qui vivent, vraiment.

 

Nonfiction.fr : Parlons de la genèse de ton projet sur les frontières dans le Caucase. Tu semblais partie pour filmer la frontière entre l’Arménie et la Turquie, mais le film nous déplace de manière inattendue vers le conflit entre les Arméniens et les Azéris, peu connu et absent dans des médis jusqu’à une date très récente. Ta première idée, c’était d’aller à la frontière avec l’Azerbaïdjan ou avec la Turquie ?

 

L.K : Au départ, je n’avais rien décidé. Je ne décide rien préalablement, c’est ma façon de travailler, parce que j’accorde une grande importance à la rencontre. Je suis allée d’abord dans des lieux à la frontière avec la Turquie : Gyumri et Anipemza, par exemple. À Anipemza, j’ai visité une maison construite paraît-il par le Tsar, elle est entourée de barbelés. C’était très intéressant, et je me disais que j’allais y revenir pour la mettre dans le film. Ensuite nous sommes allés voir Ani – qui est en Turquie – depuis la frontière arménienne. Toutefois, lorsque je suis arrivée aux villages frontaliers avec l’Azerbaïdjan, j’ai senti une présence bien plus vivante. La frontière avec la Turquie représente pour moi le passé historique de l’Arménie, tandis que la frontière avec l’Azerbaïdjan représente le présent qui le poursuit – comme si ce lourd passé hantait les frontières. En outre, le contact avec les villageois du côté de la frontière avec l’Azerbaïdjan a été plus immédiat et plus fort.

 

Nonfiction.fr : Donc une fois que tu as eu fait le voyage, tu as découvert une autre frontière et un autre présent.

 

L.K : Exactement.

 

Nonfiction.fr : J’aimerais revenir à une question : comment filmer les frontières ? Les lignes de séparation entre les pays sont parfois arbitraires, y compris quand les frontières suivent des lignes naturelles. On voit Ani, et on sait que c’est la Turquie, à quelques dizaines de mètres. En même temps – je pense au générique du film –, ton souci était de montrer que cette frontière était relativement indéterminée, non pas infilmable : finalement un plan séquence aurait suffi pour montrer la frontière, mais là, la caméra est en mouvement et l’image saute constamment (tu filmes depuis une voiture). J’ai l’impression que ce début du film influe sur notre perception, et nous indique la difficulté à appréhender physiquement cette frontière. Ainsi observée, elle donne l’impression de fuir de partout, et c’est l’une des tâches du cinéma que de chercher à saisir ce qui relève d’une forme insaisissable. Le film, autrement dit, n’affirme pas de manière ostentatoire : « voilà la frontière », mais il montre la difficulté de suivre un tracé qui, même existant dans les faits, n’est guère fondé historiquement. La frontière est par conséquent un tracé officiel, mais elle traverse aussi, parfois sur le terrain même où ils habitent, la vie quotidienne des gens. En ce sens, le film rend compte aussi bien de l’histoire passée d’un tracé que du quotidien au présent des gens que tu as rencontrés pendant le tournage

 

L.K : Oui, il est difficile de filmer des frontières sensibles, en plein conflit. C’était pareil dans le cas de la Corée pour mon premier documentaire. Lorsqu’on est montés pour filmer près de la frontière avec l’Azerbaïdjan, on nous a tiré dessus. On s’est sauvés comme des lapins. La seule frontière qu’on a filmée « normalement » c’était celle avec l’Iran, qu’on voit à la fin du film – parce que c’est une frontière normale. Par conséquent, je dirais que c’est une urgence du réel qui impose le regard que j’adopte ; lorsque je filme ces frontières sensibles, je sens moi-même quelque chose d’insaisissable, et cela se transmet par la caméra, je crois.

 

Nonfiction.fr : Est-ce que tu y es allée avec l’idée de porter à l’écran, directement ou indirectement, la question du génocide arménien ?

