Cette anthologie critique montre comment, sous l'influence d'Hoffmann, le romantisme français a établi un lien étroit entre musique et fantastique.

En 1822, Henri de Latouche, dont la carrière montre qu’il n’était pas à une supercherie littéraire près, publiait un roman intitulé Olivier Brusson. Adapté pour à la scène deux ans plus tard, avec Frédérick Lemaître en vedette, l’œuvre était en fait un plagiat éhonté de la nouvelle d’E.T.A. Hoffmann, Das Fraülein von Scuderi, parue en 1819 dans le recueil Die Serapionsbrüder. Pris à partie quelques années plus tard par Adolphe Loève-Veimars, le plus important sinon le tout premier des traducteurs français d’Hoffmann, Latouche se justifierait par le simple fait qu’en 1822, l’année de sa mort, l’écrivain allemand était totalement inconnu en France. En 1829 encore, Mame ne publiait-il pas la première version française de Die Elixiere der Teufels sous le nom de Karl Spindler, l’auteur aujourd’hui bien oublié du Bâtard et du Juif, deux romans que le même éditeur venait de lancer en France ? Mais en novembre de cette même année 1829 paraissaient les quatre premiers volumes des traductions de Loève-Veimars, presque aussitôt concurrencées par une traduction rivale, et Hoffmann connaissait aussitôt une vogue extraordinaire, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle allait dépasser celle qu’il connaissait dans son propre pays – destin qui fait songer, mutatis mutandis, à la fortune de Poe en France, par Baudelaire et Mallarmé interposés.

L’une des conséquences de cette vogue d’Hoffmann a été de mettre à la mode le mot « fantastique », que Jean-Jacques Ampère (fondateur de la littérature comparée en France) semble avoir été le premier à utiliser, dans un article de 1828, pour rendre le mot allemand Fantasiestücke. Employé surtout auparavant dans un sens assez proche du mot « chimérique », l’adjectif en vient rapidement à prendre des connotations hoffmannesques – quelque part entre inquiétante étrangeté et surnaturel – dont le titre de la Symphonie fantastique de Berlioz, créée en décembre 1830, offre l’un des premiers exemples. L’« idée fixe » qui poursuit le héros, le cauchemar qui le fait assister à sa propre exécution, le sabbat démoniaque sur lequel l’œuvre se termine étaient autant de clins d’œil aux nombreux lecteurs d’Hoffmann présents ce soir-là dans la salle du Conservatoire.

L’énorme succès d’Hoffmann en France s’est en effet reflété par une influence considérable sur la littérature et les arts de l’époque. En littérature, c’est le développement d’un genre, le conte fantastique, qu’Hoffmann certes n’a pas inventé – Cazotte, avec Le Diable amoureux (1772), et Beckford, avec Vathek (1782), en sont les deux grands précurseurs – mais auquel son œuvre donne une impulsion nouvelle. Théâtre, ballet, opéra – de Robert le diable (1831) à Coppélia (1870) – vivent à l’heure hoffmannienne, et lorsque Jules Barbier et Michel Carré donnent à l’Odéon, en 1851, leur « drame fantastique » Les Contes d’Hoffmann, qui met en scène Hoffmann lui-même (revu et corrigé par la légende) comme personnage de son œuvre, ils ne font que reprendre, avec un brio supplémentaire, une tradition bien vivace depuis le début des années 1830.

La réception française d’Hoffmann a donné lieu à de nombreux travaux universitaires depuis la thèse de Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant (1951) et celle d’Élisabeth Teichmann, La Fortune d’Hoffmann en France (1961). Stéphane Lelièvre a pris récemment la relève de ses grands devanciers, avec une thèse sur Musique et littérature dans l’œuvre de Hoffmann, soutenue en 2008 et actuellement en cours de publication chez Garnier. Il connaît donc le sujet aussi bien que personne aujourd’hui. Le livre qu’il vient de publier chez Aedam Musicae est à la fois un essai, admirablement documenté et référencé, et une anthologie de textes d’autant plus précieuse que certains sont difficiles d’accès. Une première partie, « Aux frontières du fantastique : récits étranges et merveilleux », s’ouvre avec l’Histoire du rêveur de George Sand, écrite en 1830 mais publiée pour la première fois, et de façon incomplète, en 1925. Elle se poursuit avec des nouvelles de Jules Janin (Hoffmann et Paganini, L’Homme vert), Théophile Gautier (La Cafetière, Le Nid de rossignols), Samuel-Henry Berthoud (Trois hommes : aventure allemande), Théophile de Ferrière (Brand-Sachs), pour se terminer avec le Carl (1843) de Sand, qui contrairement à l’Histoire du rêveur n’est pas seulement une curiosité mais un authentique chef-d’œuvre, dont Stéphane Lelièvre souligne à juste titre les aspects homoérotiques.

La deuxième partie, « Le fantastique noir », présente La Sonate du diable de Berthoud, Tobias Guarnerius de Charles Rabou, et surtout Les cygnes chantent en mourant, nouvelle parue en 1835 dans la Revue et gazette musicale de Paris sous le pseudonyme de Frédéric Mab. La nouvelle est fortement inspirée par « Rat Crespel » (sans titre en allemand, et connu principalement en français comme Le Violon de Crémone) et par Der goldne Topf (Le vase d’or) ; par ailleurs, certains éléments textuels précis permettent de supposer qu’elle a inspiré à son tour « Le chant d’Antonia », troisième acte du drame fantastique de Barbier et Carré (et de l’opéra-comique que Barbier en a tiré bien plus tard pour Offenbach). Mais qui peut donc bien se cacher derrière le pseudonyme « Frédéric Mab » ? Stéphane Lelièvre propose deux identifications possibles. La première, Jules Janin, peut paraître plausible ; la seconde, Berlioz, est plus fascinante. Mais il faudrait également se demander si Janin ou Berlioz est l’auteur des deux autres chroniques que « Frédéric Mab » a signées dans le même périodique en 1839 (dont une porte sur le problème de la notation et de la gravure musicale). On laissera les berlioziens trancher sur la question, s’ils ne l’ont déjà fait.

La dernière partie du livre, « La damnation des nouveaux Faust » (encore Berlioz !), comporte également trois textes : Les Deux Notes et Ugolino d’Aloysius Block, alias Raymond Brucker, et surtout La Femme au collier de velours d’Alexandre Dumas, pièce de résistance du livre. Parue en revue en 1849 et en volume en 1851, cette foisonnante « fantaisie » commence par évoquer le souvenir de Nodier, continue par une biographie d’Hoffmann, où la fiction se mélange habilement avec le vrai, et s’achève par un récit fantastique dont Hoffmann est le héros et le Paris révolutionnaire le cadre. La musique, thème central de l’ouvrage de Stéphane Lelièvre, n’en est pas absente, puisque l’héroïne, prénommée Arsène, telle l’héroïne de la comédie-féerie de Favart, est une chanteuse d’opéra.

Comme on le voit, le volume réunit des auteurs peu connus, à l'exception de Dumas, de Gautier et de Sand, qui sont d'ailleurs présents par des œuvres elles-mêmes assez peu fréquentées. Si les Français se haussent rarement à la hauteur d'Hoffmann lui-même, la confrontation de ces imitations n'est pas moins instructive et permet de mieux comprendre tout un pan de l'imaginaire romantique.