Une biographie bienvenue qui replace le personnage dans sa complexité.

« Robespierre a la mâchoire arrachée par un coup de pistolet dont nul ne saura jamais s’il s’agit d’une tentative de suicide ou du tir du gendarme Méda ou Merda »   . Les lacunes des sources exprimées ici sur cet événement majeur précédant l’exécution de Robespierre révèlent les doutes subsistant sur ce personnage. En effet, la certitude et la brutalité avec lesquelles sont assénées certaines « vérités » contrastent avec l’absence ou les limites des documents à notre disposition. Pour l’auteur, ces sources sont peu nombreuses et parfaitement connues, il est donc impossible d’accéder pleinement au personnage. Certes, en entamant un ouvrage de Jean-Clément Martin, on ne s’attend pas à un propos simple et encore moins simpliste, mais le Robespierre présenté contraste par sa complexité avec la certitude de certains jugements portés sur l’homme depuis plus de deux siècles. Il ne s’agit pas d’une énième biographie – celle d’Hervé Leuwers   , citée à de nombreuses reprises, constitue une parfaite synthèse répondant aux canons du genre – mais d’une mise en perspective. L’historien replace Robespierre parmi les autres révolutionnaires, vis-à-vis desquels il ne fut ni meilleur ni pire. Et surtout, il montre à quel point notre vision de l’homme découle du personnage fabriqué par les Thermidoriens. Ces derniers, dès le lendemain de sa mort, se sont appliqués à en faire l’incarnation d’un système qui par conséquent disparaissait avec lui et faisait oublier leurs propres responsabilités.

 

Un révolutionnaire parmi les autres

 

Tout au long de l’ouvrage, Jean-Clément Martin s’applique à montrer que Robespierre n’avait rien de remarquable : « Nous ne l’avons jamais considéré comme un être exceptionnel »   .  À aucun moment, l’auteur ne bascule dans la pseudo-psychanalyse. Face à ceux qui voyaient dans son statut d’orphelin à l’âge de six ans, son manque d’appétence sexuelle ou sa réussite scolaire, l’explication de « sa dérive », il rappelle qu’il était courant d’être orphelin au XVIIIe siècle, que Marat n’a eu son premier rapport qu’à 21 ans, que Fouché et Billaud-Varenne ont été de brillants étudiants, et que si Robespierre est devenu avocat à 23 ans, Barère l’était à 20 et Barnave à 21. Robespierre n’avait donc rien de remarquable par rapport à ses compagnons ou adversaires. L’historien n’hésite pas non plus à en faire un homme politique banal : « Il n’a pas eu non plus la virtuosité politique des Barère, Vadier, Carnot ou Fouché »   . Ainsi en 1789, il ne disposait pas de l’audience de Marat et Danton, puis, en 1790, il demeurait moins connu que Barnave et Mirabeau. Ce n’est qu’en 1791 qu’il arriva sur le devant de la scène.

Il fallut attendre son retour dans la capitale pour le voir prendre la tête des Jacobins en novembre 1791, mais là encore il ne parvint pas à s’opposer au clan prônant la guerre incarné par Brissot, Buzot et Roland. En août 1793, il était à la fois à la tête des Jacobins, de la Convention et membre du Comité de salut public, dont il ne faisait jusqu’alors pas parti.

Le Robespierre de 1793-1794 brille par ses contradictions. Ainsi, il s’opposa à Billaud-Varenne qui voulait que 73 Girondins ayant protesté contre les événements du 2 juin soient exécutés, mais accepta que les 22 Girondins les plus contestés, Marie-Antoinette et Olympe de Gouges passent devant le Tribunal révolutionnaire. Cette démarche difficilement explicable fut d’ailleurs utilisée contre lui en juin et juillet 1794 pour le dénoncer comme contre-révolutionnaire. Pourtant, en 1794, il s’enfonça dans une « spirale ininterrompue de dénonciations »    contre Hérault de Seychelles, Tallien, Fouché, Danton et Desmoulins. Bien sûr, il engagea la Révolution dans une impasse, mais il ne fut pas le seul. S’il demanda des épurations aux Jacobins, censura les discours de Tallien et accapara peu à peu les pouvoirs, la fameuse loi baptisée par l’historiographie comme « loi de la Grande Terreur » du 10 juin a été proposée par Couthon.