 

L.K : En fait, la question du génocide me préoccupait énormément avant de partir en territoire arménien pour la première fois. Comment allais-je traiter ce passé compliqué, c’était l’un des principaux problèmes du point de vue strictement cinématographique. Un passé lourd, d’un pays qui n’est pas le mien… Le génocide a été d’une violence extrême ; j’ai vu des documentaires là-dessus, et recueilli des témoignages des gens des deuxième et troisième générations, qui ont hérité de ce traumatisme. La frontière avec la Turquie est la conséquence de ce génocide, car elle a été tracée après. Finalement c’est elle qui ouvre film. Et j’ai réalisé une séquence expérimentale dans le film, pour marquer cette violence historique. J’y ai cherché à produire une sensation qui fait ressentir cette violence indirectement, par des plans symboliques et des plans d’archives qui se heurtent. Au cours des projections, j’ai constaté que cette séquence marque régulièrement les spectateurs (y compris non arméniens).

 

Nonfiction.fr : Avant de revenir à la structure du film, t’es tu amplement documentée avant le tournage, ou bien es-tu arrivée le plus possible sans détermination historique des évènements ?

 

L.K : Depuis que je travaille à ce projet global sur les habitants frontaliers, je fais d’abord un repérage sur place. En Corée aussi, avec une petite bourse de l’Institut Français, j’ai passé un certain temps pour trouver le lieu « idéal » à filmer. Bien évidemment, avant de partir je fais des recherches préalablement sur des documents écrits et visuels. Pour l’Arménie, j’ai concouru au prix de l’écriture documentaire du CNRS Images, et je l’ai obtenu. Cela m’a permis de partir pour effectuer des recherches plus approfondies sur le terrain. Ce qui est le plus important c’est le courant qui passe entre l’espace, les habitants et moi.

 

Nonfiction.fr : Donc si tu n’éprouve pas une relation d’intensité avec le lieu, tu ne filmes pas ?

 

L.K : Je filme tout par principe. Après, si je trouve un lieu frontalier qui m’inspire davantage – c’est à dire un paysage et une relation avec les habitants qui m’aident à construire le récit et la mise en scène – je m’y installe avec mon équipe pour le tournage. C’est une interaction entre les habitants, le lieu et moi. Par exemple, j’avais trouvé de magnifiques maisons abandonnées lors de mon repérage, et j’y suis retournée l’année suivante avec mon équipe pour les filmer. Mon équipe était étonnée de voir des photos abîmées par terre, et un tableau du couple qui avait habité la maison, toutes ces traces qui semblaient un vrai travail de décorateur pour une mise en scène.

 

Nonfiction.fr : L’écriture du film aussi ?

 

L.K : Oui, elle se construit à partir du contact sur place.

 

Nonfiction.fr : Mais tu as une ébauche avant de partir ?

 

L.K : Oui, bien sûr.

 

Nonfiction.fr : Donc cette ébauche évolue au fur à mesure. J’ai l’impression qu’il y a deux voyages, le premier qui relève du repérage, avec une ébauche d’écriture que tu as sans doute déjà. Et après, tu reviens à Paris et tu retravailles sur ce premier matériau.  

 

L.K : Exactement.

 

Nonfiction.fr : Et quand tu y retournes, tu es prête à revoir le travail que tu as fait au début ou c’est une version presque définitive que tu as ?

 

L.K : Pour Resident Forever, j’étais partie pour faire un film contemplatif avec les habitants et le paysage frontalier, une méditation visuelle sur les maisons abandonnées, etc. Quand j’étais petite, je passais mon temps à regarder les montagnes juste en face de chez moi, à les observer, à imaginer ce qui s’y passait. C’est une tendance innée chez moi, que j’ai exprimée dans tout mon travail d’artiste visuelle, en peinture et en photographie.

