Au début de l’année 2016, les éditions LeTripode ont réédité plusieurs livres majeurs de l’écrivain Jacques Abeille, dont deux ouvrages qui présentent son œuvre.

 

Entrer dans les récits de Jacques Abeille, c’est découvrir un de ces mondes dont l’imagination poétique déroute et dépayse. De roman en roman, rêveur éveillé et grand prosateur, il a inventé des pays et des voix pour les dire. Même s’il est parfois rapproché d’écrivains tels que Gracq, Mandiargues, Jünger (pour les Falaises de marbre) ou encore Tolkien et Mervyn Peake, Abeille ne se prête pas aisément aux comparaisons. Restée peu connue du grand public, son œuvre a pourtant su se trouver avec le temps, au cours d’un périple éditorial épique, un lectorat passionné.

 

Les Jardins statutaires, naissance d'une mythologie

 

Parmi les rééditions, on trouve Les Jardins statuaires, son roman inaugural du Cycle des Contrées, achevé à la fin des années 1970, qui a été comme frappé d’infortune pendant plus de trente ans. Remarqué par Gracq puis égaré, il est retenu par des éditeurs en faillite puis édité par Flammarion en 1982, avant que ne prenne feu leur entrepôt. Il est republié en 2004 par Joëlle Losfeld, dans le silence. Le livre n’a vraiment eu sa chance qu’à partir de sa réédition en 2010 par deux jeunes éditeurs, Frédéric Martin et Benoît Virot.  Tout à la fois roman d’aventure, conte initiatique et récit poétique, ce texte présente la quête fabuleuse d’un voyageur inconnu parti à la découverte d’un pays singulier : celui des Jardins statuaires où les hommes dédient leur vie à la culture ancestrale des statues. Explorant peu à peu cette société aux coutumes mystérieuses, divisée en domaines où s’élèvent des foules de statues, le héros est bientôt confronté à la « monstrueuse divinité » de la pierre, dont la croissance, parfois immaîtrisable, peut enfanter des doubles des vivants, et devient ainsi une menace fatidique. Mû par une rencontre amoureuse ainsi que par le désir de découvrir et de témoigner, le voyageur va malgré lui bouleverser l’ordre d’un monde enraciné dans des traditions mystérieuses, poétiques et cruelles. Construit à travers une quête initiatique, cette fiction est aussi une riche métaphore de la création artistique. Les hommes des Jardins tâchent de contrôler et prolonger l’élan de la pierre qui pousse du sol. Au fil du texte se dessine un plaidoyer pour l’imaginaire de l’inspiration. 

 

Après ce premier roman, nombre de récits (dont Le Veilleur du jour, Les Barbares, Les Voyages du fils, Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre) ont peu à peu dévoilé, sous la plume de divers narrateurs, les multiples facettes du monde des Contrées (dont les Jardins statuaires ne sont qu’une région). Ce monde est mis en question à travers le regard de voyageurs ou l’altérité des « Barbares » qui le hantent. Par une écriture où se mêlent le ton du conte, celui de l’ethnographie et l’expression d’un érotisme tendre ou cru, Abeille a développé toute une mythologie – avec jardiniers et aubergistes, bûcherons et charbonniers, amants et voyeurs, cavaliers ou cavalières des Steppes et témoins littéraires.

 

« écrire c'est dessiner »

 

