Chaque mois la « chronique scolaire » passe l’éducation au crible des sciences sociales. Aujourd'hui, elle revient sur l'atelier « Le travail des enseignants face aux réformes de l’éducation » du groupe Travail de la Commission socio-économique, qui s'est tenu à Nuit Debout, le 16 juin dernier.

 

Accusée (à juste titre) de reproduire les inégalités sociales, l’institution scolaire, sous les gouvernements de droite comme ceux de gauche, accumule et juxtapose les réformes, plus controversées les unes que les autres et pourtant toutes destinées à mieux faire réussir les élèves. Les autres principaux intéressés, les enseignants, voient là un mépris de leur travail (ce qu’ils font quand ils sont en activité), une incompréhension fondamentale du sens de leur métier (ce qu’ils considèrent qu’il leur incombe professionnellement de faire), bref, un mépris de leur professionnalité (leur existence en tant que groupe autonome capable de fixer ses propres règles).

 

Le jeudi 16 juin 2016, s’est tenu à la Nuit Debout, place de la République à Paris, un atelier du groupe Travail de la Commission socio-économique intitulé « Le travail des enseignants face aux réformes de l’éducation ». Des enseignants du secondaire et, plus timidement, des non-enseignants en contact avec la question de l’éducation et/ou de l’enseignement (formateurs d’adultes, parents) y débattaient, de façon parfois vive, de savoir ce que ça peut bien être que le travail enseignant, sans jamais vraiment le nommer, obligeant les deux animateurs à intervenir régulièrement pour recadrer la discussion. Les non-enseignants n’ont pas manqué de souligner que pour eux, le travail enseignant restait une sorte de boîte noire et la difficulté qu’ils avaient alors à l’analyser au prisme des réformes éducatives.

 

Tournant autour du pot, le débat s’est malgré tout centré sur la question de l’injonction, « faire réussir les élèves », que les politiques publiques imposent à l’institution scolaire, « réussir », que la société impose aux élèves et aux familles. De leur côté, les enseignant se trouvent confrontés à des prescriptions qui viennent s’opposer à leur autonomie individuelle (les participants ont évoqué la question de la liberté pédagogique) et professionnelle (ils ont également abordé la question de savoir qui, des enseignants ou de leur hiérarchie administrative ou politique, doit décider des réformes de l’école).

 

Les participants, comme l’a relevé l’animateur de séance, ont surtout su mettre en controverse le travail enseignant, notamment en se posant la question des missions de l’école. Sous l’apparence d’une discussion qui s’égarait et d’un débat qui peinait à trouver son objet central, ils ont mis en visibilité une des questions qui est au centre de l’activité enseignante aujourd’hui : à qui je m’adresse, pour faire passer quels contenus, comment et en vue de quelles finalités.


La transmission, un enjeu toujours central ?

 

Ça paraît pourtant évident. Les enseignants transmettent des savoirs, organisent des évaluations qu’ils corrigent et classent les élèves (par rapport les uns aux autres ou à des étalons de réussite ou d’échec). Une telle description du travail des enseignants, plus qu’elle n’est fausse, est incomplète car les recompositions de l’institution scolaire depuis la seconde moitié du XXè s. ont complexifié les tâches mais se sont aussi accompagnées d’une redéfinition de ce que qui se passe à l’école, qui a obligé les enseignants à remettre en question y compris les parts les plus routinières de leur travail. Cela explique sans doute qu’il leur soit si difficile de se mettre d’accord sur la définition de leur travail car ce qu’on appelle « le cœur de métier » (transmettre, évaluer) lui-même est devenu incertain.

 

Du point de vue historique, une telle situation trouve sa place dans un processus de l’évolution de l’institution scolaire en France, celui de l’unification et de la massification du système scolaire, principalement menée à partir de la seconde moitié du XXè siècle en lien avec la croissance économique des Trente glorieuses qu’il fallait accompagner par une politique de formation d’une main d’œuvre qualifiée et, plus généralement, l’élévation du niveau de vie des populations. Alors que le secondaire était réservé à une élite, progressivement, pendant la seconde moitié du XXè siècle, les enfants de toutes les catégories sociales accèdent au collège et au lycée puis aux formations supérieures. Mais c’est précisément dans le cadre de cette massification de la scolarisation que l’école vient à être accusée de reproduire les inégalités sociales : accédant désormais aux mêmes études, les enfants des classes populaires y réussissent moins bien. Alors qu’auparavant, les enfants des classes populaires et ceux des catégories plus favorisées fréquentaient des systèmes d’enseignement parallèles, ils fréquentent désormais le même système avec des trajectoires différentes, qu’on peut qualifier d’inégales car statistiquement, celles des enfants des classes populaires sont moins bonnes.