Bien sûr, ce n’était absolument pas prévu qu’on tombe sur un drame : un villageois innocent, kidnappé, mort d’une manière atroce – on l’a battu comme un chien. Et il y a eu d’autres choses qu’on ne pouvait pas prévoir. Au moment du montage, cela m’a créé beaucoup de soucis : est-ce que je devais garder mon idée de départ, qui était de faire un film contemplatif et poétique ? Finalement j’ai décidé d’inclure ce drame et d’amener un récit au milieu du film. Je me disais que si le film ne parlait pas de la mort injuste de ce jeune homme, ce ne serait pas honnête. C’était une décision difficile à prendre, et du coup le film a pris un aspect radical, qui diffuse une certaine violence. Cela m’a amené à découvrir que je n’étais pas seulement contemplative, mais également intéressée par la violence comme expression d’une réalité historique. Je retrouve d’ailleurs ce même double aspect, de contemplation et de violence, dans mes goûts de cinéphile.

 

Nonfiction.fr : Cela nous permet d'aborder la question de la structure. Nous avons évoqué cette frontière fuyante, auquel le film nous voue sans cesse. Mais il y a autre chose qui  surprend le spectateur, c’est le genre du film, précisément parce qu’il n’appartient pas à un genre documentaire de facture classique. Tu disais que ce n’est pas un documentaire à proprement parler, qu’on pourrait le dire « expérimental » ou proche d’une forme d’« essai ». Comment identifier le film, sachant qu'il y a un contraste heureux entre ce film que tu as souhaité au départ « contemplatif », et sa structure labyrinthique, voire rhizomatique ?

 

L.K : Le film n’est pas complètement expérimental, pas complètement un essai non plus – il est entre plusieurs genres. C’est un film qui traite de la frontière géopolitique, mais lui aussi il est à cheval sur les genres, c’est un film-frontière ! Il a une structure qu’on peut juger audacieuse : j’ai installé délibérément au milieu du film un morceau de chaos et de violence symbolique, à partir duquel le parcours du film change radicalement et doit être recomposé par le spectateur. Mon idée de départ pour ce film, c’était d’en faire un road movie. Et je trouve qu’au fond il l’est resté, même si c’est d’une manière plus métaphorique, un road movie mental.

Comment parler de la mort de ce jeune homme ? La vidéo qui vient d’Internet montre sa peur au moment de mourir, est-ce que  je vais mettre ça dans le film ? Ce qui était clair pour moi, c’est que je voyais le lourd passé de ce pays à travers son regard pétrifié par la peur. Ce garçon symbolise pour moi ce passé qui continue : on l’a traité comme on a traité les Arméniens à l’époque du génocide. À travers cette vidéo, j’ai senti indirectement la violence que ce garçon a vécue, et cette violence incarne dans le film celle du génocide. J’ai donc conçu cette séquence comme le nœud affectif de la structure du film, et la principale marque de son originalité.

Je dois dire que pour faire résonner la violence historique dans le film, on a trouvé beaucoup d’éléments réels sur place, entre autres la présence des animaux. Lorsque j’ai découvert par hasard le cadavre d’un chacal au bord du lac, j’ai eu la prémonition qu’une mort nous attendait quelque part. C’était avant de découvrir la mort de cet homme.  Et ensuite on tombe sur les ânes, et le chat enfermé qui crie, et les poissons qu’on assomme… Ces éléments qu’on a rencontrés ont aidé à la création, car à partir de ces indices réels je peux aussi renforcer le récit et la mise en scène. Du coup le film prend davantage un caractère d’essai, ou de fiction, avec ces indices réels qui nous invitent à la réflexion. C’est un film plus rhapsodique que logique, mais si on suit les images et qu’on se laisse guider par elles, on arrive à comprendre plus intimement ce dont il est question.

Je suis consciente que la plupart des spectateurs cherchent d’abord à suivre le récit. Pour ma part, en tant que spectatrice, je suis plutôt du genre à suivre les images d’un film, je ne cherche pas l’histoire en premier. C’est mon style. Pour moi le cinéma est d’abord image.

Je parlais tout à l’heure de road movie, je dirais en fait que Resident Forever est un film de voyage dans le temps (passé, présent) et dans des lieux différents ; si on accepte de faire ce voyage, on peut avoir la sensation d’un voyage mental et géopolitique. Si on cherche un film explicatif, purement rationnel, ce que je me permettrai d’appeler « formaté », on va s’y perdre facilement… Symptomatiquement, je me suis toujours refusée à insérer une carte de la région dans le film !

