Avec Jankélévitch, penser l’accompagnement médical vers la mort – et la préservation de la liberté face à l’inévitable.

Comme l’explique J.-P. Pierron dans l’introduction, cet ouvrage vise à cerner la spécificité éthique des soins palliatifs. Parce qu’ils ont une mission médicale paradoxale, accompagner le patient vers la mort alors que la médecine a pour but de tenter de prolonger la vie, ils requièrent d’être véritablement pensés pour ne pas être réduits à une pharmacologie de l’indolore. Comme l’écrit J.-P. Pierron, « prendre soin ce n’est pas nécessairement rajouter des jours à la vie mais de la vie aux jours. (…) le palliatif dans « soins palliatifs » ne signifi[e] ni pis-aller marquant l’échec du médical, ni facilité compassionnelle, ni fascination pour le morbide »   . Ces soins palliatifs, du fait de leur spécificité, ont une quadruple dimension anthropologique (la mort mobilisant des ressources rituelles et symboliques dans chaque culture), sociale (la société tend à essayer de pérenniser les affaires humaines), historique (les soins palliatifs sont la marque de notre époque – et pas d’une autre – de faire face à la mort) et éthique (la mort est depuis son origine une question philosophique, à la fois morale, existentielle et métaphysique).

 

La fin de vie à la lumière de la philosophie

 

La question de la mort, de la mienne, comme de celle de l’autre ou de l’anonyme, de ce qu’on peut essayer de savoir d’elle, avant, pendant et après, traverse l’œuvre de Jankélévitch, et en particulier son grand texte de 1966 La mort ainsi que le recueil d’entretiens Penser la mort ? (1994). L'ouvrage d'Elodie Lemoine et de J-P. Pierron rassemble divers articles qui montrent comment les questions que pose Jankélévitch à propos de la mort et de l’attitude à adopter lorsqu'elle concerne l'autre sont particulièrement importantes pour penser ce que doivent être les soins palliatifs. Médecins, philosophes et sociologues se nourrissent de cette pensée – et aussi souvent de celle d’E. Levinas   pour tenter de dégager les enjeux, les motivations et le cadre des soins palliatifs. Car comme le rappelle J.-P. Pierron, « si on a médicalisé la fin de vie, les questions que soulève cette dernière ne sont pas uniquement d’ordre médical »   . Alors que les découvertes techniques dans la seconde moitié du XXème siècle   ont rendu possible une médicalisation de la fin de vie, la question se pose de savoir si on doit « tout faire » ou s’il faut plutôt « bien faire », et à partir de quand se manifeste « l’acharnement thérapeutique », que le Code de déontologie médicale appelle « l’obstination déraisonnable ».

 

Dans un article centré sur le texte de Jankélévitch, E. Lemoine, insiste sur l’incertitude qui habite le cœur des soins palliatifs : « Quelle est l’évolution de la maladie ? Sur combien de temps ? Quelles en seront les conséquences sur les capacités de l’homme ? Qu’est-ce que signifie l’impossibilité pour le corps de guérir, de surpasser ce mal ? Qu’est-ce que l’incurable ?   . Le médecin qui sait, au moins approximativement, ce que son patient ignore, doit donc prendre soin non seulement d'un malade, mais également d'un être en souffrance spirituelle qui se sait sur le point de mourir. Dès lors, les questions du malade ne sont plus seulement d’ordre médical, mais métaphysique. Certes, tout homme sait qu’il est mortel, mais d’un savoir théorique qui ne le touche guère. Il ne prend conscience de sa mortalité, dans l'angoisse, qu’à l’approche imminente de sa mort. Ce thème longuement et souvent médité par Jankélévitch trouve donc dans les soins palliatifs toute son acuité.

 

Préserver la liberté face à l'inévitable

 

L’article de L. Barillas s’intéresse en particulier au paradoxe de Jankélévitch selon lequel « l’instant de la mort est toujours incertain et contingent tandis que la mort en tant que phénomène de la durée est inévitable et donc admise »   , c’est-à-dire finalement en ce que le continu de la vie est séparé par une discontinuité radicale, celle de la mort. A partir d’une analyse de la liberté chez Jankélévitch, et de ce qu’il thématise comme la « destinée » par opposition au « destin » dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux   , l’auteur montre que l’incertitude de la mort, le fait qu’on ne sache pas quand elle surviendra, est la condition de notre liberté et de notre pouvoir : « Si l’homme n’est pas maître de sa mort, s’il doit mourir, il est pourtant quasiment infiniment libre de faire ce qu’il veut du temps dont il dispose, sans savoir de combien il en dispose »   . Le cas du condamné à mort, a contrario, met en évidence l’absence de liberté : connaître l'échéance de sa propre finitude, à laquelle on ne peut pas échapper, même en pensée ou en projet, tue toute possibilité d’action. Dès lors, « les soins palliatifs sont ce qui rend la finitude supportable »   . Se sachant condamné à mort, le patient doit aux soins palliatifs d’ignorer quand, exactement, il mourra ; et à ce titre, il retrouve une part d’incertitude nécessaire à la préservation de sa (restreinte) liberté.