 

D’un point de vue sociologique, la transformation des publics scolaires du secondaire remet en question l’autorité de l’institution scolaire. La massification scolaire correspond à l’entrée à l’école de publics scolaires non-connivents : ils ne sont pas liés à l’école par un rapport de connivence de classe. Les contenus (lecture, théâtre, musées par exemple) et les formes scolaires (se tenir assis bien droit sur sa chaise, ne pas employer de mots vulgaires etc.), qui sont en fait les contenus culturels et les formes civilisationnelles jugés socialement légitimes par les élites sociales, ne leur apparaissent pas évidents. Les enseignants s’adressent à des élèves qui sont là, pour ainsi dire, sans savoir ni pourquoi ni pour quoi faire. Ils ne partagent plus avec leurs élèves une vision unifiée de l’école. Par ailleurs, dans une société qui connaît une forte élévation du niveau de vie et de diplôme, les enseignants ne sont plus des élites sociales et des détenteurs exclusifs du savoir et se trouvent mis en concurrence avec des parents plus diplômés et avec de multiples sources de savoir légitime autres que l’école (journaux, revues spécialisées, sites Internet, etc.). Dans ce contexte, la sociologie s’intéresse à la manière dont les différents métiers de l’éducation et les différents groupes professionnels travaillent à préserver leur identité et leur autonomie professionnelle, notamment en les faisant reposer sur une forme d’expertise dans un domaine donné. Les recompositions des caractéristiques sociologiques des membres du groupe (embourgeoisement dans le cas des professeurs des écoles, moyennisation et renforcement de l’endogamie dans le cas des professeurs du secondaire) contribuent à faire évoluer l’identité (notamment syndicale et corporative) du groupe professionnel.

 

Les sciences politiques interrogent quant à elles les logiques proprement politiques de la fabrique des politiques scolaires : question scolaire au prisme des identités partisanes, réformes scolaires et calendriers électoraux, articulations plus ou moins souples de l’action politique aux différents échelons, du plus central au plus local, questions idéologiques. Qui fait les programmes scolaires ? Quels conflits d’acteurs influencent la fabrique des réformes scolaires ? Quelle est la place des syndicats enseignants dans les réformes scolaires et de quelle légitimité cet acteur bénéficie-t-il auprès des enseignants ? Comment la décentralisation, depuis le début des années 1980, a-t-elle transformé le fonctionnement des établissements scolaires et quelle est la place de cet échelon local dans la fabrique de l’école ?


Instruire ou former ?

 

Quatre définitions du public scolaire apparaissaient en général dans les débats des enseignants, qu’ils s’expriment dans les conversations ordinaires ou dans des rencontres plus formalisées comme l’atelier du groupe Travail de la Nuit Debout. Ces quatre définitions peuvent résumer à elles seules l’éclatement de la mission de l’école et sa difficulté à se poser comme une institution unifiée.

 

La première, la plus classique, est centrée sur la figure de l’élève. Cette figure peut être considérée comme représentative d’une vision traditionnelle de l’école secondaire élitiste dans laquelle l’enseignant transmettait à un élève, simple récepteur, de savoirs déjà constitués. Cette vision se met en place dans la première moitié du XIXè siècle, dans le cadre du lycée et de l’université napoléoniens. La composition, un exercice académique qui consiste à rédiger sur un sujet donné en s’appuyant sur des cours ou sur des citations de la littérature dite « classique », témoigne de cette forme d’enseignement qu’on peut considérer comme descendante.

 

La seconde est celle du citoyen. Le citoyen est un élève (il reçoit une formation qui lui est transmise), mais en plus de sa dimension culturelle, il possède une dimension politique : il est le produit de l’école républicaine telle qu’elle a été mise en place dans les années 1880 et qu’on surnomme l’école de Jules Ferry. Cette école (gratuite, obligatoire et laïque), qui s’adresse avant tout aux enfants de niveau primaire des classes populaires, qu’il s’agissait de scolariser massivement, ne visait pas seulement à instruire mais également à éduquer (à l’hygiène, à la morale, à la vie en société et à la patrie).