 

Nonfiction.fr : Tu avais une équipe de tournage coréenne, qui était habituée à faire des films fictionnels. Est-ce que le fait qu’elle vienne de la fiction a eu en fin de compte une influence sur la construction du documentaire ?

 

L.K : Je cherchais une équipe qui ait travaillé sur de la fiction, car je savais dès avant le tournage que ce film ne serait pas complètement documentaire, qu’il aurait un aspect essai ou fiction. Après les projections privées, il y a des gens qui m’ont dit que ce n’était pas simplement un film documentaire. C’est un compliment pour moi. Avec les personnages, il y a une vraie construction des plans, mais je n’ai jamais trahi les éléments réels, je leur suis toujours restée fidèle. Donc c’est tout de même aussi un film documentaire.

Le projet de mise en scène dans ce film était ambitieux : pour traiter un sujet aussi difficile, il me semblait nécessaire d’installer des éléments fictionnels, qui sont des symboles et des métaphores en images. L’Arménie m’a beaucoup inspiré de symboles visuels par ses traditions culturelles. Paradjanov, par exemple : dans son cinéma, on voit souvent des représentations symboliques, des poissons etc. Le poisson est un symbole chrétien, et l’Arménie est un des premiers pays chrétiens. J’ai introduit ce symbole dans ma séquence expérimentale au centre du film, pour insinuer que le génocide arménien était aussi un « nettoyage » religieux. Les symboles jouent un grand rôle dans le film, et peut-être que cela augmente l’aspect fictionnel de Resident Forever.

 

Nonfiction.fr : Justement, j’avais une question sur les sources d'inspiration éventuelles du film, qu'elles proviennent du documentaire ou de la fiction d’ailleurs ?

 

L.K : Lorsque j’étais sur place, la terre de ce pays m’a rappelé de grands cinéastes que j’admire : Bresson, Tarkovski, Paradjanov, Akerman, Buñuel… ça me parlait tellement ! Par exemple, dans les documentaires d’Akerman qu’elle a tournés aux frontières (D’Est, Sud, De l’autre côté), on sent quelques chose de très pudique. J’aime cette pudeur, avec laquelle je communique naturellement. Et son dispositif – panoramique, plan-séquence sur les frontières – m’a beaucoup influencée. Lorsque j’ai découvert des espaces abandonnés aux frontières, j’ai pensé automatiquement à Tarkovski (entre autres à Stalker) Et les animaux que j’ai rencontrés sur place m’ont rappelé Bresson et Buñuel… Ce sont des références cinéphiles – des influences si on peut dire – que je n’ai pas cherchées, ce sont ces espaces frontaliers qui me les ont inspirées. En un sens, Resident Forever peut être décrit comme un film cinéphile. Les cinéphiles qui ont aimé tous ces grands cinéastes vont reconnaître quelque chose dans Resident Forever, enfin je l’espère. Ils reconnaîtront également quelque chose du cinéma coréen, par son caractère énergique et le montage brutal entre plans qui se heurtent… Par la façon de filmer le paysage, aussi.

 

Nonfiction.fr : La dimension sonore dans le film a-t-elle été retravaillée par la suite, ou as-tu gardé l'enregistrement direct du son ?

 

L.K : C’est du son direct. J’ai demandé systématiquement au preneur de son d’aller capter les bruits de ces espaces frontaliers. J’ai voulu transmettre ces sons qu’on entendait sur place, entre autres les cris des animaux, et aussi les bruits de la nature (le vent, etc.). J’avais l’impression que la nature donnait le diapason pendant le tournage. Au moment de la postproduction, le mixeur a effectué un travail remarquable. Dans une salle de cinéma, on sent très bien les éléments sonores du film, on a l’impression d’être vraiment sur place.