Plus généralement, l’auteur montre que « le problème des soins palliatifs, celui de la conversion du sens de l’instant en absurdité de la durée » est celui qui anime toute la philosophie morale de Jankélévitch. Par exemple, dans le Traité des vertus, celles-ci sont partagées entre vertus de l’intervalle (comme la patience ou la fidélité) qui à peine acquises deviennent mécaniques,  et vertus de point, qui à l'inverse ne se laissent jamais posséder, mais qu’il faut sans cesse répéter (comme le sacrifice ou la générosité). Il en va de même pour les soins palliatifs qui requièrent la liberté à l’œuvre dans chaque décision médicale : l’acte médical ne peut pas en fin de vie être systématiquement et mécaniquement reconduit, il doit être chaque fois soupesé et prendre un ensemble de facteurs en considération.

 

L’article de J.-P. Pierron reprend l’idée de Jankélévitch selon laquelle la mort « n’a rien de morbide puisqu’elle est ce qui tonalise une existence »   pour justifier la pertinence des soins palliatifs : « Les soins palliatifs, en faisant hospitalité à l’idée d’une quoddité/nécessité au fait de la mort, accueillent la vulnérabilité du vivant humain non comme un échec témoignant de l’impuissance du pouvoir médical mais comme le mémorial intense de celui qui sait le sérieux de l’existence »   . A ce titre, l’accompagnant dans les soins palliatifs, toujours soumis à l’incertitude, agit au sens de l’action chez Hannah. Arendt, c’est-à-dire qu’il ne fait ni « un travail, [ni] une œuvre. Il intègre l’imprévisibilité et l’irréversibilité au cœur de son agir renonçant à calquer l’action sur le registre de la production, en dépit des logiques de gestion désormais inhérentes aux industries de santé, observant que parfois, agir c’est aussi renoncer à “tout faire “ »   .

 

Quand l'humanité de l'autre n'est plus visible


Le texte d’A. Zielinski interroge les limites morales à notre liberté. Parce que le malade n’a parfois plus l’apparence d’un homme, l’auteur invite par l’exercice de variations imaginatives permettant « une vision du semblable au-delà de l’identifiable », à identifier l’autre comme humain. Se référant aux analyses de J.-P. Pierron   ,  elle oppose « la portée éthique de l’imagination » par laquelle on peut voir comme humain celui qui n’en a plus les traits ou l’apparence, à la « projection », qui consiste à attribuer à l’autre des affects ou des vécus qui ne sont que mes propres représentations. L'auteure s'intéresse également à des textes sur l’expérience concentrationnaire que des psychanalystes   analysent comme une « expérience limite » se caractérisant par une détresse absolue. A partir de là, elle met en évidence le double geste par lequel d’une part on est tenté de ne plus reconnaître l’humain en l’autre – voire de ne plus se reconnaître comme humain – et, d’autre part, la résistance de l’homme en détresse à cette déshumanisation. Elle en conclut, réfléchissant sur la pensée de Levinas, que l’obligation qui demeure à l’égard de l’autre, c’est de ne pas « se soustraire à ce qui demeure semblable, même au-delà des apparences, dans la commune appartenance à l’humain »   .

 

Le rapport au mourant

 

L’article de R. Aubry corrèle l’augmentation des savoirs et des techniques en médecine à celle de l’ignorance de la fin de vie. Il montre comment, l’ignorance du médecin qui le contraint à l'incertitude est déstabilisante, car il est devenu progressivement la figure incontournable à laquelle on a recours en face de la mort. Ainsi : « Plus les savoirs augmentent en médecine, plus l’incertitude est inacceptable. Face aux incroyables progrès de la médecine technique et scientifique en quelques décennies, notre société a facilité le glissement de l’espérance du champ religieux vers celui de la médecine et du médecin qui l’incarne »   . Se plaçant du point de vue du médecin, il montre comment son action face à la maladie du patient et son évolution le font douter, alors qu’un chirurgien, par exemple, suit sans sourciller, si on peut dire, une méthode ou un protocole, et que dans beaucoup de cas, le médecin n’a qu’à prescrire, au moins dans un premier temps, un traitement « standard » ou habituel dans le cas de la maladie diagnostiquée.