 

Notons que les deux premières figures, bien que complémentaires l’une de l’autre dans l’école dite « républicaine », peuvent entrer en conflit. Les enseignants du secondaire, plus proches de la première définition, peuvent ainsi mettre à distance leur rôle d’éducateurs, considérant qu’il revient plutôt aux familles, pour préserver leur rôle de transmetteurs. Ils placent alors l’instruction avant l’éducation. Au contraire, les professeurs des écoles, plus ou moins héritiers des instituteurs « hussards noirs de la République », sont plus ouverts à une vision de l’école qui relève de l’éducation.

 

La troisième définition est celle du futur salarié. Plus récente, elle découle de l’impératif fixé à l’école dans la seconde moitié du XXè s. de fournir à l’économie française une main d’œuvre suffisamment formée. Cette vision, évidente dans les séries technologiques et professionnelles, est réputée « envahir » aujourd’hui également les sections générales. Depuis la fin, au milieu des années 1970, de la croissance économique et l’entrée dans une économie de chômage structurel, l’école est devenue le lieu ou le futur salarié capitalise son employabilité. Elle est désormais sous l’injonction de donner à chacun un diplôme qui lui permette de travailler, de recevoir un salaire décent et de s’élever socialement. D’où la question que lui pose le sociologue Stéphane Beaud « « 80% au bac »... Et après ? ». Dans notre économie actuelle « de la connaissance », la concurrence scolaire qui accompagne la dévaluation des diplômes liée à leur plus grande diffusion, semble s’intensifier et donne lieu à des assouplissements importants du fonctionnement administratif de l’école qui font parler les chercheurs de « quasi-marché » scolaire.

 

Enfin, la dernière figure fait de l’élève un individu au sens d’une personne autonome. Issus de l’éducation nouvelle (qui s’adresse, dès la première moitié du XXè s. principalement à des enfants qui ne trouvent pas leur place dans l’institution scolaire, qu’ils relèvent de cas médicaux ou de situations sociales très difficiles) et des pédagogies nouvelles qui essaiment dans le sillage de Mai 68, certains insistent sur l’importance d’accorder plus de centralité à l’enfant, à sa créativité, à son épanouissement psychologique et à son bien-être. Il s’agit ainsi de l’émanciper en en faisant un individu autonome.

 

Notons que la première figure est la seule qui fasse de l’école un espace totalement autonome : c’est un espace dans lequel le magister (c’est l’étymologie latine de « maître »), titulaire d’une autorité institutionnelle fondée sur sa maîtrise d’un domaine du savoir, transmet, selon des règles proprement académiques, des savoirs académiquement légitimes. Toutes les autres figures du public scolaire tendent plus ou moins à encastrer l’école dans une fonction qui est extérieure à son simple rôle d’instruction: politique (la formation d’un citoyen), économique (la formation d’agents productifs), socio-politique (la formation d’individus accomplis et émancipés). Généralement, on appelle les tenants des deux premiers modèles (qui, historiquement, vont de pair), les « républicains », tandis que ceux du dernier modèle sont appelés les « pédagogues ».

 

Néanmoins, ces figures de l’élève sont toutes politisées. Les tenants du savoir « gratuit » (le savoir pour le savoir) sont taxés d’élitisme et de reproduction des inégalités scolaires parce que le modèle académique qu’ils défendent est lui-même le produit de la domination d’une partie de la société (la « bourgeoisie ») sur une autre. Les tenants de l’école républicaine sont accusés de formater les enfants pour en faire de braves petits défenseurs d’une idéologie peu questionnée. Les tenants de l’école productive sont accusés d’inféoder l’école aux logiques néolibérales et ceux de l’école émancipatrice d’en faire une école de l’élite sociale pour l’élite sociale, seule capable de tirer profit d’une (non-)forme scolaire qui requiert, pour produire des effets, une connivence initiale avec les savoirs culturels.

