George Steiner s’interroge sur ses silences. Avec une mauvaise foi jubilatoire, il s’adonne à un exercice de prétérition sans prétention.

"Qui observe le vent ne sème pas", Qohelet (11, 4)

Dans son nouvel essai, George Steiner avance masqué sous son déguisement préféré : celui du faux cancre. Celui qui a enseigné à Genève, Harvard, Yale et désormais Oxford, aime à se présenter comme un "éternel second", puisqu’ "un professeur, un critique, un commentateur ou un journaliste peut ouvrir des portes aux créateurs. Il peut accéder à la notoriété légitime de travaux censurés ou négligés. C’est une situation bénie. Mais strictement secondaire et auxiliaire. "A : au mieux" "   . Ce n’est donc pas un hasard si Steiner a intitulé son autobiographie spirituelle "Errata".


Pudeurs : le refus du "trop proche"

Dans la catégorie des "A-", l’auteur de Réelles présences a d’illustres compagnons. Il nomme Karl Jaspers par rapport à Heidegger et surtout Cecco d’Ascoli l’auteur italien oublié de L’Acerba (XVe siècle), brûlé pour ce livre et néanmoins certain de demeurer dans l’ombre du grand Dante. Le livre qu’il aurait voulu dédier à cet alter ego pour l’extraire des limbes n’est donc jamais paru. Parce que, dit-il : "Le sujet m’était trop sensible"   . Ses réflexions se condensent donc dans le deuxième chapitre du livre sous le joli titre d’ "invidia" - un des sept pêchés capitaux- qui veut dire en latin comme en français à la fois "envie" et "jalousie". Le lecteur pense bien sûr à d’autres exemples : le Salieri sorti de l’ombre par Milos Forman dans son Amadeus, ou encore le grand Roland Barthes, que Steiner décrit comme "un pitre de talent"   , fauché trop tôt pour avoir eu vraiment le temps de commencer à "écrire" selon le sens fort que l’auteur des Fragments d’un discours amoureux donne à ce verbe.

De même, George Steiner dit n’avoir jamais osé faire la biographie du sinologue et biochimiste Joseph Needham (1900-1995) par ignorance de la Chine et de la science. Ou alors serait-ce parce que l’universitaire britannique l’a reçu avec peu de sympathie ? Troisième raison du non-livre : l'intérêt que suscitait Needham à Steiner était le fait des intuitions de celui-ci en faveur du maoïsme, quoique celle-ci n’aient  pas été avérées.

Le troisième essai que Steiner n’a pas pu produire s’intéresse au rapport d’identification entre le sexe et la langue. Parce que, pudique, celui qui "a eu le privilège de parler et de faire l’amour en quatre langues"   n’a pas voulu s’étendre sur une intimité qu’il suggère riche de voluptés. De même, le judaïsme était trop proche de Steiner pour qu’il consacre un livre entier à la question, et l’essai "Sion" est tellement partisan d’un génie génétique juif qu’il semble effectivement sage que l’auteur de Passions impunies ait épilogué sur la "Question juive".


Le refus du politique

En revanche, sa pratique de l’enseignement dans le monde entier aurait bien pu être à l’origine d’un très bon livre de pédagogie comparée. Dans "périodes scolaires", le professeur fait une très bonne synthèse des forces et des faiblesses des systèmes d’éducation américain, français et britannique. Le public français apprendra d’ailleurs beaucoup sur la crise que traversent les écoles anglaises. Or, l’éducation est un sujet terriblement politique et extrêmement sensible ; et George Steiner a toujours affirmé sa farouche volonté de demeurer hors de l’engagement et de l’opinion publiquement proclamée. Il réitère cette profession de foi dans le dernier chapitre des Livres que je n’ai pas écrits, en se positionnant comme un homme de culture et non comme un intellectuel agissant dans la Cité. On ne peut que respecter ce choix de préférer la "liberté des modernes" de "jouir, chacun, de nos droits ; développer, chacun, nos facultés comme bon nous semble, sans nuire à autrui", par opposition à celle des anciens, "souverain(s) presque habituellement dans les affaires publiques", selon les définitions que donne Benjamin Constant dans son fameux Discours de 1819. Mais on ne peut s'empêcher de s'étonner d'une telle conception "moderne" de la liberté chez un grand admirateur et connaisseur des anciens, formé à l'université de Chicago en plein rayonnement straussien. Formé à l'école des "néoconservateurs", Steiner se montre dans son dernier ouvrage un critique acerbe de la postmodernité, et ses foudres d'ironie frappent aussi bien la déconstruction en philosophie que  la divinisation du football dans nos sociétés du spectacle.


Le goût de l’anecdote

Enfin, avec beaucoup d’humour, le dernier sujet que l’auteur dit ne pas avoir voulu traiter est sa longue histoire d’amour avec les chiens. L’avant-dernier chapitre est un ekphrasis délicieusement steinerien où toute la famille est mise en scène dans son rapport à leurs fidèles amis, notamment la noble Rowina, ainsi prénommée car les enfants de l’homme de lettres ont grandi en lisant L’Ivanhoé de Walter Scott. L’anecdote savoureuse est certainement l’art dans lequel George Steiner brille le plus, et le biais le plus vivant qu’il ait trouvé – et ce, dans chacun de ses livres – pour transmettre un maximum de culture à un lectorat qu’il se représente souvent comme une grande salle de classe imaginaire. En ce sens, qu’importe si la modestie qu’affiche l’auteur dans Les livres que je n’ai pas écrits est réelle ou rhétorique, ce dernier essai est un grand cru, où l’auteur renonce enfin au fleuve habituel des références et des notes de bas de page pour se transformer en conteur. C’est avec jubilation qu’on le voit se mettre en scène – de profil – dans les couloirs d’Oxford quand le téléphone d’un des universitaires voisins sonne pour lui annoncer l’attribution d’un prix Nobel ou dans les bras bruissant de désir d’une maîtresse italienne. Bavard, mais avec retenue, savant, mais pas pédant, Steiner donne bien le meilleur de lui-même dans ces sept petits essais. Le lecteur ressort de cet univers avec une saine frustration : il voudrait en entendre plus.

"Un professeur authentique – ils ne sont pas pléthore – n’enviera pas son étudiant plus doué, plus créatif. Il lui dira, comme dans la parabole de Wittgenstein, de "jeter l’échelle" qu’il lui a fournie pour monter."