 

Un moteur et une victime de la violence révolutionnaire

 

Jean-Clément Martin revient avec précision sur les derniers mois de l’incorruptible. Deux camps se formèrent peu à peu : si Saint-Just, Le Bas, Couthon et Augustin Robespierre apparaissaient comme ses plus fidèles soutiens, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne et Carnot devinrent ses plus virulents adversaires. Robespierre joua un rôle de premier plan dans les nombreuses exécutions : 1 400 personnes furent exécutées entre le 14 juin et le 27 juillet. Mais si Vadier et Barère portent une grande part de responsabilité, la « nausée de l’échafaud » se propageant dans l’opinion fut imputée au seul Robespierre  

L’historien dépeint les deux journées des 27 et 28 juillet, pour lesquelles il n’hésite pas à parler de « véritable piège »   . La panthéonisation de Bara et Viala prévue pour le 28 juillet fit craindre à ses opposants une prise définitive du pouvoir. Durant la séance à l’Assemblée, Collot et Tallien armé d’un couteau l’empêchèrent de parler. Arrêté avec les quatre membres majeurs de son camp, l’auteur décrit alors une lente agonie pour ces hommes : suicide de Le Bas, Augustin et Couthon blessés, Robespierre avec la mâchoire arrachée ; seul Saint-Just resta indemne. Ce tableau contraste avec les manifestations d’allégresse accompagnant l’exécution des 22 robespierristes le 28 juillet.

 

Du révolutionnaire au monstre

 

« Thermidor n’a entraîné que la mort de l’homme-Robespierre. Son personnage est, quant à lui, encore vivant pendant au moins six mois »   . L’intelligence des Thermidoriens, voire leur « génie » pour reprendre les termes de l’auteur   , fut d’utiliser cet événement pour clôturer la période baptisée a posteriori la Terreur. L’expression « système de la Terreur » fut d’ailleurs employée pour la première fois par Tallien. Pourtant, le lendemain de sa mort, 71 personnes furent guillotinées.

Le cas Carrier illustre parfaitement la stratégie des Thermidoriens. Les actions de ce dernier à Nantes furent connues de l’opinion peu après les événements de Thermidor. La propagande en fit un épigone de Robespierre bien que les deux hommes aient voulu la mort de l’autre. En chargeant Carrier et en l’associant au « tyran », Fouché, Tallien et Barras offrirent un bouc-émissaire à l’opinion et passèrent ainsi sous silence leur répression de Lyon, Bordeaux et Marseille. Jean-Clément Martin relève une fois de plus une falsification ubuesque : « se noue ainsi, et ce jusqu’à aujourd’hui, ce lien inattendu et incompréhensible en bonne logique, entre Robespierre et Carrier à propos de Nantes et de la Vendée »   . Les accusations les plus irréalistes proliférèrent dans ce contexte de condamnation unanime : Robespierre aurait autorisé des tanneries de peaux humaines et participé à des orgies cannibales   .

Jean-Clément Martin s’est fixé comme objectif majeur de montrer comment les Thermidoriens ont construit l’image du monstre. Mais, il aurait été bon d’expliquer pourquoi cette représentation a prospéré et comment les penseurs du XXe siècle ont encore pu se focaliser sur cet homme, puis résumer la violence révolutionnaire à sa personne. Si Hannah Arendt est évoquée aux pages 329-330, et bien sûr contestée, les ouvrages de James M. Eagan et Alfred Cobban auraient permis d’approfondir la réflexion   .

 

Lire Jean-Clément Martin est toujours un plaisir. Une fois de plus, il montre la complexité de l’histoire de la Révolution française, nous amène à réfléchir sur notre obsession à découper l’histoire en « tranches » et sur la place de l’homme dans l’histoire et la nature d’un événement. Cet ouvrage n’est aucun cas une défense de Robespierre. Ce dernier a bel et bien joué un rôle crucial dans les événements de 1793-1794.  À aucun moment, il n’est dit que l’homme a été emporté par le tourbillon révolutionnaire. Mais il ressort bien que nous nous sommes louvoyés dans la vision offerte par les Thermidoriens. Combien de nos ouvrages, de nos cours   s’arrêtent au 10 thermidor pour reprendre au 18 Brumaire. C’est malheureusement ici tomber dans un piège : si Napoléon a construit sa légende, Robespierre l’a subie   .  Il s’agit donc bel et bien d’un travail d’historien qui nuance, avance avec prudence, avoue son incapacité à se prononcer sur certains faits par manque de sources et ne tombe jamais dans le jugement péremptoire. Cette histoire contraste avec la vision manichéenne proposée par certains faisant de Robespierre le « bourreau de la Vendée » comme l’avait fait Franck Ferrand sur France 3 en 2012 et Europe 1   . Malheureusement, la mode est aux scandales et aux raccourcis. Il y a peu de chances que cet ouvrage seul suffise à faire tomber l’image simpliste d’une Terreur personnifiée par le seul Robespierre.