 

Nonfiction.fr : La musique est très présente dans le film, essentiellement composée de chants de la culture locale. Même s'il y a cette séquence au montage très heurté, quand on voit le visage de l’homme capturé par les soldats azéris, dans laquelle on entend de la musique contemporaine, comme du rap. As-tu découvert ces musiques sur place ? Était-ce la musique que tu entendais lorsque tu tournais chez l’habitant ?

 

L.K : En fait, j’ai découvert l’album de Yerso en France. Cette chanteuse est de la deuxième génération après le génocide. Sa mère était une rescapée, qui est arrivée à Marseille à l’âge de 24 ans et qui chantait tout le temps de son vivant.

Elle a une voix très profonde qui résume sa propre vie, et en même temps raconte l’histoire de son pays. Elle m’a beaucoup émue. Au départ j’ai hésité à mettre la musique de cet album, qui me paraissait trop dramatique et émotionnelle par rapport à ce que je cherchais. Mais finalement, avec le drame qu’on a rencontré pendant le tournage – la mort de cet homme dans ce village frontalier, Chinari –, et comme j’ai construit le récit du film autour, j’ai mis aussi cette musique. J’ai simplement cherché à la mettre d’une manière épurée, pour que ce ne soit pas trop chargé d’émotion.

 

Nonfiction.fr : Nous pourrions maintenant aborder le film dans une perspective anthropologique. Comment se fait la relation sur place entre toi et les habitants ? Passes-tu du temps avec eux ? As-tu eu une méthode de travail spécifique à cet égard ?  

 

L.K : Tout vient naturellement. C’est ce que j’aime. Bien sûr qu’il y a des gens qui ne sont pas à l’aise, et il y en a qui le sont… Ce sont eux, souvent, qui proposent d’aller dans un endroit intéressant, qui nous demandent ce qu’on cherche… Il faut que ce soit une relation de confiance, mais une confiance fondamentale, naturelle entre humains. Ce genre de confiance se trouve plus facilement là-bas que dans une grande ville comme Paris.

Je ne cherche rien a priori, je laisse venir, je me laisse aller dans la situation. C’est une méthode ou une intuition qui existent assez couramment chez les anthropologues. On est introduit dans une communauté et on est là pour observer et écouter ce qui se passe. Effectivement, il faut une communauté qui nous accueille et qui nous laisse libres, avec cette confiance naturelle. C’est très important.

 

Nonfiction.fr : Il y a aussi la question de l’adresse ? Pour toi est-ce important de savoir à qui s'adresse le film ? Je pose la question, car j’ai le sentiment que le film ne prend pas parti pour un camp ou pour un autre Mais alors comment se construit le récit cinématographique d’une situation politique extrêmement tendue, et qui sollicite sans doute que l’on prenne parti, même malgré nous ?

 

L.K : À propos de l’adresse, j’ai pensé quelque chose de plus universel : confrontés à une telle violence, comment les êtres humains réagissent-ils ? Comment la supportent-ils ? Les gens qu’on voit dans le film la supportent parce qu’ils ont un attachement très profond à leur lieu de vie. C’est cet attachement qui me paraît universel.

Lorsque Raymond Bellour a visionné le film il m’a dit : « ce qu’on retient de ton film, c’est que les gens ne veulent pas partir malgré cette situation ». C’est justement le thème du film Resident Forever : ils veulent rester « résidents » chez eux à tout prix, éternellement, quoi qu’il arrive. C’est ce que je vise à communiquer aux spectateurs : nous, les êtres humains, sommes attachés à un certain lieu. Cet attachement, j’ai pu l’observer longtemps chez mon père, qui vient de Corée du Nord et n’a pas pu y retourner depuis 1950. C’est un instinct universel. J’ai vu des reportages sur les refugiés syriens, qui ne pensent qu’à retourner chez eux malgré l’état de leur pays. C’est cela que le film cherche à comprendre, et à faire éprouver aux spectateurs, à travers une forme spécifique au cinéma.

 

Propos recueillis par Dork Zabunyan