 

L’accusation d’individualisme est portée par les « républicains » (les tenants d’une école de la transmission qui soit aussi une école des valeurs) aux « pédagogues » (ceux qui mettent en avant l’autonomie de la personne), accusés de servir de cheval de Troie à la pénétration dans l’école des logiques économiques néolibérales. Pourtant, le modèle « républicain », par sa connexion avec l’école traditionnelle de la transmission, reste avant tout un modèle individualiste dans lequel la réussite scolaire repose, dans la tradition de la Révolution française, sur le mérite.

 

La coexistence au sein de la profession enseignante (et souvent chez un même individu) de l’ensemble de ces modèles s’explique notamment par la grande diversité des publics et des situations d’enseignement. S’il paraît facile d’appliquer le modèle républicain transmissif dans les lycées prestigieux de centre-ville, les préoccupations économiques s’imposent rapidement (précisément parce que le devenir socio-économique des individus est objet d’incertitude) dans les établissements les moins valorisés. De même, c’est dans ces établissements au public réputé « difficile » que s’imposent les pédagogies « de projet ».


L’échec comme horizon ?

 

De façon surprenante au regard de l’intitulé de l’atelier du groupe Travail de la Nuit Debout (« Le travail enseignant face aux réformes ») l’entrée dans la discussion s’était faite sur le témoignage d’un enseignant qui racontait, en cette période d’examens, les oraux qu’il avait fait passer toute une journée en SEGPA (sections d’enseignement général et professionnel adapté), qui « accueillent des élèves présentant des difficultés scolaires graves et persistantes auxquelles n'ont pu remédier les actions de prévention, d'aide et de soutien ».

 

L’enseignant racontait son désarroi d’entendre des filles qui adorent les enfants lui exposer leur orientation en commerce et des garçons qui voulaient faire jeux vidéo passer en électronique. Plus surprenant encore, une enseignante intervient, la voix tremblante d’émotion, pour raconter sa propre tristesse, dans ce qu’elle appelait un établissement relégué du XVIe arrondissement (« l’hypercentre, disait-elle, économique, social et éducatif ») , de voir ses élèves de seconde renoncer, au fur et à mesure de l’année scolaire, à leurs ambitions pour les adapter à leurs difficultés scolaires. De ces interventions surprenantes, l’une au regard du thème de l’atelier, l’autre de la situation géographique et socio-économique de l’établissement, ressort un élément fondamental du travail enseignant : celui-ci reste souvent une expérience de l’échec ou d’une réussite souvent acquise au prix de réajustement des ambitions du maître et des élèves. Ce réajustement des ambitions est d’autant plus douloureux qu’il ne touche pas seulement le modèle de la transmission mais aussi celui, plus « pédagogue », de l’émancipation personnelle, qui se heurte à la forme scolaire dans ce qu’elle a de plus disciplinaire et au rapport utilitaire au savoir des élèves. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’elle est une école des ambitions économiques et de la concurrence forcenée que l’école condamne ses élèves et ses enseignants à la souffrance ?

 

Les enseignants appellent tous de leur vœux une école de l’ambition (et non des ambitions) culturelle et pédagogique. La controverse professionnelle peut y contribuer, à condition de poser une question souvent laissée aveugle : celle de la formation des enseignants, qui tend à s’empêtrer dans les conflits entre pédagogies « traditionnelles » et « nouvelles » et hésite, sans réussir à les conjuguer véritablement, entre les contenus disciplinaires et les contenus qui relèvent davantage des sciences de l’éducation.


Pour approfondir :


Beaud S., 80% au bac… Et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.

Bourdieu P. et Passeron J.-C., La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.

Dubet G., Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.

Felouzis G. et al., Les marchés scolaires, Sociologie d’une politique publique d’éducation, Paris, PUF, 2013.

Geay B., Le syndicalisme enseignant, Paris, La Découverte, 2005.

Geay B., Profession instituteurs, mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil, 1999.

Lantheaume F. et Hélou C., La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant, Paris, PUF, 2008.

Périer P., Professeurs débutants, les épreuves de l’enseignement, Paris, PUF, 2014.

Prost A., Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation. Tome 4. L’école et la famille dans une société en mutation depuis 1930, Paris, Perrin, 2004.

Tanguy L. Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école. Le tournant politique des années 1980-2000 en France, Paris, La Dispute, 2016.

Van Zanten A., L’école de la périphérie, Paris, PUF, 2012 (2001).