 

Le très bon texte de P. Vassal s’interroge sur l’obligation ou non de dire la vérité au patient. Dire la vérité est d’abord pour le médecin « respecter l’autonomie du patient dans sa capacité à décider, à gérer sa liberté, sa vie et son corps »   . C’est aussi et surtout permettre d’établir une relation de confiance entre le patient et son médecin et rendre possible un accompagnement de qualité. Dans une analyse minutieuse et passionnante, s’inspirant en autres de Levinas et Ricœur, l’auteur restitue les différentes étapes d’une relation de soin établie sur la confiance. Cette relation débute avec l’arrivée de la maladie et la demande de soin qui lui est conséquente. Cet être souffrant est l’autre, qui assigne ou interpelle le médecin en le mettant face à ses limites. C’est « la proximité avec le visage de l’autre qui interpelle le médecin »   . Cette relation « asymétrique », selon l’analyse lévinassienne, entre médecin et patient vise à rétablir le pouvoir-être du malade. Il ne s’agit pas d’une relation hiérarchique (le membre du « pouvoir » médical surplombant, plus hautain que haut, le patient), mais du modèle d’une relation éthique. Dans cette rencontre, le malade est reconnu par le médecin non comme objet mourant, mais comme sujet   auquel il promet un soin aussi long que le besoin s’en fera ressentir. Comme l’écrit l’auteur, « la relation médicale, par la rencontre et l’alliance qu’elle suscite, apporte une aide contre la vulnérabilité en redonnant « une capabilité   », au sens de Paul Ricœur, à la personne malade qui en est peu ou prou privée, de façon provisoire ou définitive. Le médecin est un soutien permettant à autrui de retrouver une « puissance d’agir » détruite par la souffrance »   .

 

Le texte très réussi de T. Châtel demande quel peut être le rôle de l’accompagnant dans la fin de vie. Il dresse pour cela un rapide panorama historique des institutions en charge d’accompagner les mourants ainsi que des problématiques qui légitimaient leur action. Si pendant longtemps en Occident la religion a eu en charge le soin des mourants, c’est qu’elle visait surtout à obtenir une confession, à administrer les derniers sacrements pour leur permettre un salut après la mort. Au XIXème siècle, c’est à la médecine que revient cette fonction. Mais si le médecin possède une relative compétence pour assurer le salut du corps du malade, il ne peut rien pour son âme. L’auteur relève que cette mutation dans la charge de l’accompagnement à la mort a mené à l’abandon et à l’exclusion des mourants (phénomène analysé par N. Elias), et à la « déspiritualisation de la fin de vie qui sera le socle plus tard, dans les années 1980, de la révolte des soins palliatifs »   . L’accompagnement devient alors dirigiste : le médecin commande au malade, trop fragile pour être autonome, en vue de son bien. Au tournant des années 2000, par l’intermédiaire de la psychanalyse, la responsabilité du patient retrouve une légitimité (face aux autres instances) dans son rapport à sa fin de vie, quels que soient ses élans de colère ou son inclination au renoncement. Dès lors, l’accompagnement, parce qu’il ne repose plus sur un savoir (comment mourir comme il faut) ni sur un objectif déterminé (lutter jusqu’au bout, ou accompagner dans le laisser partir), n’est plus un outil au service d’une fin, mais une expérience.

  

Quel contenu derrière la « fin de vie » ?

 

L’article de P. Baudry met en question la notion de « fin de vie » et ses présupposés. Il remarque que l’expression « fin de vie » est un euphémisme pour éviter le terme de mort, auquel se livrent de nombreuses cultures. Or l'idée d'une « fin de vie », « accrédite la représentation logique d’une finition : diminuant au mieux les atteintes subies par un individu au bord de sa limite. Une telle notion convertit l’idée de l’imite – un espace de transition – en la matérialité d’une ligne signifiant le seuil à franchir »   . Autrement dit, on aurait par cette notion l’idée que le malade « en fin de vie », destiné comme tous à la mort, se trouve à la dernière étape de son périple et qu’il faudrait l’aider à le finir   . Le rôle d'une telle notion serait donc de délimiter un temps, celui de la fin de vie, pendant lequel les patients et ceux qui l’accompagnent pourraient, dans la mesure du possible, se faire à l’idée de la mort prochaine du malade. Or ce n’est là qu’une des façons de concevoir ce moment de l’existence. P. Baudry évoque ainsi l’idée de Simmel selon qui la mort n’est pas l’après de la vie, pas plus que la vie n’est l’avant de la mort, mais la vie est toujours en tension avec la mort.

 

L’article de G. Chvetzoff, présentant des cas de fin de vie et des demandes d’euthanasie qu’elle analyse ensuite, questionne à la fois le lien entre cette demande d’euthanasie (indépendamment du fait qu’elle soit ou non suivie d’effets) et la volonté du patient de choisir sa fin – et donc, dans un certain sens, de rester ainsi vivant. L’auteure peut ainsi observer la représentation de la mort « idéale » telle qu’elle transparaît dans ces exemples.

 

 

Ce qui importe dans la pensée d’un philosophe, c’est moins ce qu’il a dit et pensé que ce qu’il permet de penser et de repenser plus profondément. C’est son esprit et non sa lettre. Cette prise en compte de la philosophie de Jankélévitch est le signe – si besoin en était – que cette pensée a et aura beaucoup à nous dire et à nous faire penser. Ce riche ouvrage, clair et éclairant, grâce à la diversité de ses points de vue, permet de comprendre en quoi les soins palliatifs s’avèrent problématiques dans la logique de la médecine traditionnelle et pourquoi leur mode d’être exige sans cesse d'être repensé.