À ceux qui entreprennent de découvrir l’univers fictionnel de Jacques Abeille, l’ouvrage d’Eric Darsan, Le Monde des Contrées peut fournir des repères utiles. Il y livre une présentation claire de chaque récit du cycle romanesque et fait ressortir certains thèmes majeurs des textes. Mais ce livre, au format d’un album, a également une dimension graphique : vingt sérigraphies y sont reproduites qui illustrent le roman Les Jardins statuaires. Réalisées par le collectif « les 400 coups », ces créations interprètent, dans des styles variés, certains motifs importants du récit phare de Jacques Abeille : la croissance discrète ou monstrueuse de la pierre ; le mystère qui environne les femmes et le rôle qu’on leur réserve ; l’énigme de lieux symboliques comme le Gouffre vers lequel le héros devra fuir. Cette initiative pour illustrer l’œuvre d’Abeille prolonge, dans un registre différent, la démarche de François Schuiten : en effet, nombre de livres du Cycle des Contrées sont déjà accompagnés de quelques illustrations de l’auteur des Cités obscures et les deux artistes ont ensembleco-signé le roman graphique Les Mers perdues, rencontre passionnante de deux imaginaires convergeant vers un lieu de légende. La connivence entre la prose d’Abeille et les arts plastiques (que l’auteur a lui-même enseignés) n’est sans doute pas étrangère au fait que pour lui, « écrire c’est dessiner »   .

 

Une richesse interprétative

 

Même si les récits d’Abeille peuvent être abordés sous l’angle du simple plaisir de lire, nul doute que l’on gagne à les interpréter en explorant leur héritage littéraire, leurs thèmes et leur langue même. Il faut mentionner à ce titre (parmi les ouvrages qui viennent de paraître en lien avec l’écrivain) Le Dépossédé. Territoires de Jacques Abeille, un livre issu de la première journée d’étude entièrement consacrée à Jacques Abeille. Organisée par Arnaud Laimé et l’Université Paris 8, celle-ci eut lieu en 2014, à la Maison de la Poésie. Le volume se constitue en trois parties. La première interroge les origines du Cycle des Contrées – on y trouve notamment une analyse intéressante de Pierre Vilar qui examine les fondements surréalistes de l’œuvre. La deuxième partie présente plusieurs études qui visent à éclairer la structure mais aussi des thèmes essentiels du Cycle des Contrées. Dans la troisième partie, trois contributions abordent les liens entre l’art et l’écriture   et les questions de l’absence et du manque, considérées comme « la matrice de l’ensemble de l’œuvre »   . Ainsi, dans Le Dépossédé, les différents auteurs de l’ouvrage posent des bases de réflexion sur les textes d’Abeille ; ils s’efforcent pour la plupart d’adresser leurs investigations à un public non spécialisé. Cela est d’autant plus souhaitable que la prose d’Abeille, pour recherchée qu’elle soit, appelle des lecteurs d’horizons bien divers.

 

Les nombreuses parutions de ce début d’année 2016 sont donc autant d’invitations à la (re)découverte de fictions qui n’offrent pas seulement une évasion dans un univers inventé. Elle sont aussi l’occasion de réfléchir dans le miroir déformant de cet espace imaginaire certaines des questions qui hantent nos sociétés, comme le rapport à la tradition et au désir, les liens entre nature et culture, la quête d’identité, la notion de Barbarie ou encore les séparations présentes dans l’ordre social. Chez Jacques Abeille, la langue française, avec son héritage classique (que révèlent une rare maîtrise de la syntaxe, une expression attachée à la mesure, à la précision), est redéployée pour conter un monde intemporel, échappant en grande partie à nos référents culturels et rejoignant souvent la logique ou l’atmosphère du rêve. À une époque où l’actualité donne souvent lieu à toutes sortes de réductions du langage et à des affects confus, on ne peut que saluer une littérature dont la qualité première peut être à nos yeux son inactualité même. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’œuvre d’Abeille que d’entrer en écho avec des imaginaires comme ceux de Gracq, de Borges et parfois même de Kafka : des auteurs, aussi divers soient-ils, dont la grandeur consiste pour une bonne part à déplacer, élargir notre regard sur le monde, ou (pour le dire autrement) à exiler notre langage

 

  

Jacques Abeille

Les Jardins statutaires

Le Tripode, mars 2016

320 p., 23 euros

 

 

 

 

 

Eric Darsan, Collectif l’Atelier du Bourg

Le Monde des contrées

Le Tripode, mars 2016

64 p., 7 euros

 

 

 

 

   

Arnaud Laimé et collectif, Jacques Abeille

Le Dépossédé – Territoires de Jacques Abeille

Le Tripode, mars 2016

280 p., 25 euros